La seconde édition du livre de Matthew Lipman, Thinking in Education, vient de paraître aux éditions De Boeck, collection «Pédagogies en développement». Le livre porte le même titre que la première édition, parue en 1995 chez le même éditeur : À l École de la pensée, mais un sous-titre y a été ajouté : Enseigner une pensée holistique. À cette occasion, nous avons eu l idée d interviewer la traductrice, Nicole Decostre, secrétaire de PhARE, afin d en savoir un peu plus sur ce livre, sur son travail ainsi que sur le professeur Lipman lui-même. Vous pourrez voir ici même une photo, prise chez elle, de l auteur et de sa traductrice, en pleine discussion à propos de la traduction de la première édition, lors de la venue de Matthew Lipman à Mons pour la cérémonie de remise du titre de Docteur Honoris Causa de l Université de Mons-Hainaut. Louise : Nicole, la seconde édition du livre de Matthew Lipman, Thinking in Education, porte le même titre que la première, mais on y a ajouté un sous-titre. Peux-tu nous en expliquer la raison? Nicole : Effectivement, le problème du choix du titre s est posé. Cette seconde édition, qui porte le même titre en américain que la première version, est fortement modifiée et enrichie. En effet, alors que dans la première, Lipman traitait surtout de pensée critique et de pensée créative, ici, il a ajouté le concept de pensée vigilante, s est étendu sur le problème du langage ainsi que sur le rôle de l affectivité dans la construction de la pensée. Sa critique de l enseignement traditionnel est restée foncièrement la même. Nous avons discuté de ce problème, l auteur, l éditeur et moi. Changer le titre pouvait se justifier par le fait que le livre était fort différent de sa première mouture. Par contre, Matthew Lipman lui-même l avait publié sous le même titre. Nous avons alors résolu ce problème en ajoutant un sous-titre destiné à suggérer l élargissement. Louise : Tu parles de pensée «vigilante». Pourrais-tu nous en dire quelques mots? Nicole : C est un terme que j ai eu une certaine difficulté à traduire. Lipman parle de «caring thinking». Expression absolument intraduisible par un seul mot. Un dictionnaire n est d aucune utilité dans ce cas! Cela m a fort tracassée et j ai même demandé à Matthew Lipman de me préciser sa pensée. J y fais allusion dans la note que j ai rédigée en début de l ouvrage. Une pensée consciente, une pensée rigoureuse, une pensée soignée, une pensée précise comportent toutes une composante de vigilance, même si elles peuvent être en même temps des exemples de pensée critique ou de pensée créative. Une pensée appréciative, une pensée affective, une pensée active, une pensée normative, ou encore une pensée empathique constituent toutes des exemples de pensée vigilante. Louise : Tu viens de parler de pensée affective. Il me semble qu il n en était pas beaucoup question dans la première édition de À l École de la pensée
Nicole : En effet. Lipman s est inspiré des travaux plus récents de Ricoeur, Solomon, Scheffler, Elgin, Damasio et d autres pour transformer l image courante, plutôt négative, de la vie émotive. Pour aborder le rôle des émotions dans la réflexion, c est aux travaux de Catherine Z. Elgin qu il s est référé. Les émotions affinent les distinctions sensorielles. Par exemple, ce qu on entend dépend de ce qu on écoute. On peut considérer dans une certaine mesure la pensée sensible comme une forme de pensée et la pensée vigilante comme une forme de pensée sensible. (Donc, si toute pensée vigilante est une pensée sensible, l inverse n est pas vrai.) Louise : Peut-on éduquer par rapport aux émotions? Nicole : Pour Matthew Lipman, il n y a aucun doute. Cela fait partie de toute éducation morale, qui doit commencer dès le plus jeune âge. Le jeune enfant acquiert généralement une vie émotionnelle que sa famille ou sa culture jugent convenable, ce qui se fait souvent avec tout un arsenal de récompenses ou de punitions. Le dressage, quoi! C est-à-dire qu on met fréquemment l accent sur l inadéquation de certaines émotions (ce n est pas bien de rire si quelqu un tombe ). Il vaut mieux cibler la raison de l émotion ou son inadéquation au contexte plutôt que l émotion elle-même. Une communauté de recherche éthique analysera ce genre de situation. Louise : Nicole, pourrais-tu nous expliquer comment tu as connu ce programme de Matthew Lipman et son œuvre? Nicole : À la fin des années 1970, mon mari, Marcel Voisin, avait découvert