1 «Notre Père qui es aux cieux» Mt 23,8-12 Mais vous, ne vous faites pas appeler Rabbi ; car un seul est votre maître, et vous, vous êtes tous frères. Et n'appelez personne sur la terre «père», car un seul est votre père, le Père céleste. Ne vous faites pas appeler docteurs, car un seul est votre docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Qui s'élèvera sera abaissé, et qui s'abaissera sera élevé. Pour ce cycle de prédications sur le «Notre Père» je voudrais commencer par trois remarques à propos de la prière en général. Premièrement, il est bon de nous rappeler le sens premier du mot «prière». La racine latine du mot «prière», on la retrouve dans le mot «précarité». Prier c est reconnaître en soi-même une précarité, une pauvreté, un manque. C est cela qui nous pousse à nous tourner vers un autre pour lui demander ce qui est nécessaire à notre vie. Si nous disposions en nous-mêmes de ce qui est nécessaire à notre vie, nous n aurions pas besoin de le demander, et par conséquent nous ne prierions pas. Si l on se considère en état de suffisance, alors on ne prie pas. Il paraît que les dernières paroles de Luther sur son lit de mort on été : «En vérité, nous sommes des mendiants». Eh bien, cela nous permet de toucher à l essence même de l expérience de la prière : prier, c est reconnaître que nous sommes des «mendiants de Dieu». Deuxième remarque : si nous pouvons prier, c est parce que nous héritons de mots qui nous permettent d exprimer notre prière. C est vrai en particulier pour la prière chrétienne : nous ne prions pas à partir de nous-mêmes, à partir de nos pensées, à partir de nos désirs, mais nous prions en nous appuyant sur des mots que nous avons reçus, qui nous ont été transmis et qui, par conséquent, nous précèdent. Le réservoir de mots qui alimente notre prière de chrétiens, c est bien sur la Bible, dans toute la diversité et la richesse de ses textes. Luther, encore lui, recommandait aux croyants, avant de commencer à formuler leur prière personnelle, d utiliser «un chapitre de l Écriture à la manière d un briquet pour embraser son cœur.» C est important, je crois, pour la vie spirituelle du chrétien, d articuler prière et lecture de la Bible. Et c est ma troisième remarque : la lecture de la Bible sans la prière peut se transformer en pur exercice intellectuel détaché de toute expérience, de toute problématique existentielle : or la prière est justement ce qui nous permet de lire la Bible en y engageant notre propre existence. A l inverse, prier sans lire la Bible c est courir le risque de tomber dans le vide de ses propres pensées, de tourner en rond à l intérieur de soi-même, voire de s idolâtrer soimême : à ce moment la prière se gonfle d orgueil, ou alors au contraire elle s étiole, s assèche, se tarit, parce qu elle est coupée de sa source. Je conseille à toutes celles et tous ceux qui se préoccupent de leur vie spirituelle de s organiser pour aménager des temps et des lieux où prière et lecture de la Bible peuvent s articuler, se nourrir, se féconder l une l autre. Bien sûr c est ce qui se passe dans le cadre du culte, de manière communautaire, et cet aspect de la vie spirituelle est absolument essentiel. Mais c est aussi quelque chose dont il est bon de se préoccuper au quotidien dans sa vie personnelle. Venons-en maintenant au cœur du sujet : parmi les nombreuses paroles bibliques susceptibles de nourrir et de guider notre prière, il y a la prière de Jésus qui va nous occuper ce matin et les
2 sept dimanches suivants le «Notre Père». Deux précisions s imposent avant d aller plus loin. D abord la version du «Notre Père» que nous utilisons dans le cadre cultuel, curieusement, n est pas biblique! Dans sa version biblique originale, cette prière de Jésus se trouve dans deux évangiles (Matthieu et Luc), avec des petites différences, des nuances, des variantes. Le «Notre Père» liturgique, celui que nous avons appris au catéchisme et que nous disons le dimanche, est une combinaison de ces deux versions. J y reviendrai au fur et à mesure de mes commentaires pendant ce cycle de prédications, notamment parce qu il y a des difficultés de traduction, des formulations maladroites qui parfois font commettre des contresens à propos de telle ou telle expression. Je tâcherai, dimanche après dimanche, de redire les choses pour clarifier et si possible lever certains malentendus, certaines confusions qui peuvent s avérer dommageables pour la vie spirituelle de chacun. Seconde précision : la version liturgique du «Notre Père» que nous utilisons aujourd hui est une version œcuménique qui a été mise au point en 1966, dans le souci de rassembler dans une formulation commune toutes les familles chrétiennes (catholiques, protestantes et orthodoxes). Cela continue de faire débat dans certaines Eglises : par exemple les orthodoxes trouvent que cette traduction a décidément trop de défauts et en général ils ne l utilisent pas ; les protestants évangéliques, pour la plupart, refusent d utiliser une version liturgique qui ne soit pas strictement biblique. Je ne