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Transcription:

Introduction générale 1 Importance de la recherche Dire la sévérité de Jésus c est dire Mt 23,13-36. Si l on recourt normalement à l évangile pour prier, il y a le risque, à la lecture de ce texte, de transformer la prière en accusation sans limite pour le clergé, sous prétexte d imitation de Jésus. Il s agit d une face tellement dure et rigide du Sauveur de sorte que les romantiques ou les amoureux n y aient jamais trouvé un lieu de recueillement! Ce texte est imprégné de problèmes à tous les niveaux. Rien que voir l histoire de son interprétation 1 dans deux mille ans de christianisme pour se rendre compte de la grande difficulté qu il impose. Si nous observons la composition narrative de Mt, en comparaison avec celle de Lc en ce qui concerne le parallèle (Lc 11,37-54), nous nous rendons compte que seulement en Mt le texte représente un sommet ou un point culminant de la confrontation avec les scribes et les pharisiens. Cette confrontation traverse en effet tout l évangile et elle est dépeinte dans un maximum de violence et de sévérité dans le temple, chose pas ainsi évidente en Lc. Cette présentation du texte selon Mt a ouvert des problèmes ultérieurs au niveau théologique et herméneutique. Les Pères de l Eglise ont interprété ce texte à un niveau spirituel et moral; les réformateurs l ont appliqué aux catholiques 2 en accusant leur cléricalisme et en les mettant dans une situation de défense; et à l époque contemporaine ont été posés les problèmes de l anti-judaïsme et de la continuité entre Israël et l Eglise. Comme solution à une telle problématique, l on a proposé d exclure de nos Bibles les sévères propos qui sont de la sorte et de les réduire à l état de notes en bas de pages 3. L hésitation à faire ceci est à voir non seulement par conscience du canon, mais aussi parce que la sotériologie matthéenne se 1 Voir l histoire de l influence du texte dans U. LUZ, Das Evangelium nach Matthäus, III, 345-351. 2 C est ainsi que Luther a compris Mt 23,25.27: «This is the way it is with our clergy today. Outwardly they lead a decent life, and in the churches everything is conducted with such excellent taste and formality that is beautiful to behold», J. PELIKAN, ed., Luther s Works, 33. 3 Proposition réelle de N.A. BECK, Mature Christianity, 162.

2 Le sévère Sauveur trouverait déstabilisée par le retrait de la polémique contre Israël 4. En effet, l adresse directe aux disciples par «u`mei/j de,» juste avant ce texte (23,8) est d une extrême signification et leur mention au début du discours (23,1) les inscrit déjà derrière ce texte comme ses destinataires premiers. L importance du texte de Mt 23,13-36 réside donc dans le fait qu il touche au contenu essentiel de l évangile: la christologie et l ecclésiologie. Beaucoup d exégètes se sont efforcés d y mettre la main et de proposer de solutions irrévocables mais jusqu aujourd hui il leur semble difficile d arriver à un accord commun. Ces divers problèmes justifient alors le recours à une nouvelle lecture. 2 «Status Quaestionis» Sans prétendre initier de zéro une recherche pareille, nous mentionnons que deux études monographiques ainsi que plusieurs articles ont traité Mt 23 et ont reflété un certain poids: La première monographie: selon D.E. Garland 5, qui a défendu sa thèse dans le Séminaire Baptiste de Louisville, l intention profonde de ce chapitre demeure non une attaque contre Israël mais une interprétation de l histoire c est-à-dire une prévention de la communauté chrétienne primitive du danger qui pourra lui arriver si elle ne produit pas les fruits requis tout en faisant comme Israël durant la saison de l annonce du Royaume. S appuyant sur la méthode historico-critique, il a mis en évidence dans un premier chapitre le désaccord entre Mt et Lc et a étudié le contexte; ensuite, en insistant sur la philologie et la signification des termes, il a séparé l analyse de Mt 23,1-12 de Mt 23,13-39 par deux chapitres abordant le «ouvai,» et la «charge d hypocrisie». La deuxième monographie: l étude de K.G.C. Newport 6 visait à traiter les sources et le Sitz im Leben de Mt 23. Au début, il a exposé cinq théories de composition basées toutes sur la méthode historico-critique. Dans le second chapitre il a traité le Sitz im Leben en affirmant que l auteur doit 4 Cette réponse est donnée par D. MARGUERAT, «Le Nouveau Testament est-il anti-juif?», 150-151. 5 Cf. D.E. GARLAND, The Intention of Matthew 23, NT.S 52, Leiden 1979. 6 Cf. K.G.C. NEWPORT, The sources and Sitz im Leben of Matthew 23, JSNT.S 117, Sheffield 1995.

