CHAPITRE 3 LES CRIMES DE GUERRE

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Transcription:

CHAPITRE 3 Bibliographie. Yann Jurovics, «Crimes de guerre», Jurisclasseur Droit international, fasc. 412 ; Frédéric Mégret, «Les crimes de guerre», in G. Carlizzi, La Corte penale internazionale : problemi e prospettive, Vivarium, Napoli, 2003, pp. 119-158 ; Céline Renaut, «La place des crimes de guerre dans la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux», in Paul Tavernier (dir.), Actualité de la jurisprudence pénale internationale : à l'heure de la mise en place de la Cour pénale internationale, Bruylant, Collection du CREDHO, Bruxelles, 2004, pp. 21-35 Les crimes de guerre sont des crimes commis en violation du droit international humanitaire applicable durant les conflits armés. Comme on l a vu dans la Première partie, le droit international humanitaire au sens général se divise en deux grands corps de règles : les règles relatives à la protection des victimes des conflits armés, qui sont gouvernées par le principe d humanité - et des règles relatives à la conduite des hostilités. On parle aussi souvent, de manière très schématique, du droit de Genève et du droit de La Haye, par référence aux villes dans lesquelles les conventions initiales portant d une part sur la protection des victimes (Genève) et d autre part sur la conduite des hostilités (La Haye), ont été élaborées. Car le droit international humanitaire est essentiellement, à l origine, un droit conventionnel, même si l on peut considérer que la plupart de ses règles fondamentales ont aujourd hui un statut coutumier (v. supra p. 61). Comment passe-t-on du droit international humanitaire au droit international pénal? Selon Georges et Rosemary Abi-Saab, «pour que la violation d une règle du jus in bello ait l effet spécial d engager la responsabilité pénale individuelle, il faut établir non seulement l existence de la règle violée en droit international, mais également l existence d une règle secondaire, normalement coutumière, qui attribue à la règle cet effet spécial.» («Crimes de guerre», in H. Ascensio, E. Decaux, A. Pellet,, Paris, Pedone, 2000, pp. 265-291 et ici p. 278). Nous allons maintenant procéder à un examen chronologique et analytique des différents textes qui comprennent ces deux normes, primaires et secondaires. Ceci nous permettra d examiner l origine et le développement de la notion de crime de guerre.

LES CRIMES CONTRE LA PAIX ET LA SÉCURITÉ DE L HUMANITÉ 1 ) Les Tribunaux militaires internationaux Le statut du tribunal militaire international de Nuremberg prévoit que le tribunal sera compétent pour juger des crimes de guerre, définis dans l article 6 b) comme suit (nous soulignons) : «b) Les crimes de guerre : c est à dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l assassinat, les mauvais traitements ou la déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif, des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;» On voit que les crimes de guerre sont définis de manière très générale comme étant des violations des lois et coutumes de la guerre. L énumération des actes qui suit n est qu illustrative, comme l indique le membre de phrase «sans y être limitées». Les deux tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo ont repoussé toute objection fondée sur le principe de légalité nullum crimen, nulla poena sine lege, au motif que les incriminations prévues dans le statut résultaient du droit conventionnel mais avaient, dès 1939, acquis le statut de normes relevant du droit international général (cf. supra, p. 50). En fait, comme le font encore observer Georges et Rosemary Abi-Saab, le Tribunal oubliait que son statut était le premier instrument international à associer aux règles primaires interdisant un certain nombre de comportements une règle secondaire prévoyant une sanction individuelle contre les personnes enfreignant ces interdictions. Il y avait donc bien une faille dans le «système» normatif de Nuremberg, qui tenait au fait que, si les comportements énumérés dans le Statut étaient effectivement prohibés en 1939, le principe de la responsabilité individuelle en droit international n était pas établi à cette date. Les développements ultérieurs ont précisément visé à mettre un terme à ce reproche de rétroactivité. C est un des buts poursuivis par les conventions de Genève sur le droit international humanitaire dans leur composante pénale. 2 ) Les conventions de Genève du 12 août 1949 et leurs protocoles additionnels Les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 n utilisent pas le terme de «crime de guerre» dans les dispositions relatives à la «répression des abus et des infractions». Elles définissent en revanche un certain nombre d «infractions graves», dans leurs articles respectifs 50/51/130/147. Cette 204