vais, pour ma part, pas rentrer dans ce débat : il se trouve que dans les Eglises luthéro-réformées nous utilisons cette version œcuménique. Quels que puissent être ses défauts, c est celle que nous connaissons tous par cœur et qui charpente notre vie spirituelle. Mon objectif n est pas de changer la pratique ordinaire, mais plus modestement d en redire le sens. Il est tout à fait possible selon moi de continuer à utiliser la version habituelle du «Notre Père» sans s attacher de manière trop rigide à la lettre de ses formulations. C est l esprit qui importe, en définitive. Et maintenant que toutes ces remarques préalables ont été faites, venons-en à «Notre Père qui es aux cieux». Dans cette introduction de la prière de Jésus, il y a trois éléments qui s articulent : «notre», «Père» et «qui es aux cieux». Je vais commenter ces trois éléments l un après l autre. Commençons par le mot «Père». La prière de Jésus ne s adresse pas à n importe qui, elle s adresse au Père. A la suite de Jésus, nous sommes invités à notre tour à nous placer en position filiale vis-à-vis de Dieu. L apôtre Paul a magnifiquement évoqué cette condition filiale des croyants dans sa lettre aux Romains : «Vous n avez pas reçu un esprit d esclavage qui ramène à la crainte, mais vous avez reçu un Esprit d adoption filiale par lequel nous crions : Abba! Père!» (Rm 8,15). Nous appelons Dieu du nom de «Père» comme la marque d une reconnaissance : de même que Dieu nous reconnaît comme ses enfants, de même nous le reconnaissons comme notre Père. La relation qui s instaure entre Dieu et nous est dès lors basée sur la reconnaissance mutuelle et sur la confiance. Quand nous appelons Dieu notre Père, quand nous le prions en l invoquant comme Père, nous nous plaçons vis-àvis de lui dans une relation de libre confiance, qui n a rien à voir ni avec la crainte ni avec la contrainte. Mais il y a une deuxième chose à relever à propos de ce nom de «Père» : quand nous reconnaissons Dieu comme notre Père, nous renonçons de fait à prétendre occuper nousmêmes cette place du Père. C est tout le sens de la parole de Jésus que nous avons entendue tout à l heure : «N appelez personne sur la terre père, car un seul est votre Père, le Père
3 céleste». Cela signifie que la place ultime, la place dernière ne nous appartient pas et n appartient à personne en ce monde. Aucune être humain ne peut revendiquer d être le Père, c est-à-dire l origine, la source, le fondement ultime de l existence. Personne ni homme ni femme, ni papa ni maman, ni médecin ni pasteur, ni politique ni économiste, ni institution ni pouvoir d aucune sorte ne peut prétendre détenir la Parole ultime qui fait autorité pour quelqu un. Cette parole d autorité ultime, seul le Père peut la prononcer. La place de l origine n appartient qu à Dieu, et cela rejoint le principe réformé du Soli Deo gloria : «A Dieu seul la gloire». Aucun être humain n a le droit de dire à un autre : «Je suis l absolu pour toi, tu es intégralement déterminé par les paroles que je prononce sur toi ou à ton sujet». Prier Dieu en l invoquant du nom de Père, c est reconnaître que lui seul peut prononcer l ultime Parole sur nos existences. En reconnaissant l autorité dernière du Père sur nous, nous recevons la liberté de contester les pouvoirs de ce monde qui prétendent régner sur nous de manière absolue. Par exemple, dans la Russie soviétique, Staline était appelé «père du peuple». Le propre du stalinisme était de revendiquer le contrôle total non seulement sur la population mais encore sur la totalité de ce qui constitue un individu : son travail, ses biens, son corps et même ses pensées. Le «soviétique modèle» devait se dévouer littéralement corps et âme au «père du peuple». Eh bien, tous les chrétiens qui ont prié le «Notre Père» en URSS ont accompli, de ce fait même, un acte de résistance spirituelle face à un pouvoir qui réclamait l adoration totale. De même, aujourd hui, quand nous prions le «Notre Père», par le seul fait de prononcer ces mots avec foi, nous critiquons la prétention d un certain nombre de pouvoirs, par exemple le pouvoir économique et financier, à régenter de manière absolue nos existences. En disant «Notre Père qui es aux cieux», nous refusons d être réduits à des forces de production ou a des petits soldats de la consommation. Un dernier exemple : dans une famille, quand un des parents ou encore un des enfants réclame la place ultime, soumet les autres à sa seule volonté, à ses caprices, à ses violences, là encore le «Notre Père» s offre comme un espace de liberté intérieure qui peut donner du courage et de la force pour faire face, pour dire son désaccord, pour assumer un écart, afin de mettre un terme à une revendication abusive et destructrice. Au passage, je signale à tous les papas qui sot là ce matin qu ils ne sont pas «Dieu le Père» pour leurs enfants! Je le signale aussi, d ailleurs, à toutes les mamans, car elles aussi ont besoin de s entendre dire qu elle ne sont pas «Dieu» pour leurs petits chéris Faisons maintenant un pas de plus, en prolongeant la