Introduction générale 3 être un juif converti au christianisme: travaillant dans un contexte intra muros vis-à-vis du judaïsme il a critiqué ceux qui partageaient auparavant avec lui la même foi. Newport a traité ensuite les habitudes et les pratiques des Juifs en Mt 23 avant l an 70, et dans la pointe de son travail, il a abordé le lien de Mt 23 avec d autres matériaux de l évangile spécialement le Sermon sur la Montagne en y trouvant des similitudes. Les divers articles et les différentes études sur Mt 23,13-36 ont soulevé quelques problématiques sous-jacentes à la compréhension de ce texte. Quelques exégètes se sont préoccupés de chercher le sens du «ouvai,» 7, d autres se sont posé la question de savoir s il s agit dans ce discours d un anti-judaïsme ou d un anti-pharisaïsme 8 ; d une dé-légitimation de tout Israël ou seulement de ses chefs 9. D autres encore se sont opposés à une conception anti-juive de l évangile 10, en voyant une certaine continuité entre Israël et l Eglise. Et enfin, certains exégètes se sont demandé si le texte a une valeur polémique ou parénétique ou toutes les deux à la fois 11. Ainsi, à travers cette polyvalence des idées, il nous semblait important d entreprendre de nouveau la recherche, en vue de proposer aux lecteurs une nouvelle portée du texte biblique. 3 Justification et objectifs de la recherche Le présent travail vise à étudier les invectives sévères contre les scribes et les pharisiens (Mt 23,13-36) prononcées par Jésus, lors de sa présence dans le temple, section limitée par son entrée (Mt 21,23) et par sa sortie (Mt 24,1). Il contient des nouveautés au niveau du contenu et de la méthode. Dans les études examinées dans le paragraphe précédent, nous avons remarqué une certaine lacune concernant l analyse du genre littéraire du 7 Particulièrement, le «Ouvai,» a été étudié par W. JANZEN, Mourning Cry and Woe Oracle; E. GERSTENBERGER, «The Woe-Oracles of the prophets», 249-263; S. HORINE, «A study of the Literary Genre of the Woe Oracle», 74-97. 8 Cf. H.-F. WEIß, «Noch einmal», 37-41; D.R.A. HARE, The Theme of Jewish Persecution of Christians, 96-157. 9 Cf. Cf. A.J. SALDARINI, «Delegitimation of Leaders in Mt 23», 659-680; F.W. BURNETT, «Exposing the Anti-Jewish Ideology», 155-191. 10 Cf. D. MARGUERAT, Le Jugement, 575-580; E. CUVILLIER, «Matthieu et le Judaïsme», 54. 11 Cf. V. FUSCO, La casa sulla roccia, 117-127; L. CARDELLINO, «Mt 23,29-32», 51-52.

