Bruno Delarue Toulouse-Lautrec à Paris Monographies citadines
La peinture de Toulouse-Lautrec peut se résumer à une histoire de famille. La famille d origine, d abord, parmi les plus anciennes de l aristocratie française qui, comme toutes celles de même rang, ne peut que constater son déclin. Or c est à lui, Henri, le fils nabot à la croissance arrêtée certainement à la suite du mariage consanguin de ses parents, que va revenir de porter du haut de son mètre cinquante-deux ce nom au pinacle de l art français. Qui l aurait cru? Certainement pas son propre père, ce comte aux allures seigneuriales qui cumulera jusqu à la caricature toutes les tares réactionnaires. Et cela en plein Paris, bien loin des châteaux familiaux de la lointaine province. La famille inventée maintenant, celle des indéfectibles amis tels que Maurice Joyant connu sur les bancs de l école et qui remplacera Théo Van Gogh à la tête de la galerie Boussod-Valadon. Celui-ci recevra du comte Alphonse de Toulouse-Lautrec (qui ne comprenait rien à l art de son fils mais qui eut l honnêteté de ne pas se laisser influencer par sa gloire posthume) la jouissance des droits paternels et l autorisation d en gérer la succession, ce qu il fera au mieux en inventant le musée que lui consacrera la ville d Albi. Amitié avec le Dr Bourges avec lequel il partagera des années le même logement ; amitié avec ceux rencontrés à l atelier de Cormon : Louis Anquetin (à découvrir absolument), René Grenier chez qui il habitera en 1884 dans l immeuble où Degas avait son atelier, 19 rue Fontaine ; Henri Rachou qui l hébergea aussi dans son atelier du 22 rue Gagneron, l anglais Charles Conder qui le recevra à Londres en 1898. Lautrec ne vit jamais seul et même ses cousins aiment suivre ce parent déluré : Louis Pascal et Gabriel Tapié de Céleyran l accompagnent jusque dans les endroits les moins attendus pour ces gosses de bonne naissance. Tous ceux-là subiront cependant la tyrannie de Lautrec qui adorait par-dessus tout avoir de l autorité sur ses connaissances, prenant un malin plaisir à entraîner ses amis dans ses plus folles équipées. Et puis la famille de la nuit et des éclairages artificiels. Celle du cirque, celle du théâtre, celle des cafés-concerts, et surtout celle des bordels où il ira jusqu à prendre logement à la «maison» de la rue des Moulins, partageant ainsi comme nul autre l intimité des filles que l on paie. Au Chat noir, il rencontre Aristide Bruant, ces deux-là ne se quitteront plus et sûrement pas quand l ami rachètera l établissement qu il nommera Le Mirliton ; au cirque Fernando il rencontre la clownesse Cha-U-Kao dont il fit un formidable portrait (p 11) que l acheteur, le collectionneur Camondo, n eut pas le courage d exposer parmi sa collection et l accrocha dans un réduit ; à L Elysée Montmartre où Dufour, le chef d orchestre, invente le French Cancan qu il fait danser à son fameux quadrille, il croise la Goulue et Valentin-le-Désossé. Il les retrouvera au Moulin-Rouge, inauguré en octobre 1889, où se donneront en spectacle Jane Avril 2 3
qui le fascinera littéralement, la Môme Fromage, Gueule d égout mais aussi La Macarona et Nini Pattes-en-l air. Avec toutes ces gueules-là, tous personnages hauts en couleur, les relations, comme dans toutes les familles, n ont pas toujours été faciles. Au Divan Japonais, Yvette Guilbert, furieuse de se voir ainsi enlaidie, eut bien du mal à comprendre combien Lautrec participa à sa célébrité. «Petit monstre! Mais vous avez fait une horreur.» Dans la chambre de May Belfort, sadique et cinglée, il lui en coûta certainement de partager le lit avec Jane Avril ou May Milton. Un drôle de monde qui ne voit pas le jour, ni les rues ni les jardins. Un monde interlope où seulement compte la figure humaine. Comme avec le paysage qu il ravale à l unique rôle d accessoire, signifiant bien là sa non-appartenance à l impressionnisme, Lautrec ne montre rien du Paris des boulevards et des quartiers. Son Paris n a pour seuls cieux que ceux des lits des chambres des maisons closes : exotiques, bateaux ou mérovingiens mais aussi lits sans ciel. A se demander s il lui arriva une seule fois de flâner. Seulement la nuit et ses oiseaux nocturnes avec lesquels il partage les folies et les misères individuelles, mais