réflexion avec le mot «notre». Il s agit bien d un pluriel, ce qui fait que même si je prie seul le «Notre Père», en réalité je ne suis pas seul car je suis relié à toutes celles et tous ceux qui le prient, qui l ont prié ou qui le prieront à travers le temps et l espace. «Notre Père» et pas «mon Père» : la prière s offre à moi comme un espace de fraternité et de communion. Je prends place dans plus grand que moi, je suis en relation avec l ensemble de mes sœurs et de mes frères de par le monde et à travers l histoire. C est là encore ce que disait Jésus dans le passage de Matthieu entendu tout à l heure : «Ne vous faites pas appeler Rabbi ; car un seul est votre maître et vous êtes tous frères». Nommer Dieu comme Père et le prier en tant que tel, c est cela qui nous ouvre à la fraternité, dans la mesure où nous renonçons, les uns les autres, à occuper la place du Père. Parce qu aucun d entre nous n est le Père, parce que tous nous acceptons de nous confronter à cette limite, alors nous sommes tous frères (et sœurs!). Nous ne pouvons vivre une fraternité
4 authentique que si nous nous reconnaissons les uns les autres au bénéfice d un même don, d une même Parole, d une même grâce, d une même adoption filiale. Et cela a deux conséquences. La première c est que cela nous oblige dans notre vie quotidienne, notre famille, notre travail, nos engagements, à veiller à ne pas usurper une place qui n est pas la nôtre. Toutes les situations de violence et de conflit viennent de ce que quelqu un, à un moment donné, est placé ou se place lui-même à une place qui n est pas la sienne. Ne recherchons pas la place du Père, cette première place, cette place de l origine, elle ne nous appartient pas. En tant que peuple de frères et de sœurs, nous sommes rassemblés autour d une place qui doit rester vide, inoccupée. Elle ne revient qu au Père céleste et à lui seul. La fraternité se pervertit en fratricide dès lors que quelqu un tente d occuper cette place vide en disant «le Père c est moi». Seconde conséquence : quand nous sommes dans l épreuve et qu un sentiment de solitude terrible s empare de nous au point d augmenter nos souffrances et nos détresses, prier «notre Père» est une attestation que nous ne sommes pas seuls. Quoi que nous pensions, quoi que nous redoutions, nous faisons partie de la famille des enfants de Dieu et rien ne peut nous exclure de cette communion fraternelle. C est une source de consolation et d encouragement qui en a porté plus d un à travers les âges. Prier le «notre Père» c est, de fait, être relié aux autres, à plus grand que soi. Quand bien même nous disparaîtrions, le lien, lui, ne disparaît pas. La communion fraternelle nous assure que nous avons toujours une place avec notre nom marqué dessus. Et maintenant, pour conclure, je voudrais évoquer le dernier élément : «qui es aux cieux». Quand j étais pasteur débutant, un homme s était présenté à moi comme athée et m avait dit, sur le ton de la provocation et en croyant me choquer, que lorsque Gagarine avait fait son tour dans l espace il n y avait pas vu Dieu, ce qui était la preuve irréfutable de son inexistence. Je lui avais répondu qu il fallait être bien naïf pour croire que Dieu était physiquement «dans le ciel», et que les chrétiens le savaient depuis longtemps, sans avoir eu besoin de monter dans un spoutnik pour aller gratter la stratosphère! Blague à part, quand nous disons que le Père est «aux cieux», il est évident qu il s agit d une représentation symbolique, spirituelle. C est une manière de dire que Dieu est invisible, qu il nous échappe, qu il est radicalement Autre que tout ce que nous pouvons savoir ou imaginer. Dieu n est pas à notre disposition et nous ne pouvons pas instrumentaliser son Nom pour servir nos désirs, nos idéaux, nos projets, nos idolâtries. Nous ne pouvons pas mettre la main sur le Père. C est lui qui nous tient dans sa main! Il nous tient dans sa main avec douceur, comme on tient un oiseau blessé : en prenant soin de ne pas l écraser, en le protégeant, le réchauffant, le rassurant, le nourrissant, jusqu à ce qu il retrouve la force de s envoler Saint Augustin écrit quelque part que le ciel se trouve dans le cœur de l être humain, dans l intime de l intime. Lorsque je prie «Notre Père qui es aux cieux», je laisse exister au cœur de moi-même une part Autre, une part qui m échappe et sur laquelle je n ai pas de prise. Je deviens ouvert à ce qui n est pas de moi et qui pourtant peut venir me rencontrer au plus intime, là où je ne le soupçonnais même pas. Prier «Notre Père qui es aux cieux», c est s ouvrir à la présence de ce Dieu à la fois invisible et familier, que nous cherchons parce qu il nous a cherchés le premier, que nous aimons parce qu il nous a aimés le premier.
5 Et nous pouvons alors compléter ce que j ai dit au début de cette prédication : nous sommes des mendiants de Dieu. Certes! Mais n oublions jamais que c est d abord Dieu qui est mendiant de nous. Il désire nous rencontrer, il se donne à nous : nous n avons qu à lui tendre nos mains vides pour le recevoir. Amen.