4 Le sévère Sauveur texte au niveau communicatif. Nous cherchons donc initialement à identifier le genre de «ouvai,» en suivant ses traces dans la Bible et en jetant un regard sur les autres littératures extra-bibliques. Il ne s agit pas seulement d identifier le genre mais de déterminer aussi sa fonction communicative tout en analysant sa stratégie narrative et sémantique. En effet, parler de la pragmatique d un genre littéraire est une nouveauté apportée par ce travail. Un autre trait pas très développé dans les deux études analysées auparavant concerne l approfondissement théologique et herméneutique qui émerge de Mt 23,13-36. En effet, ce texte pose un problème très débattu actuellement: L évangile de Mt propose-t-il un anti-judaïsme ou non? Le clergé de l Eglise pourrait-il se défendre s il serait accusé d avoir un comportement semblable? Sachant que la figure de Jésus est décrite par Mt sous les traits de la docilité et de l humilité (11,29; 12,15-21), comment pourrions-nous alors comprendre la sévérité de tels dits? Ainsi, pour ne pas reprendre un travail basé sur la méthode historicocritique comme celui de Garland ou de Newport, notre travail a cherché à appliquer les prospectives modernes de la pragmatique au texte de Mt 23,13-36 tout en analysant la stratégie communicative entre l auteur (Mt) et le lecteur implicite inscrit dans le texte 12. Les résultats d une telle analyse permettent de voir à un premier niveau que la fonction pragmatique du texte réside dans le fait qu il appelle tout lecteur dans l Eglise à ne pas imiter le modèle pharisien et par conséquent il invite la communauté messianique à s édifier des fautes d autrui. Le texte est à une double visée: polémique et parénétique 13. Un autre objectif de la recherche demeure dans le fait de choisir le texte le plus sévère contre les Juifs (Mt 23,13-36) pour affirmer la thèse contraire: Mt n est pas anti-juif! Il s agit donc d enlever à ce texte cette étiquette erronée pour le placer dans la polémique familiale des diverses sectes juives du premier siècle se querellant «entre frères» 14 sous le même toit «juif». C est vrai que le texte montre une face très sévère de Jésus, le Messie d Israël, mais cette sévérité, s inscrivant dans la lignée prophétique, peut avoir une intentionnalité diverse de celle d un «anti-judaïsme». Tout 12 A un niveau méthodologique, ce travail s inscrit dans le prolongement des études suivantes: M. GRILLI, Comunità e Missione; A. FUMAGALLI, Gesù crocifisso; J. PEGUERO PÉREZ, La figura de Dios en los diálogos de Jesús con las autoridades en el templo. 13 Principalement c est l avis de D. MARGUERAT, «Quand Jésus fait le procès des Juifs», 108. 14 Ce sont des mots empruntés de R. HUMMEL, Die Auseinandersetzung, 55.

Introduction générale 5 comme chez les prophètes, il s agit d une parole qui, paradoxalement, accuse et porte le salut. 4 Méthode et plan du travail La thèse est divisée en trois grandes parties: la première est méthodologique, la deuxième analytique et la troisième théologique et herméneutique. Le but de la première partie est d analyser le genre «ouvai,» dans le contexte de la communication. En effet, Mt 23,13-36 n est pas unique dans son genre, il est alors opportun d en chercher les équivalents dans les différentes littératures voisines. Ainsi, nous exposons deux points essentiels avant d aborder concrètement le texte de Matthieu: l approche méthodique du travail qui n est autre que la pragmatique à l intérieur du contexte de la communication, et la notion de genre littéraire, spécialement celui de «ouvai,», en clé communicative. Le premier chapitre analyse au prime abord l acte de communication 15 avec les trois éléments essentiels qui lui sont propres: l émetteur, le message et le destinataire 16. En attente de sa lecture, le texte reste en quelque sorte inachevé car il constitue une «stratégie de persuasion» 17 composée par un auteur et ayant le lecteur pour cible; c est dans la lecture que le dynamisme de configuration achève son parcours. Dans ce contexte de la communication prend place la pragmatique qui est une des approches importantes du domaine de la linguistique 18. Appliquée au texte biblique, elle conçoit le texte comme une stratégie 15 Cf. M. DASCAL, Interpretation and Understanding, 19-25; D. MARGUERAT, «L exégèse biblique à l heure du lecteur», 13-40. 16 Cf. Cf. R. PAGÈS, «Les processus de la communication», 166; R. DILLMANN, «Autor Text Leser», 81-96; D. MARGUERAT, «Entrer dans le monde du récit», 8-9. 17 Cf. P. RICŒUR, Temps et récit, III, 230-231. 18 Nous signalons que la pragmatique n est pas une méthode mais une approche. Le document de la C.B.P. parle deux fois d une fonction pragmatique du texte à l intérieur de l analyse synchronique faite dans la méthode historico-critique. Cf. C.B.P., L interprétation de la Bible dans l Eglise, ( I.A.3-4), 31-34.