expression a été préférée au terme de «crime de guerre» pour mettre en valeur le caractère proprement conventionnel des incriminations ainsi définies. Mais le Protocole I de 1977 permet de dissiper tout doute quant à la relation logique qui réunit les notions de «crime de guerre» et d infraction grave dans la mesure où son article 85 5 stipule : «Sous réserve de l application des Conventions et du présent protocole, les infractions graves à ces instruments sont considérées comme des crimes de guerre.» Les «infractions graves» apparaissent ainsi comme une traduction conventionnelle, attachée au texte des conventions de Genève, des crimes de guerre. La notion de crime de guerre englobe donc celle d infractions graves, qui en sont un type particulier. Comment les conventions définissent-elles ces infractions graves? La formulation est identique dans les Conventions I et II (art. 50 et 51 respectivement). Les infractions graves y sont définies comme des infractions «qui comportent l un ou l autre des actes suivants, s ils sont commis contre des personnes ou des biens protégés par la Convention : l homicide intentionnel, la torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l intégrité physique ou à la santé, la destruction et l appropriation des biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire.» (Nous soulignons) Les Conventions III et IV rajoutent à cette énumération un certain nombre d éléments en fonction de leur objet. L article 130 de la Convention III, relative aux prisonniers de guerre ajoute ainsi les actes suivants : «( ) le fait de contraindre un prisonnier de guerre à servir dans les forces armées de la Puissance ennemie, ou celui de le priver de son droit d être jugé régulièrement et impartialement selon les prescriptions de la présente Convention.» L article 147 de la Convention IV, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, ajoute également «la déportation ou le transfert illégaux, la détention illicite, ( ) la prise d otages ( )». Le Protocole II de 1977 relatif à la protection des victimes de conflits armés non internationaux ne contient aucune disposition pénale. En revanche, le Protocole I relatif aux victimes des conflits armés internationaux étend encore la liste des infractions graves applicables dans les conflits armés internationaux. L article 11 contient des règles fondamentales relatives à la «protection de la personne». Il protège la santé 205

LES CRIMES CONTRE LA PAIX ET LA SÉCURITÉ DE L HUMANITÉ et l intégrité physiques ou mentales des personnes au pouvoir de la Partie adverse ou privées de liberté. Il est ainsi interdit de soumettre une personne à un acte médical qui ne serait pas motivé par l état de santé de cette personne ou qui ne serait pas conforme aux normes médicales généralement reconnues. En particulier il est interdit de pratiquer sur une personne, même avec son consentement, des mutilations physiques, des expériences médicales ou scientifiques, des prélèvements de tissus ou d organes pour des transplantations, sauf si ces actes sont justifiés au regard du premier paragraphe (par l état de santé de la personne etc.) Quant paragraphes 3 et 4 de l article 85 du Protocole I, ils viennent établir toute une série d incriminations, pour la plupart liées au «droit de La Haye», c est à dire au droit lié à la conduite des hostilités : «3. Outre les infractions graves définies à l article 11 les actes suivants, lorsqu ils sont commis intentionnellement, en violation des dispositions pertinentes du présent Protocole, et qu ils entraînent la mort ou causent des atteintes graves à l intégrité physique ou à la santé, sont considérés comme des infractions graves au présent Protocole : a) soumettre la population civile ou des personnes civiles à une attaque ; b) lancer une attaque sans discrimination atteignant la population civile ou des biens de caractère civil, en sachant que cette attaque causera des pertes en vies humaines, des blessures aux personnes civiles ou des dommages aux biens de caractère civil, qui sont excessifs au sens de l article 57, paragraphe 2 a) iii * ; c) lancer une attaque contre des ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses, en sachant que cette attaque causera des pertes en vies humaines, des blessures aux personnes civiles ou des dommages aux biens de caractère civil, qui sont excessifs au sens de l article 57 paragraphe 2 a) iii ; d) soumettre à une attaque des localités non défendues et des zones démilitarisées ; e) soumettre une personne à une attaque en la sachant hors de combat ; f) utiliser perfidement ( ) le signe distinctif de la croix rouge, du croissant rouge ou du lion-et-soleil rouge ou d'autres signes protecteurs reconnus par les Conventions ou par le présent Protocole. 4. Outre les infractions graves définies aux paragraphes précédents et dans les Conventions, les actes suivants sont considérés comme des infractions graves au Protocole lorsqu'ils sont commis intentionnellement et en violation des Conventions ou du présent Protocole : a) le transfert par la Puissance occupante d'une partie de sa population civile dans le territoire qu'elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l'intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d'une partie de la population de ce territoire, en violation de l'article 49 de la IVe Convention ; b) tout retard injustifié dans le rapatriement des prisonniers de guerre ou des civils ; 206