au Québec, une "méthode" qui l'avait vraiment séduit et qui n'en était qu'à ses débuts : la philosophie pour enfants. Ce qui l'avait séduit, c'est qu'il s'agissait d'un véritable apprentissage de la réflexion au sein d une communauté de recherche, d un programme original : des romans philosophiques écrits par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, accompagnés de guides ou manuels, proposant aux enseignants des exercices et des pistes de recherche et de réflexion. Il a proposé à Marie-Pierre Grosjean-Doutrelepont, inspectrice de morale, qui était à l époque professeur de philosophie et de morale nonconfessionnelle à l École Normale de la Communauté française à Mons où j enseignais l Histoire, d aller se former à la source, chez Matthew Lipman luimême, à l Institut Montclair, au New Jersey. Ce qu elle a fait à deux reprises. Elle en a ramené, non seulement la mission de développer ce programme en Communauté française, mais le livre théorique de Lipman et des projets. C est ainsi qu a été créée l asbl PhARE (en 1992), présidée par Marcel Voisin et dont elle est la secrétaire générale, la cheville ouvrière. Pour en connaître davantage sur les activités passées de PhARE, il suffit de lire sur ce site la brochure publiée en 2002 pour nos dix ans d activités. Louise : Bon, tu as eu connaissance de ce programme. Mais comment en es-tu venue à
t y intéresser jusqu à traduire le livre pas si facile de Lipman? Nicole : J ai toujours déploré le manque de réflexion de nombre de mes élèves, aussi bien lorsque j étais professeur à l Athénée d Enghien que pendant les années passées à l École Normale J avais beau leur dire de réfléchir, ils se contentaient le plus souvent d ingurgiter de la matière pour les examens. Et comment auraient-ils pu réfléchir? En fait, pour la plupart d entre eux, ils n en avaient pas l habitude et n en possédaient pas les outils. Quand j ai commencé la lecture du livre de Lipman, j ai eu immédiatement envie de le traduire, car j ai trouvé que c était un ouvrage extrêmement précieux pour ma propre réflexion d abord, ainsi que pour ceux qui souhaitent revoir la fonction éducative et améliorer la réflexion dans l enseignement (ou aussi dans les familles ). J ai alors souhaité que les francophones aussi puissent y avoir accès Louise : Tu as rencontré Lipman. Pourrais-tu nous dire quelques mots de lui? Nicole : Il est philosophe et pédagogue. Il a enseigné à l Université Columbia puis à l Institut Montclair au New Jersey. Aujourd hui retraité, il a dirigé l IAPC (Institute for the Advancement of Philosophy for Children). Il est l auteur d une série de romans philosophiques, destinés à des enfants et des adolescents. Louise : En lisant ta note du traducteur au début du bouquin, j ai constaté que tu n aimes pas parler de la «méthode» Lipman. Le terme que tu préfères est celui de «programme de philosophie pour enfants». Pourquoi? Nicole : C est d abord qu il ne s agit absolument pas d une méthodologie de l enseignement de la philosophie. On entend souvent dire, par des gens qui n y connaissent rien et qui ne font aucun effort pour en savoir davantage, qu il s'agit "d'une méthode parmi d'autres". Une de plus, quoi! Ils n ont pas lu le livre ou n y ont été accrochés que par ce qu ils pouvaient déjà se faire éventuellement comme critiques de l enseignement traditionnel. En fait, dès qu on approfondit son approche, on constate qu il s agit vraiment de ce que d aucuns ont pu qualifier de «révolution copernicienne». Il vaut donc mieux parler de programme de philosophie pour enfants. Vocable d ailleurs protégé et fréquemment utilisé à tort et à travers. Louise : Ah! Comment cela? Nicole : Pour faire véritablement de la philosophie pour enfants, il ne suffit pas de laisser discutailler des enfants dans tous les sens comme c est souvent le cas, à propos de sujets choisis par un animateur, peut-être de bonne volonté, et pour arriver à l opinion souhaitée par lui (ex. traiter du racisme parce que l adulte l a décidé, ou de la violence, pour arriver bien sûr à la conclusion moralisante que les deux sont mauvais ). L'idée de Matthew Lipman est totalement révolutionnaire. Son objectif, c'est de faire acquérir aux enfants, dès leur plus jeune âge, les outils de
