DÉFINITIF 02/03/2009

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Transcription:

CONSEIL DE L EUROPE COUNCIL OF EUROPE COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L HOMME EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS DEUXIÈME SECTION AFFAIRE GEMİCİ c. TURQUIE (Requête n o 25471/02) ARRÊT STRASBOURG 2 décembre 2008 DÉFINITIF 02/03/2009 Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 1 En l affaire Gemici c. Turquie, La Cour européenne des droits de l homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de : Françoise Tulkens, présidente, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Nona Tsotsoria, Işıl Karakaş, juges, et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section, Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2008, Rend l arrêt que voici, adopté à cette date : PROCÉDURE 1. A l origine de l affaire se trouve une requête (n o 25471/02) dirigée contre la République de Turquie dont un ressortissant M. Ahmet Gemici («le requérant») a saisi la Cour le 3 juillet 2000 en vertu de l article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l homme et des libertés fondamentales («la Convention»). 2. Le requérant est représenté par M e K.T. Sürek, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc («le Gouvernement») est représenté par son agent. 3. Le 22 août 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l article 29 3 de la Convention, elle a, en outre, décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l affaire. EN FAIT I. LES CIRCONSTANCES DE L ESPÈCE 4. Le requérant est né en 1952 et réside à İzmir. A l époque des faits, il était président du bureau local de Narlıdere (district d İzmir) du Emek Partisi (Parti du Travail, ci-après («EMEP»). 5. Le 16 novembre 1999, la police, mandatée à cet effet, perquisitionna les locaux du bureau de l EMEP et saisit 443 exemplaires d un bulletin du parti dont la vente et la distribution étaient interdites par une ordonnance du tribunal de paix d İzmir rendue le même jour.

2 ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 6. Le 23 novembre 1999, le parquet convoqua le responsable du bureau de l EMEP pour recueillir sa déposition au sujet des bulletins interdits. 7. Le 25 janvier 2000, le requérant fut entendu par la police au sujet de la saisie. Dans sa déposition, il affirma ne pas avoir été informé de l interdiction qui frappait lesdits bulletins. 8. Le 3 février 2000, le procureur de la République d İzmir entama une procédure à l encontre du requérant pour non-respect de l ordonnance judiciaire, et requit l application de l article 526 1 du code pénal réprimant la violation d une interdiction posée par un tribunal. 9. Le 2 mars 2000, le tribunal de paix d İzmir condamna le requérant sur dossier à une amende légère de 105 000 000 anciennes livres turques (TRL) (environ à 184 dollars américains (USD) au moment des faits) pour nonrespect de l ordonnance d interdiction. Pour ce faire, il se fonda sur l article 386 du code de procédure pénale qui prévoyait une procédure simplifiée. 10. Le 26 avril 2000, le requérant forma opposition contre cette condamnation devant le tribunal correctionnel d İzmir. Il réitéra ne pas avoir été informé de la décision d interdiction concernant lesdits documents. Par un jugement du 27 avril 2000, le tribunal correctionnel écarta l opposition et confirma les termes de l ordonnance pénale, là aussi sans tenir d audience. 11. Le 3 mai 2000, le parquet d İzmir enjoignit au requérant de s acquitter de l amende infligée. Le 10 juillet 2000, l intéressé paya la somme équivalente alors à 170 USD. II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS 12. Quant au droit et à la pratique internes pertinents à l époque des faits, la Cour renvoie à son arrêt Karahanoğlu c. Turquie (n o 74341/01, 19-20, 3 octobre 2006). Le 1 er juin 2005, le nouveau code pénal et le nouveau code de procédure pénale sont entrés en vigueur. Ils ne contiennent aucune disposition sur l ordonnance pénale. 13. L article 526 de l ancien code pénal relatif à l insoumission à un ordre émanant des autorités compétentes se lisait comme suit : «Quiconque ne se soumet par à une injonction délivrée régulièrement par les autorités compétentes dans le cadre d actes judiciaires ou aux fins de la protection de la sécurité et de l ordre publics ou de la santé publique, ou [quiconque] ne se conforme pas à une mesure de prévention prise en ce sens est, si l acte constitutif de l infraction ne constitue pas une infraction distincte, condamné à une peine d emprisonnement légère de trois à six mois et à une amende légère de mille à trois mille livres.» 14. Le 18 mars 2003, la 9 e chambre de la Cour de cassation infirma un jugement de première instance qui avait condamné une personne pour possession de publications interdites en vertu de l article 526 de l ancien code pénal. Elle considéra que les éléments constitutifs de l infraction visée

ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 3 par cet article n étaient pas réunis, dans la mesure où l intéressé était en possession d un seul exemplaire des publications interdites et que son but n était pas de faire l apologie ou la propagande de celles-ci. EN DROIT I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L ARTICLE 6 1 DE LA CONVENTION 15. Le requérant allègue que sa cause n a pas été entendue équitablement, dans la mesure où les juridictions n ont pas tenu d audience. Il invoque l article 6 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente : «Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)» A. Sur la recevabilité 16. Le Gouvernement soulève une exception d irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où le requérant n a pas formé de pourvoi dans l «intérêt de la loi» par ordonnance écrite du procureur (yazılı emir yolu). 17. Le requérant conteste cette thèse et fait observer que le pourvoi dans l intérêt de la loi n est pas une voie de recours accessible à tous. 18. La Cour relève que le pourvoi dans l intérêt de la loi consacré par le droit turc est une voie de recours extraordinaire. D après l article 343 de l ancien code de procédure pénale, seul le procureur général près la Cour de cassation était compétent pour l exercer, mais il ne pouvait le mettre en œuvre que sur ordre formel du ministre de la Justice. Le recours en question n est donc pas directement accessible aux justiciables. En conséquence, eu égard aux règles de droit international généralement reconnues, il ne doit pas nécessairement avoir été exercé pour que puissent être jugées satisfaites les exigences de l article 35 de la Convention (Karahanoğlu c. Turquie, précité, 33). Partant, la Cour rejette cette exception. 19. Elle constate par ailleurs que le grief n est pas manifestement mal fondé au sens de l article 35 3 de la Convention et qu il ne se heurte à aucun autre motif d irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

4 ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE B. Sur le fond 20. Le requérant affirme avoir été privé de son droit d assister aux débats et ne pas avoir pu exercer pleinement ses droits de défense. 21. Le Gouvernement s oppose aux allégations du requérant et soutient que l ordonnance pénale a été délivrée au terme d une procédure équitable et dans le respect des règles de droit. Il fait observer qu il s agissait d une procédure courante rencontrée dans plusieurs pays et visant à diminuer la charge de travail des tribunaux en simplifiant la procédure pour les affaires dites d importances mineures. Il explique que le droit turc offrait un recours efficace contre les ordonnances pénales à travers l opposition formée devant le tribunal correctionnel. Le Gouvernement fait enfin remarquer que la procédure d ordonnance pénale n existe plus en droit turc depuis l adoption du nouveau code pénal et du nouveau code de procédure pénale, entrés en vigueur le 1 er juin 2005. 22. La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l article 6 1 de la Convention. Elle protège les justiciables contre une justice échappant au contrôle du public et constitue ainsi l un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les tribunaux. Par la transparence qu elle procure à l administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l article 6 1, à savoir le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique (Stefanelli c. Saint-Marin, n o 35396/97, 19, CEDH 2000-II ; Malhous c. République tchèque [GC], n o 33071/96, 55, 12 juillet 2001). 23. La Cour observe que, selon les dispositions pertinentes de l ancien code de procédure pénale turc, le juge d instance pouvait, pour certaines catégories d infractions, émettre une ordonnance pénale sur la seule base du dossier, sans tenir d audience. La procédure d opposition devant le tribunal correctionnel se déroulait également sans audience lorsqu elle était formée contre une ordonnance portant sur une condamnation à une amende. Le tribunal correctionnel statuait également sur la seule base du dossier en cas d opposition. 24. En l espèce, elle note qu à aucun stade de la procédure, le requérant n a bénéficié d une audience devant les juridictions internes. Ni le tribunal de paix qui a délivré l ordonnance pénale, ni le tribunal correctionnel qui s est prononcé sur l opposition formulée par le requérant, n ont tenu d audience. Le requérant n a jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à le juger. 25. La Cour a pris note également du fait que l absence d audience devant le tribunal correctionnel a été débattue par la Cour constitutionnelle, laquelle a considéré que cette procédure n était pas compatible avec le droit à un procès équitable et les droits de la défense. Elle prend en considération ce constat ainsi que l absence de dispositions sur l ordonnance pénale dans le nouveau code pénal et le nouveau code de procédure pénale.

ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 5 26. Toutefois, ces modifications n ont pas eu d impact sur le cas du requérant. En conséquence, la Cour considère qu il y a eu violation de l article 6 1 de la Convention en ce que la cause du requérant n a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies de son affaire. II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L ARTICLE 10 DE LA CONVENTION 27. Le requérant se plaint d une atteinte à son droit à la liberté d expression. Il invoque à cet égard les articles 10 et 11 de la Convention. La Cour considère qu il y a lieu d examiner ces griefs sous l angle de l article 10 de la Convention ainsi libellé dans ses parties pertinentes : «1. Toute personne a droit à la liberté d expression. Ce droit comprend la liberté d opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu il puisse y avoir ingérence d autorités publiques et sans considération de frontière. (...) 2. L exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l ordre et à la prévention du crime (...)» A. Sur la recevabilité 28. La Cour constate que ce grief n est pas manifestement mal fondé au sens de l article 35 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu il ne se heurte à aucun autre motif d irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable. B. Sur le fond 29. Le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d expression en raison de sa condamnation au pénal pour avoir été en possession, dans le bureau du parti politique dont il était président, de bulletins de ce parti. 30. Le Gouvernement conteste l existence d une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d expression. Il soutient que la condamnation du requérant au pénal résultait de la possession de documents interdits dans les bureaux du parti politique dont il était le responsable. D après lui, il ressort de la lecture des motifs de l ordonnance pénale et de la décision rendue par le tribunal correctionnel à la suite du pourvoi de l intéressé, qu il n y a eu aucune intervention restreignant la liberté d expression du requérant.

6 ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 1. Existence d une ingérence 31. La Cour l a souvent souligné, la liberté d expression consacrée par l article 10 constitue l un des fondements essentiels d une société démocratique, l une des conditions primordiales de son progrès et de l épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2, elle vaut non seulement pour les «informations» ou «idées» accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l esprit d ouverture sans lesquels il n est pas de «société démocratique» (voir, parmi beaucoup d autres, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, 42, série A n o 236 ; Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, 52, série A n o 323). Précieuse pour chacun, la liberté d expression l est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs. Ils représentent leurs électeurs, signalent leurs préoccupations et défendent leurs intérêts. (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV). 32. En l espèce, si la restriction incriminée - le Gouvernement le relève à juste titre ne concerne que la condamnation pour le non respect d une interdiction prononcée par un tribunal et non pas la condamnation du requérant pour avoir participé à l élaboration dudit tract, il convient néanmoins de constater que la condamnation du requérant réduit la liberté de communiquer des opinions et idées à autrui. L attachement de la Cour à la liberté d expression, sous toutes ses formes, et l importance qu elle lui accorde, en tant que valeur fondamentale et fondatrice d une société démocratique sont inconditionnelles. La Cour ne saurait donc tolérer que le principe de liberté d expression puisse être vidé de son sens par une quelconque restriction, fût-elle indirecte. 33. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une «restriction» est compatible avec la liberté d expression sauvegardée par l article 10 (voir, parmi beaucoup d autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, 51, Recueil 1998-VII ; Association Ekin c. France, n o 39288/98, 56, CEDH 2001-VIII ; Perna c. Italie [GC], n o 48898/99, 39, CEDH 2003-V). 34. Partant, des ingérences même indirectes comme c est le cas présent dans la liberté d expression d un homme politique, membre d un parti de l opposition, demande à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Castells c. Espagne, précité, 42). D ailleurs, la Cour rappelle avoir déjà jugé pour ce qui concerne les saisies des tracts politiques que l aspect préventif de cette mesure soulevait à lui seul des problèmes sur le terrain de l article 10 (Incal, précité, 56). 35. En l espèce, la Cour considère donc que la condamnation du requérant pour possession des bulletins interdits constituait une ingérence dans son droit à la liberté de communiquer des informations et des idées, protégé par l article 10 de la Convention.

ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 7 36. Toutefois, pareille immixtion enfreint l article 10, sauf si elle est «prévue par la loi», dictée par des visées légitimes au regard du paragraphe 2 et rendue «nécessaire» dans une société démocratique pour atteindre celles-ci. 2. Prévue par la loi 37. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les termes «prévue par la loi» imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible (voir, entre autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (n o 1), 26 avril 1979, 49, série A n o 30 ; Rotaru c. Roumanie [GC], n o 28341/95, 52, CEDH 2000-V). 38. On ne peut considérer comme une «loi» au sens de l article 10 2 qu une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d un acte déterminé. Elles n ont pas besoin d être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s accompagne parfois d une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l interprétation et l application dépendent de la pratique (Editions Plon c. France, n o 58148/00, 26, CEDH 2004-IV). 39. L appréciation du principe de légalité implique aussi le fait de vérifier si la manière dont le droit interne a été interprété et appliqué par les juridictions internes a produit des effets conformes aux principes de la Convention (Apostolidi et autres c. Turquie, n o 45628/99, 70, 27 mars 2007 ; Karademirci et autres c. Turquie, n os 37096/97 et 37101/97, 42, CEDH 2005-I). 40. En l espèce, l ingérence avait une base en droit interne puisque le requérant a été condamné en vertu de l article 526 de l ancien code pénal. L exigence d accessibilité de la loi se trouve remplie. 41. Quant à la prévisibilité, la Cour relève que le tribunal d instance pénale d İzmir a condamné le requérant sur le fondement de l article 526 de l ancien code pénal. Aux termes de cette disposition, l insoumission à un ordre émanant d une autorité compétente ou à une mesure de prévention prise par elle est punie d une peine d emprisonnement et d une amende. Les juridictions nationales ont considéré que le requérant avait enfreint cette disposition parce qu il était en possession de publications interdites par décisions judiciaires. Il s agit en l occurrence d une ordonnance d interdiction prise par le tribunal de paix d İzmir le 16 novembre 1999. La Cour note qu il n est aucunement établi, ni allégué du reste, que le requérant a eu connaissance de cette décision rendue le jour même de la perquisition. À cet égard, la Cour estime que l insoumission à une décision de justice ne

8 ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE peut être répréhensible que si celle-ci a été portée à la connaissance de l intéressé. Elle observe en outre que les juridictions internes n ont nullement pris en considération les contestations du requérant en ce sens. 42. Pour la Cour, dans les circonstances de la présente affaire, le requérant ne pouvait pas prévoir «à un degré raisonnable» que la possession des bulletins litigieux risquait de lui valoir des sanctions pénales en application de l article 526 de l ancien code pénal. Dans ces conditions, la Cour conclut que l exigence de prévisibilité n était pas remplie et que, par conséquent, l ingérence n était pas prévue par la loi. Partant, il y a eu violation de l article 10 de la Convention. 43. À la lumière de cette conclusion, la Cour n estime pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l article 10 de la Convention à savoir l existence d un but légitime et le caractère nécessaire de l ingérence dans une société démocratique ont été respectés en l espèce. III. SUR L APPLICATION DE L ARTICLE 41 DE LA CONVENTION 44. Aux termes de l article 41 de la Convention, «Si la Cour déclare qu il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d effacer qu imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s il y a lieu, une satisfaction équitable.» A. Dommage 45. Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu il aurait subi. 46. Le Gouvernement conteste cette somme. 47. La Cour constate que le requérant a payé 105 000 000 anciennes livres turques (TRL) à titre d amende encourue. Statuant en équité, sur la base de l ensemble des informations en sa possession, notamment des parités de change en vigueur au moment du paiement de cette somme, la Cour alloue au requérant 180 EUR pour dommage matériel, ainsi que 1 000 EUR au titre du dommage moral. B. Frais et dépens 48. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens. Il ne présente aucun document justificatif à l appui de sa demande. 49. Le Gouvernement conteste cette somme. 50. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En

ARRÊT GEMİCİ c. TURQUIE 9 l espèce et compte tenu d absence de documents justificatifs et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L UNANIMITÉ, 1. Déclare la requête recevable ; 2. Dit qu il y a eu violation de l article 6 1 de la Convention du fait de l absence d audience dans le cadre de la procédure pénale interne ; 3. Dit qu il y a eu violation de l article 10 de la Convention ; 4. Dit a) que l Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l arrêt sera devenu définitif conformément à l article 44 2 de la Convention, 180 EUR (cent quatre-vingts euros) pour dommage matériel et 1 000 EUR (mille euros) pour dommage moral à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d impôt ; b) qu à compter de l expiration dudit délai et jusqu au versement, ce montant sera à majorer d un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ; 5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 décembre 2008, en application de l article 77 2 et 3 du règlement. Françoise Elens-Passos Greffière adjointe Françoise Tulkens Présidente