c) les pratiques de l'apartheid et les autres pratiques inhumaines et dégradantes, fondées sur la discrimination raciale, qui donnent lieu à des outrages à la dignité personnelle ; d) le fait de diriger des attaques contre les monuments historiques, les œuvres d'art ou les lieux de culte clairement reconnus qui constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples et auxquels une protection spéciale a été accordée en vertu d'un arrangement particulier, par exemple dans le cadre d'une organisation internationale compétente, provoquant ainsi leur destruction sur une grande échelle, alors qu'il n'existe aucune preuve de violation par la Partie adverse de l'article 53, alinéa b, et que les monuments historiques, œuvres d'art et lieux de culte en question ne sont pas situés à proximité immédiate d'objectifs militaires ; e) le fait de priver une personne protégée par les Conventions ou visée au paragraphe 2 du présent article de son droit d'être jugée régulièrement et impartialement.» * L article 57 1 pose le principe général selon lequel : «Les opérations militaires doivent être conduites en veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère civil.» Et le par. 2 a) iii énonce en particulier : «En ce qui concerne les attaques, les précautions suivantes doivent être prises : a) Ceux qui préparent ou décident une attaque doivent : ( ) iii) S abstenir de lancer une attaque dont on peut attendre qu elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l avantage militaire concret et direct attendu» Voici donc adopté, avec les conventions et leur Protocole I, tout un «code» d infractions graves constitutives de «crimes de guerre». Comme on le sait, les conventions n ont jamais été mises en œuvre dans leur volet pénal à partir de leurs seules dispositions. Il a fallu la création des tribunaux ad hoc pour qu elles trouvent véritablement à s appliquer, mais indirectement, du fait de l incorporation des incriminations dans les statuts des deux tribunaux. 3 ) Les tribunaux ad hoc sur l ex-yougoslavie et le Rwanda L article 2 du statut du T.P.I.Y., intitulé «Infractions graves aux conventions de Genève» donne compétence au Tribunal pour poursuivre «les personnes qui commettent ou donnent l ordre de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir les actes suivants dirigés contre des personnes ou des biens protégés aux termes des dispositions de la Convention de Genève pertinente ( ).» Suit la liste complète des «infractions graves», réunissant donc les infractions énumérées dans les conventions I et II, plus les infractions propres aux conventions III et IV (art. 50/51/130/147). L article 3 du statut du T.P.I.Y., intitulé «violations des lois ou coutumes de la guerre» prévoit la compétence du Tribunal pour poursuivre les auteurs de 207

LES CRIMES CONTRE LA PAIX ET LA SÉCURITÉ DE L HUMANITÉ violations des «lois ou coutumes de la guerre». L article donne une liste d actes prohibés dans la conduite des hostilités, issus du Règlement de 1907 et du Protocole I de 1977 aux Conventions de Genève comme la prohibition de l emploi d armes toxiques ou la destruction sans motif des villes et des villages. Il prévoit cependant que cette liste n est pas limitative. Il semble donc a priori qu une division s instaure au sein du statut entre un article 2 qui donnerait compétence au T.P.I. pour connaître des violations au «droit de Genève» autrement dit aux règles de protection des victimes de conflits armés et un article 3 qui viserait les violations du «droit de La Haye» c'est-à-dire les règles relative à la conduite des hostilités. Nous verrons que le T.P.I.Y. a interprété cette répartition en deux articles tout autrement (cf. infra pp. 225 et s.) L approche choisie pour la compétence du T.P.I.R. est toute autre. Prenant en compte le caractère fondamentalement interne du conflit rwandais, les rédacteurs du statut ont limité étroitement la compétence du Tribunal en matière de crimes de guerre. L article 4 du Statut donne en effet compétence au Tribunal pour connaître des «violations graves de l article 3 commun aux Conventions de Genève ( ) et du Protocole additionnel II» à ces mêmes conventions. Suit une liste non limitative d infractions, qui opère une synthèse entre les interdictions formulées à l article 3 commun et les interdictions que l on trouve dans le Protocole II. La question s est posée de savoir si les violations graves de l article 3 commun et du Protocole II étaient de nature, en dehors du Statut du T.P.I.R., à engager la responsabilité pénale individuelle de leur auteur. Dans son fameux arrêt Tadić I, la Chambre d appel du T.P.I.R. démontre que tel est le cas, au cours d une longue description de l évolution du droit international des conflits armés et d un vibrant plaidoyer en faveur de l égalisation des régimes applicables aux conflits armés internationaux et aux conflits armés non internationaux ( 128 et s. de l arrêt. V. également jugement Akayesu, 601-617). Les rédacteurs de ces deux statuts se sont donc efforcés de prendre ce qui, dans la catégorie très large et diverse des «crimes de guerre», leur paraissait approprié au regard de la situation envisagée. Il s agit donc bien d une liste de crimes ad hoc fixant la compétence ratione materiae d un tribunal ad hoc. Différente est la démarche adoptée par les rédacteurs du Statut de Rome. Là aussi, il s agissait ni plus, ni moins de définir la compétence ratione materiae de la Cour. Pourtant, l enjeu que représentait la négociation d un traité durable et difficilement modifiable a encouragé les rédacteurs à procéder comme pour l élaboration d un véritable code des crimes internationaux et en particulier des crimes de guerre. 208