raisonnement (comparer, définir, généraliser, chercher, inférer, questionner, etc.) ; c est de leur apprendre à dialoguer dans un environnement serein ; c est encore de leur permettre de mieux peser les arguments et donc, d avoir un jugement mieux fondé, sur tous les grands problèmes philosophiques (la justice, l amitié, la guerre ou la paix, l esthétique, etc.). De cette manière, les enfants apprennent très tôt à se poser des questions de nature philosophique et à y réfléchir, donnant ainsi davantage de sens à leurs actes et leurs attitudes. Beaucoup de personnes parlent de «philosopher avec les enfants». À mon sens, c est une interprétation erronée de l idée de base de Lipman. De cela aussi je parle dans ma «Note de la traductrice». «Philosophy for children» signifie que l enfant lui-même est capable de philosopher, de penser, et que cette activité n est pas réservée qu à des adultes ou à des adolescents. Même petits, les enfants sont capables d abstraction. Si un enfant dit : «J ai été puni et ce n est pas juste!», on pourrait l amener à faire une recherche sur ce qu est pour lui la justice et ce qu elle est pour les autres participants à la communauté de recherche. S il dit : «Il m a frappé. Ce n est plus mon ami», on peut partir de là pour engager une recherche à propos de l amitié. Et ainsi de suite. On peut évidemment aussi «philosopher avec les enfants», par exemple à partir d un incident de la vie courante dont on discute à un niveau philosophique. Louise : As-tu d autres projets de traduction de travaux de Lipman? Nicole : Je poursuis en ce moment la traduction du Guide pédagogique du roman Mark (Initiation à la vie politique et sociale). J ai déjà traduit le roman et les exercices des deux premiers chapitres, il y a plusieurs années. Ils ont été publiés par PhARE à la Haute École de la Communauté Française du Hainaut à Mons. Je me suis attelée à la suite et espère trouver un éditeur qui en comprenne l intérêt. Cet ouvrage s adresse aux élèves du secondaire supérieur et aux étudiants du supérieur, voire aux adultes. C est un travail assez lourd : pour un roman d une soixantaine de pages, Matthew Lipman a conçu environ cinq cents pages d exercices Alors qu on parle beaucoup de réduction de la violence, de citoyenneté responsable, de problèmes de société, je trouve qu il s agit là d un outil d intérêt primordial pour des adolescents ou des adultes. Louise : Les séminaires et les «mercredis de la philosophie» sont-ils réservés aux seuls enseignants? Nicole : Absolument pas. Tout ce travail de développement de la réflexion et du jugement ne peut qu être bénéfique pour les parents, grands-parents et éducateurs de toutes sortes, ainsi que pour la personne elle-même. Une séance de philosophie pour enfants, cela doit se vivre. Il ne suffit pas d en avoir lu les fondements théoriques! Lors de nos formations, nous avons eu plusieurs personnes totalement étrangères à l enseignement.
Louise : Tu as traduit l an dernier un livre sur Einstein, The Einstein File de Fred Jerome (St Martin s Press, New York)). Ta traduction a paru aux éditions Frison-Roche à Paris et son titre en est : Einstein, un traître pour le FBI. Existe-t-il à tes yeux un rapport entre les deux personnalités, celle de Lipman et celle d Einstein? Nicole : Tu as raison, Louise, ce n est pas par hasard que je me suis attelée à ces deux ouvrages qui semblent fort différents à première vue. J étais tombée sur un article à propos du livre de Fred Jerome et j avais immédiatement été intéressée par cette face occultée d Einstein, ce grand savant qu on a momifié. Ce qu on continue à faire, même dans les dizaines de livres ou articles parus en 2005, année Einstein et de la Physique, à l occasion du centième anniversaire de la relativité restreinte. Par son travail de dépouillement des 1800 pages déclassifiées en 2000 que le FBI a accumulées contre Einstein, Jerome a pu rétablir la vérité sur lui et sur son engagement pour toutes sortes de causes : en faveur des républicains d Espagne, contre le nazisme, contre le racisme, pacifiste et militant des droits des minorités, etc. Et, chose paradoxale, c est donc par ce dossier qu on connaît toute cette activité politique d Einstein. En outre, tout comme Lipman, Einstein était très préoccupé d éducation et très critique à propos de l enseignement. Einstein se comporte comme un véritable citoyen du monde et Lipman vise à former des citoyens libres, ouverts et responsables. Louise : Merci, Nicole. J ai compris que tu traduis par passion et aussi par désir de faire connaître à un public le plus large possible l œuvre de ces deux personnalités qui ont travaillé au progrès de l humanité!