aussi l esprit de la fête. Témoin privilégié, jamais il ne jugera ni du bien ni du mal de cette famille qui l acceptera malgré sa laideur et son infirmité, et qui lui permettra aurait-il pu le faire ailleurs? d assouvir ses besoins sexuels qui semblent inversement proportionnels à sa taille. «L amour! ça n existe pas» dira-t-il à Yvette Guilbert. «Toulouse-Lautrec est le vrai classique de la seconde moitié du XIX e siècle, parce qu il a su réunir dans la figure humaine la modernité de l instant et la vérité de tous les temps.» Bruno Foucart Ci-contre Un coin du Moulin de la Galette, 1892 huile sur toile 100 x 89cm National Gallery of Art, Washington Awesome art 4
Portraits de famille L art de Lautrec peut donc se comprendre comme un immense portrait de famille où les bals du Moulin-Rouge et les scènes de maisons closes seraient des soirées chez des amis ou des réunions entre cousins, lieux familiers dans lesquels le peintre n est jamais voyeur car jamais étranger. C est pourquoi s y retrouvent toujours les mêmes personnages, s y distinguent les mêmes silhouettes et s ignorent les mêmes groupes. C est justement dans cette relation de Lautrec avec son sujet que tient la force de son art qu accompagne un extraordinaire talent de dessinateur. Ici, aucun pathos inutile. Personne, pas plus Lautrec que les acteurs de ces nuits sans fin ne se plaignent ni n étalent leur misère morale même si flotte au-dessous des rampes de lumière le halo d une indéniable tristesse. Car Valentin-le-Désossé a beau garder son flegme, Chocolat se contorsionner et les filles lever haut les jambes pour dévoiler les couches nombreuses de leurs jupons, la nuit de Paris dans ces mondes clos n a pas la fraîcheur des bals de l île de Chatou, ni ne rappelle la légèreté de celui du Moulin de la Galette quand danseurs et danseuses s aiment en plein air sous les lampions du jardin du cabaret montmartrois. Ici, si l on vient pour vivre intensément, Page de gauche La Goulue entrant au Moulin-Rouge, 1892 huile sur carton 80 x 60 cm The Museum of Modern Art, New York Awesome art Ci-contre Jane Avril dansant, 1892 huile sur carton 84 x 44 cm Musée du Louvre, Galerie du Jeu de Paume, Paris Awesome art Page 9 Au cirque Fernando, 1887-1888 huile sur toile 100,3 x 161,3 cm The Art Institute of Chicago, USA Bridgeman Images 6 7
d évidence on vient mourir un peu car on ne peut brûler impunément parmi les alcools forts et les sexes partagés. Lui en mourra à trente-sept ans, cumulant toutes les maladies (vérole et alcoolisme) Il eut même l art de ne pas s en plaindre. Lautrec n a pas que du talent, il a aussi de l éducation. Donc nulle vulgarité dans la représentation de Gueule d égout ou de Suzanne Valadon en Gueule de bois, pas plus que quand il montre la toilette intime d une fille de joie ou deux amies au lit. Bien que chez Lautrec une paire de fesses reste un vrai cul, rien n est sale, et surtout pas ce que réprouve la morale bourgeoise. Il y a dans tous ces personnages une formidable dignité, notamment celle qui permet de faire face à la solitude. Seuls les regards, dans de lourds silences que n arrivent pas à recouvrir les cuivres des orchestres, laissent entrevoir de ténébreux vécus. Affaires personnelles, mais surtout pas affaire de peinture. Il ne sera rien dit ici du destin de Jane Avril qui, internée très jeune pour maladie nerveuse dans le service du Dr Charcot à la Salpêtrière, fut par le plus grand des hasards sauvée grâce à l illumination de la danse avant de replonger définitivement dans la folie ; pas plus que celui de tel ou tel autre des personnages, clients comme acteurs, qui hantent, souvent pour mieux se fuir, ces soirées du bout de la nuit. 8
«Avec les femmes, autour des femmes, il contente à la fois sa gloutonnerie et sa curiosité du corps et du cœur féminin, qui est insatiable. Ce qu il satisfait peut-être le mieux, c est le besoin d aimer qui renaît sans cesse dans un cœur qui n est pas, lui, contrefait.» Thadée Natanson «Ceux qui s en foutent ne s en foutent pas, parce que ceux qui s en foutent ne disent pas qu ils s en foutent.» Page de gauche Au cirque crayon et pastel sur papier akg-images Ci-contre La Clownesse Cha-U-Kao, 1895 huile sur carton 57 x 42 cm Musée du Jeu de Paume, Paris akg-images 11