Pierre Lepère Les Roses noires de la Seine-et-Marne roman Noire / La Différence
L imprécateur 1 Le jeune homme se tenait sous l abribus, indifférent aux regards obliques dont il était l objet. Il était vêtu d une ample djellaba en grosse laine brune et une calotte brodée épousait étroitement la forme de son crâne pour qu il ne risque pas de la perdre pendant ses cinq prières quotidiennes. Un autobus flambant neuf déboucha en trombe de l avenue de la Gare. L intérieur du véhicule était équipé d une caméra vidéo installée, comme toutes celles de Crayencourt, par la société Ibis Sécurité. Après avoir validé son ticket, Rachid alla s asseoir sur une banquette, près de la porte intermédiaire. Sa tête bourdonnait comme une ruche. Les recommandations de l homme rencontré la veille dans un entrepôt désert de la Zone industrielle résonnaient encore à ses oreilles : «Tu as 9
bien compris ce que tu dois faire? Il faut que tu marques les esprits, qu on se souvienne de tes paroles et de tes gestes, que tu fasses peur. Ce devrait être facile pour toi et ça nous simplifiera la tâche par la suite.» Il se mit à prier, le front baissé et les yeux clos, égrenant un chapelet de buis entre ses doigts tremblants. À l arrêt suivant, il se leva pour se poster au milieu de la travée centrale. Un cahot le projeta contre l épaule d une petite vieille qui se dressa comme une poupée mécanique dont on aurait pressé le ressort. Elle lui lança un coup d œil terrifié puis se rendormit. Le chauffeur maniait les commandes avec dextérité, tassé sur lui-même, attentif à son tableau de bord en même temps qu aux aléas de la route qui serpentait entre des villas bâties sur le même modèle résidentiel. À mesure qu on approchait du terminus, le bus s était rempli et il s engagea enfin dans la rue Chantereine, à quelques centaines de mètres de l Hôtel de Police. C était le lieu et le moment. Rachid respira un grand coup, sortit le Coran de sa poche et, brandissant le livre saint comme une arme de 10
poing, il cria de sa voix rauque, écorchée, gutturale, d abord dans sa langue ancestrale puis dans celle de son pays natal la France depuis vingtcinq ans que le temps de la haine et de la vengeance était venu, qu ils étaient tous des chiens de l Enfer et que cette ville de riches et de mécréants serait bientôt anéantie dans un déluge de fer et de feu, tout comme ses élites et ses représentants, le chef de la Police municipale en tête, le commandant Barral, le seul qu il cita nommément en enflant rageusement le ton. Dans l exaltation de sa diatribe, il se prenait au jeu, il défaillait, le front emperlé de sueur, le bras droit tressautant et les jambes saisies de convulsions. Ceux qui le côtoyaient en évitant son contact avaient reflué vers le fond dès qu ils l avaient entendu brailler. La vieille femme de tout à l heure se réveilla en poussant un glapissement strident qui rameuta les usagers avec d autant plus d audace que le forcené n était manifestement armé que de son petit livre relié en maroquin vert au lieu du couteau de boucher qu ils pouvaient redouter. L entourant brusquement en un groupe compact, ils se jetèrent sur lui et le ceinturèrent sans susciter de la part de leur proie la moindre tentative pour leur échapper. 11
Le bus se gara en catastrophe. Placé sous la protection du chauffeur en attendant l arrivée des renforts, Rachid ne bougeait pas, KO debout. * Les agents de la force publique vinrent le cueillir en douceur et l emmenèrent, menottes aux poignets, dans le hall où l attendait le capitaine Sambart. On le met au frais? demanda le lieutenant Gallocchio à son supérieur. C était un Corse de vingt-huit ans, la dernière recrue de la brigade. De taille moyenne, les membres grêles et le corps efflanqué, il dégageait une énergie qu il semblait gérer difficilement. D immenses yeux bleu indigo lui mangeaient le visage. Ses cheveux noirs lissés au gel étaient coiffés en arrière et une fine moustache apportait une touche virile à ses traits pâles d une beauté classique qui rappelait les stars du muet Rudolf Valentino ou Ramon Novarro. Bernard Sambart, à l aube de la cinquantaine, était plus grand, moins maigre que son subordonné. Il avait le teint olivâtre d un malade du 12
foie et, comme pour démentir la froideur distante de ses yeux noirs aux pupilles étroites, sa bouche en lame de couteau affichait le sourire d un homme détendu. Oui, Angelo. Même s il n est pas ivre car il m a tout l air d un parfait musulman, mets-le en cellule de dégrisement. La scène a été enregistrée, j ai hâte de la voir. D après l appel du chauffeur, il en voulait surtout au chef. Je vais l avertir, rejoins-nous après. Gallocchio se rembrunit. Il n arrêtait pas de se prendre la tête avec le commandant. Quand, la semaine dernière, celui-ci avait changé au dernier moment son planning du week-end, ça l avait rendu fou furieux et il avait rué dans les brancards. Barral s était contenté de lui adresser l un de ses larges sourires qui faisaient briller sa prémolaire en or et lui évitaient de s expliquer. Allez, radine-toi, dit-il à Rachid qui, depuis son arrestation, ressemblait à un zombie et qu il dut soutenir jusqu à la petite pièce vitrée aménagée dans un coin. 13
DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE L Héritage de la nuit, roman, 1995. Monsieur d ailleurs, roman, 1996. Le Petit Anarchiste, roman, 2001. Un couple désespéré, roman, 2006. L Âge du furieux, essai, collection «Minos», 2006. Cœur citadelle, poèmes, 2008. La Folardie, roman, 2009. Le Ministère des ombres, roman, 2010. Un prince doit venir, roman, 2011. Le Locataire de nulle part, poème, 2013. Marat ne dort jamais, roman, 2014. CHEZ D AUTRES ÉDITEURS Les Antipodes, poèmes, Gallimard, 1976. L Imprévu de tout désir, poèmes, Gallimard, 1990. Création poétique et Poésie, essai, Pierre Bordas et fils, 1990. L Ami d Angelo, roman, Gallimard jeunesse, 1999. Fragile paradis, roman, Berg international, 2001. Au nom de la Pompadour (avec J.-P. Desprat), roman, Flammarion, 2001. La gloire est un éclat de verre, roman, L Archipel, 2002. Les Lèvres de la Joconde, roman, L Archipel, 2003. La Jeunesse de Molière, roman, Gallimard, «Folio junior», 2003. La Dame de Provins, roman, L Archipel, 2004. L Étoile absinthe, roman, Verticales/Gallimard, 2005. SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau 75020 Paris, 2015.