6 Le sévère Sauveur communicative entre l auteur et le lecteur 19, achevant ainsi le travail opéré par la méthode historico-critique ou par les approches structuralistes. Dans le prolongement des idées sur la communication et la pragmatique se situe le deuxième chapitre, commençant par l analyse de la notion de genre littéraire dans le sens classique et ensuite dans la clé communicative. Chaque texte écrit est en effet la manifestation linéaire 20 d un système de codes et de sous-codes groupés en genres. Dans la clé communicative, le genre serait à voir comme une «Erwartungshorizonte» 21, horizon d attente; son analyse consiste donc dans un processus de dé-codification. Comme champ d application aux théories exposées précédemment, nous analysons ensuite le genre littéraire de «ouvai,» dans différentes littératures extra-bibliques et bibliques. Nous présentons les différents textes, tant que possible, de la manière suivante: une réécriture intelligible du texte, la construction du lecteur 22 jusqu au texte appelée aussi le contexte de situation, l analyse de la stratégie narrative et syntaxique 23 démontrant la réécriture déjà faite, et à la fin, l analyse de la stratégie sémantique 24 révélant la fonction pragmatique des «ouvai,». Les conclusions concernant la stratégie narrative et sémantique de ce genre ouvrent des perspectives nouvelles d interprétation. Dans la deuxième partie, le travail consiste à faire une lecture pragmatique de Mt 23,13-36 à l intérieur de l évangile de Mt, en l analysant dans sa fonction référentielle (contexte) et métalinguistique (codes). 19 Si autrefois, avec Charles Morris en 1938, la pragmatique constituait le troisième cadre de recherche à côté de la syntaxique et de la sémantique, aujourd hui cette ligne de démarcation nette entre la pragmatique et les autres disciplines est à éliminer. Pour ceci, voir l apport du nouvel article sur l ancien de M. GRILLI, «Evento comunicativo», 655-678; ID., «Autore e lettore», 447-459. 20 Cf. Cf. U. ECO, Lector in fabula, 74-75. 21 C est D. de Geest qui adopte ce terme de nouveau dans sa théorie de l interprétation, cf. D. de GEEST, «Literary Pragmatics», 355. 22 Cf. J.D. KINGSBURY, «Reflections on The Reader», 442-460; J.-L. SKA, Our Fathers Have Told Us, 42-43. 23 Dans l analyse de la stratégie narrative et syntaxique du texte appelée aussi analyse des éléments de cohésion et de cohérence, ce qui nous importe n est pas seulement ce qui est dit ou comment il est dit (l étude narrative), mais surtout ce qu on veut dire avec ce qui est utilisé (la pragmatique). 24 Dans l analyse de la stratégie sémantique, il ne s agit pas seulement de savoir «qu est-ce que cela veut dire?» (la sémantique) mais surtout «qu est-ce que l auteur a voulu dire avec cela?» (la pragmatique).

Introduction générale 7 Dans l analyse du contexte, qui est le but du troisième et du quatrième chapitre, il ne s agit pas seulement de situer le texte dans la narration mais de voir comment le lecteur est construit bien avant ce texte, car chaque texte prévoit son lecteur modèle. Dans le troisième chapitre, nous traitons les présuppositions avec lesquelles le lecteur affronte le texte de Mt 23,13-36. En effet, les indices les plus importants pour le lecteur se trouvent réunis dans la formule stéréotypée, semblable à un refrain car elle est répétée six fois, «Ouvai. u`mi/n( grammatei/j kai. Farisai/oi u`pokritai,». Ainsi, tout au long du récit le texte a construit un lecteur implicite capable de reconnaître le genre «Ouvai,», la confrontation avec les scribes et les pharisiens, et la thématique de l hypocrisie. Dans le quatrième chapitre, nous abordons le contexte proche du texte en montrant comment Mt 23,13-36 est inséré dans le «cadre» du séjour de Jésus à Jérusalem. En effet, les traits, par lesquels le narrateur fixe un cadre, comme le temps, le lieu 25, ou le contexte social, ne sont pas anodins mais d une extrême importance 26. Entre 21,23 et 24,1 le lecteur remarque que les codes 27 spatio-temporels s arrêtent deux chapitres et demi, ce qui rend la vitesse du récit proche de zéro 28. Ainsi, le cadre géographique et temporel donne un certain poids très particulier aux invectives (23,13-36); il ne serait pas le même si elles auraient été dites ailleurs. Tout ceci advient en effet dans une tension in crescendo, tenant son point de départ dans la question d autorité à laquelle Jésus expose à ses interlocuteurs trois paraboles suivies de trois discussions 29. Et dans le grand silence apparu brusquement sur scène (22,46), il fait son réquisitoire (23,1), après lequel il quitte le temple (24,1) pour ne plus y remettre les pieds. Dans le cinquième chapitre de ce travail nous rassemblons les éléments de réponse donnés aux attentes du lecteur déjà suscitées dans la narration précédente, tout en faisant l analyse du discours de Mt 23,13-36 dans le 25 La signification du lieu «Invectives dans le temple» serait à préciser; cf. P.W.L. WAL- KER, Jesus and the Holy City, 28-41. 26 Cf. D. MARGUERAT, ed., Quand la Bible se raconte, 27. 27 Cf. U. ECO, I limiti dell interpretazione, 268-269. 28 La notion de «vitesse» est expliquée par G. GENETTE, Figures, III, 122-134. Par vitesse, on comprend le rapport entre la durée de l histoire (deux jours) et la longueur du texte (actions, controverses, discours: mesurés en paroles). 29 Ceci l a montré comme un redoutable controversiste. Cf. Ch. L EPLATTENIER, «La séquence matthéenne de Jésus au temple», 516.

