Le langage écrit, la lecture, la dyslexie : quelques repères historiques

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Le langage écrit, la lecture, la dyslexie : quelques repères historiques

1 De quand date l'invention de l'écriture? 123 L apparition de l écriture est un événement marquant mais néanmoins récent dans l histoire de l homme, datant de seulement 5 000 ans. Les premières formes d écriture apparaissent chez les Sumériens, en Mésopotamie, et répondent au besoin de tenir des comptes agricoles (nombre de bêtes dans un troupeau par exemple), elles servent d aide-mémoire. Il s agit tout d abord d une écriture par dessins ou «pictogrammes», représentant des objets ou des marchandises et gravés sur des tablettes d argile qui, une fois sèches, permettent de conserver les écrits. Ces dessins vont se simplifi er au cours du temps et les pictogrammes se transforment pour pouvoir être imprimés par les scribes à l aide d un calame, une tige à bout triangulaire, qui laisse des empreintes en forme de coins sur les tablettes d argile : c est ce qu on appelle la graphie ou l écriture cunéiforme (du latin cuneus : coin, clou). L écriture évolue dans sa forme, mais également dans sa fonction, elle permet de garder une trace de la langue parlée. La complexité de cette écriture réside dans le nombre de dessins ou signes à connaître pour pouvoir écrire, puisqu il faut un signe pour chaque mot. Parallèlement autour de 3 000 ans avant J.-C., les Égyptiens commencent également à écrire, avec des hiéroglyphes («gravures sacrées»), dont l aspect est très proche du dessin. Il s agit d une écriture également très complexe, comportant environ 5 000 signes. À la différence des Sumériens, et cela constitue une nouvelle étape dans l évolution de l écriture, il n y a plus un seul type de signes mais trois : les signes représentant un mot (pictogrammes), ceux représentant un son (phonogrammes) et ceux permettant de classer le signe dans une catégorie (déterminatifs). Par exemple le mot «sortir» est représenté par trois signes :. Le premier signe représente soit un mot («maison»), soit un son («pr» qui signifi e «sortir») ; le deuxième signe est un complément phonétique indiquant que le premier signe doit être lu comme un son ; le troisième signe, redondant, est un déterminatif représentant l idée de mouvement. Enfi n, c est 2 000 ans plus tard qu apparaît le premier alphabet avec les Phéniciens, environ 1000 ans avant notre ère. Avec l alphabet, un signe ne correspond plus à un mot, mais à un son ; le nombre de signes 10

diminue considérablement (22 signes «consonnes»), l écriture devient plus facile à apprendre et à utiliser. L alphabet phénicien s est largement diffusé en Méditerranée ; environ 500 ans avant J.-C., les Grecs l adoptent, l enrichissent avec des voyelles, et c est de ce dernier dont découle notre alphabet actuel, l alphabet latin, comportant aujourd hui 26 signes ou lettres. 11

2 Quand l apprentissage de la lecture s est-il généralisé? Bien qu il soit peu aisé d évaluer a posteriori le taux d alphabétisation*, les historiens s accordent pour dire que le processus d alphabétisation a démarré en France en fait bien avant les lois Ferry. Dès 1833, la loi Guizot donne un cadre à l enseignement primaire et va ainsi lui permettre de se développer, alors qu il était jusqu alors pris en charge par l Église ou par les familles elles-mêmes ; en 1867 la loi Duruy continue à encourager ce développement 4. Le processus d alphabétisation va alors s accélérer : autour de 1870, 70 % de la population française est alphabétisée 5. L impact des lois Ferry de 1881-1882 demeure cependant déterminant pour ce qui concerne la généralisation de l alphabétisation et de l apprentissage de la lecture en particulier : l enseignement primaire devient gratuit, laïc et obligatoire pour les garçons et les fi lles âgés de 6 à 13 ans. Cette systématisation de l instruction permet de renforcer puis d achever le processus d alphabétisation de la population française : en 1914, plus de 96 % des jeunes de 20 ans savent lire et écrire 6. Aujourd hui il n existe pas de données publiées sur le taux d alphabétisation en France ; le PNUD (réseau mondial du développement des Nations Unies) calcule en revanche un taux d instruction composé à la fois du taux d alphabétisation et du taux de scolarisation. En 2001, ce taux atteignait 96.4 % en France 7. Pourtant, malgré ce taux d instruction élevé, l illettrisme* reste élevé en France : d après l INSEE, 7 % de la population française adulte âgée de 18 à 65 ans et ayant été scolarisée en France est illettrée, c est-à-dire ne maîtrise pas suffi samment la lecture, l écriture et le calcul pour pouvoir être autonome dans les situations simples de la vie quotidienne 8. Nous reviendrons sur cette question de l illettrisme dans la question n 46. 12