8 Le sévère Sauveur cadre de son exorde (23,1-12) et de son épilogue (23,37-39), en deux moments différents: Le premier est celui de relever les éléments de cohésion et de cohérence se trouvant dans le texte. Faire une lecture narrative et syntaxique dans la clé communicative permet de concevoir une structure intelligible frayant le chemin à une étude sémantique plus sûre et plus scientifique. Le second moment consiste à comprendre la communication dans le mouvement sémantique du texte tout en examinant sa signification selon un arrière-plan biblique, rabbinique ou historique 30. La fonction pragmatique consiste alors de voir ce que l auteur avait comme intention de dire à sa communauté judéo-chrétienne et au lecteur de tout temps et de tout lieu. L étude exégétique de Mt 23,13-36 fait émerger quelques points théologiques inhérents à la narration matthéenne. Cet évangile destiné à une communauté judéo-chrétienne expose des paroles sévères contre les chefs juifs! Comment à partir de ce texte pourrait-on donc évaluer la christologie matthéenne? Et quelle est la figure modèle de l Eglise et de ses responsables voulue par Mt? C est ce qui fait l objet de la troisième partie. La troisième partie de ce travail consiste donc à détecter la visée théologique et herméneutique, vers laquelle tend l analyse exégétique, dans une réflexion touchant à la christologie et à l ecclésiologie de Mt, les deux éléments les plus importants de son évangile. Le chapitre sixième cherche à comprendre la sévérité de la christologie matthéenne en proposant l élimination de l étiquette anti-juive que certains auteurs ont plaquée sur cet évangile. En effet, cet anti-judaïsme a été classé suivant l une ou l autre des trois catégories suivantes 31 : un anti-judaïsme «prophétique», vu comme une critique interne ressemblant aux prophéties bibliques dans leur espérance du salut pour le peuple juif; un anti-judaïsme «judéo-chrétien», vu aussi comme une critique interne mais l on devrait remplacer les symboles juifs principaux, comme la Torah ou le Temple, par la christologie de l évangile; et un anti-judaïsme «paganisé», vu comme une critique externe qui supprime l espérance du salut promis aux Juifs et 30 La pragmatique assume plusieurs résultats déjà obtenus par d autres méthodes mais que ce soit dans un processus de communication. Cf. H. SIMIAN-YOFRE, «Anacronia e sincronia: ermeneutica e pragmatica», 194. 31 Cf. D.R.A. HARE, «The Rejection of the Jews», 28-32.