Depuis quand connaît-on la dyslexie? 3 Les premières descriptions remontent au XIX e siècle. En 1881, l ophtalmologiste allemand Oswald Berkhan est le premier à identifi er ce trouble 9, qu il associe à un «bégaiement de la parole et de l écriture». Quelques années plus tard, en 1887, Rudolf Berlin utilise le terme «dyslexie» pour décrire l incapacité à lire chez certaines personnes 10. Puis le médecin anglais Pringle Morgan publie en 1896 la description de ce trouble qu il nomme «cécité congénitale du mot» : il souligne que le trouble est spécifi que à la lecture et que l intelligence est par ailleurs normale. En France, il faut attendre le début du XX e siècle pour voir les premières descriptions de la dyslexie : en 1906, les médecins Variot et Lecomte décrivent le cas d un «garçon de 13 ans 6 mois, d intelligence normale, atteint d une véritable infi rmité remontant au jeune âge pour lire et comprendre le langage écrit». Puis le terme «dyslexie» sera employé pour la première fois en France par le psychologue Ombredane en 1937 11. En parallèle de ces descriptions se construisent les théories explicatives de la dyslexie. Pour Hinshelwood, ophtalmologiste anglais s étant intéressé de très près à la dyslexie à la fi n du XIX e siècle, la dyslexie résulte d une atteinte de certaines zones cérébrales impliquées dans la mémoire visuelle des mots. Puis entre 1920 et 1940, le neurologue et psychiatre Samuel Orton étudie près de 3 000 dyslexiques de tous âges 12 ; ses travaux le conduisent à réfuter l hypothèse d un défi cit visuel. Il relie la dyslexie non à une cause cérébrale lésionnelle mais à un confl it entre les deux hémisphères du cerveau : pour lui, l hémisphère droit possède une dominance anormale sur l hémisphère gauche, ce qui perturbe la perception des mots, avec pour conséquence l inversion de lettres lors de la lecture. Autour des années 1900, un autre courant, composé plutôt de pédagogues recherche ailleurs que dans le cerveau les causes de la dyslexie : pour ces spécialistes de l enseignement de la lecture, comme le psychologue Hollingworth, l hypothèse d une cause unique à la dyslexie paraît douteuse : la dyslexie ne serait qu une forme extrême des diffi cultés d apprentissage de la lecture, à mettre en lien avec une pédagogie non 13

adaptée, à un environnement peu favorable, à un trouble psychologique et/ou à un manque de motivation 13. Enfi n, le courant «psychologique» s est attaché à rechercher dans la dyslexie des causes d ordre psychologique ou affectif. Ainsi pour Ombredane en 1937, la dyslexie est «une diffi culté à intégrer les éléments symboliques perçus dans l unité du mot ou d une phrase». Pour des psychanalystes comme Chassagny, la dyslexie est l expression d un refus de communiquer résultant de troubles affectifs préexistants 14. Ce bref aperçu historique montre bien la diffi culté à comprendre, décrire et expliquer la dyslexie. Nous reviendrons sur les concepts actuels notamment dans les questions n 16 et 28.

Connaît-on des dyslexiques célèbres? 4 On entend parfois dire que Léonard de Vinci, Auguste Rodin, Galilée, Albert Einstein, et bien d autres encore auraient été dyslexiques ; il est en réalité bien diffi cile de confi rmer ces hypothèses et de diagnostiquer une dyslexie a posteriori. Néanmoins la dyslexie de quelques personnalités contemporaines est avérée ; ainsi en France l actrice Nathalie Baye 15, le chanteur Hugues Auffray 16, le comédien José Garcia 17 sont dyslexiques. En Grande-Bretagne le chef Jamie Oliver 18, l acteur Orlando Bloom 19, le couturier Paul Smith 20, le pilote de course Jackie Stewart 21 ou bien encore le chef d entreprise Richard Branson 22 ont révélé leur dyslexie. Aux États-Unis, on peut citer l exploratrice Ann Bancroft 23, l écrivain John Irving 24. Si tous ont réussi, et dans des domaines bien différents, ce n est pas sans avoir rencontré des diffi cultés à l école du fait de leur dyslexie. La biologiste américaine Carol Greider 25, prix Nobel de médecine en 2009, confi e : «je pensais que j étais stupide. (...) J ai appris à très bien mémoriser parce que je n arrivais pas à écrire les mots correctement. Par la suite, quand j ai commencé à étudier la chimie et l anatomie où je devais apprendre beaucoup, j ai pris conscience que j étais très bonne pour cela». Finalement, ce qui était au départ un moyen de compenser une diffi culté s est révélé un atout dans ses études. Nombreux aussi parmi eux sont ceux qui ont appris leur dyslexie tardivement, bien après leurs études ; ainsi le réalisateur américain Steven Spielberg a appris qu il était dyslexique à l âge de... 60 ans. Il explique que cette découverte fut pour lui «comme la dernière pièce du puzzle d un terrible mystère [qu il avait] gardé pour [lui] pendant toutes ces années» et que «faire des fi lms a été [sa] grande évasion ( ) qui [l] a sauvé de la honte et de la culpabilité». Enfant, il avait appris à lire plus tard que ses camarades, il ne sentait pas à l aise à l école, et aujourd hui encore la lecture des scénarios lui demande beaucoup de temps 26. Ce témoignage montre bien l importance, comme nous le verrons par la suite, de diagnostiquer au plus tôt la dyslexie chez les enfants afi n de mettre en place les soutiens nécessaires. 15