Introduction générale 9 remplace ces derniers par le nouveau et le vrai Israël: l Eglise 32. Notre lecture va stimuler une compréhension tout à fait diverse: nous cherchons à définir la polémique comme n étant pas anti-juive mais comme faisant partie des mutations sociologiques du judaïsme du premier siècle 33. Par ailleurs, nous montrons comment cette sévérité de Jésus n est pas un choc à l humilité et la docilité du Messie matthéen: dans le prolongement des cris prophétiques, même si Jésus est paru quelques fois «sévère» il est toujours «Sauveur» assumant le mal au point d y tracer un chemin de vie pour les violents eux-mêmes 34. Le septième chapitre a comme but de voir comment le texte de Mt 23,13-36 est fondamental pour le thème ecclésiologique de l évangile: il exprime en effet une ecclésiologie de contraste. En partant toujours de notre texte et en élargissant le regard vers tout l évangile, nous montrons que les invectives de Mt 23,13-36 ont une valeur à la fois polémique (contre les scribes et les pharisiens) et parénétique (contre l Eglise). Il est donc inconcevable de considérer l Eglise ni comme une troisième race à côté de celle des Juifs et des païens, ni comme le vrai et le nouvel Israël 32 Cf. W. TRILING, Das wahre Israel, 213 où il dit «Die Kirche ist das wahre Israel». Pour U. Luz, le dialogue entre la communauté de Mt et la synagogue a échoué: la rupture est définitive; c est pourquoi la communauté chrétienne a décidé d abandonner l hébraïsme et de s insérer dans la grande Eglise, cf. U. LUZ, «L Antigiudaismo nel vangelo di Matteo», 432-433; ID., Das Evangelium nach Matthäus, III, 395-396. De même, pour A.-J. Levine, l évangile de Mt se tient en dehors de la structure de la communauté juive; il exprime une hostilité contre tout juif qui préfère la synagogue à la place de l Eglise et l enseignement des pharisiens à la place de celui de Jésus, cf. A.-J. LEVINE, «Anti- Judaism and the Gospel of Matthew», 9-36. Pour D. Flusser, les matériaux des passages anti-juifs proviennent d un auteur pagano-chrétien, qui a recomposé l écrit originellement judéo-chrétien, cf. Cf. D. FLUSSER, Judaism and the Origins of Christianity, 552-587. Pour S. Sandmel, Mt a réécrit Mc en exposant ouvertement un antisémitisme pas ainsi explicite dans ce dernier, cf. S. SANDMEL, Anti-Semitism in the New Testament?, 49-70. Pour J.A. Overman, Mt 23 discrédite et rend illégitime le rôle des chefs locaux juifs; ils ne doivent plus être en charge; de nouveaux et de vrais chefs devront désormais guider le peuple de Dieu dans la foi et la vérité; ces nouveaux chefs sont les membres de la communauté matthéenne, cf. J.A. OVERMAN, Church and Community in Crisis, 319-326. Pour J.D. Kingsbury Mt condamne sévèrement les chefs d Israël, étant devenus hypocrites, aveugles et pervers, travaillant sous le contrôle de Satan, cf. J.D. KINGS- BURY, Matthew, 149-160. 33 Pour les deux raisons sociologiques et historiques, cf. spécialement les travaux de D. MARGUERAT, «Quand Jésus fait le procès des Juifs», 101-125; ID., «Le Nouveau Testament est-il anti-juif?», 145-164. 34 Cf. A. WENIN, L homme biblique, 159.

10 Le sévère Sauveur croyant en Jésus comme Messie: entre Israël et l Eglise il y a une continuité mais aussi de nouvelles perspectives 35. L Eglise est en effet égale à «Israël plus» 36 : ce «plus» vient de Jésus et de son interprétation nouvelle de la Torah. Par conséquent, la figure modèle des responsables de la Communauté doit avoir les attitudes suivantes: vivre en vérité devant Dieu, respecter la loi de la miséricorde et de l amour, et témoigner d un service fraternel. Le lecteur modèle est appelé donc à s éloigner de toute hypocrisie, «cécité» et recherche des premières places. Ainsi, avec ces dernières recommandations pastorales, le travail arrive à sa conclusion. Nous sommes conscient qu un travail de thèse est appelé à être dépassé et complété par d autres études qui trouveront à leur tour, dans le travail luimême, l apport nouveau et l indication du dépassement opéré 37. Entre temps, cette lecture dans le processus communicatif de la Parole de Dieu, qui est toujours vivante et efficace (He 4,12), ne se présente que dans la direction du fait de laisser parler le texte, et non dans celle de mettre la main sur 38, afin qu il reflète ses propres appels pragmatiques et non ceux de notre subjectivité. 35 L on pourrait parler aussi de «continuité-dépassement» dans le sens de: «La superación no excluye la continuidad» donné par A.M. CASTAÑO FONSECA, Dikaosu,nh en Mateo, 48-49. 36 Ceci nous a été suggéré par l attitude matthéenne de base définie comme étant «Torah plus» par J. KOENIG, Jews and Christians in Dialogue, 96. 37 Cf. A. FUMAGALLI, Gesù crocifisso, 17. 38 «Dès lors, comprendre, c est se comprendre devant le texte. Non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste», P. RICŒUR, Du texte à l action, 116-117.