4 ) Le Statut de la Cour pénale internationale L article 8 du statut le plus long du statut révèle la complexité de la matière. Cet article prévoit que la Cour est compétente pour connaître des crimes de guerre, «en particulier lorsque ces crimes s inscrivent dans un plan ou dans une politique ou lorsqu ils font partie d une série de crimes analogues commis sur une grande échelle». Il s agit bien sûr d une condition de compétence et non d une condition substantielle qui viendrait affecter les éléments constitutifs des crimes de guerre. Qui plus est, il ne s agit pas d une condition au sens strict, mais plutôt d une simple indication, tendant à encourager la Cour à éviter de prendre en compte des cas isolés de crimes de guerre pour privilégier des actes commis dans un contexte systématique ou massif. Cette interprétation est confirmée par les travaux préparatoires qui montrent que l ajout de ce membre de phrase résulte de la préoccupation exprimée par plusieurs Etats dont les Etats-Unis de ne pas voir leurs soldats attraits devant la Cour pour des crimes de guerre isolés. Mais la proposition des Etats- Unis selon laquelle la Cour ne pourrait connaître de ces crimes seulement (only) lorsqu ils font partie d une série de crimes analogues commis sur une grande échelle, fut repoussée, au profit du terme «en particulier». Les crimes de guerre sont rangés en quatre catégories distinctes qui correspondent en fait à chaque fois à une source normative particulière, soit formelle, soit substantielle : - L article 8 2 a) recense les infractions graves aux conventions de Genève de 1949 du 12 août 1949, «à savoir les actes ci-après lorsqu ils visent des personnes ou des biens protégés par les dispositions des Conventions de Genève». Suit une liste d actes qui reprend en totalité les infractions graves énumérées dans les quatre conventions. - L article 8 2 b) vise les «autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux dans le cadre établi du droit international», c'est-à-dire les actes interdits par le Règlement de la Convention de La Haye IV de 1907 et par le Protocole I additionnel aux conventions de Genève de 1977. - L article 8 2 c) incrimine «les violations graves de l article 3 commun aux quatre conventions de Genève» en cas de conflit armé non international, à savoir un certain nombre d actes commis «à l encontre de personnes qui ne participent pas directement aux hostilités». - enfin l article 8 2 e) incrimine les «autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés ne présentant pas un caractère international, dans le cadre établi du droit international», c'est-à-dire tous les autres actes interdits dans les conflits armés non 209

LES CRIMES CONTRE LA PAIX ET LA SÉCURITÉ DE L HUMANITÉ internationaux, y compris ceux prohibés par le Protocole II aux Conventions de Genève. S il tire son inspiration du droit conventionnel, l article 8 n en est pas pour autant le reflet exact. Certaines avancées ont pu être accomplies au cours de la rédaction du statut, notamment par l ajout d incriminations relatives aux crimes sexuels (8-b-xxii et e-vi), à la protection du personnel et du matériel des missions d aide humanitaire ou de maintien de la paix (8-b-iii et e-iii) ou encore à la protection des enfants dans les conflits armés (art. 8 b-xxvi et e- vii). A l inverse, on peut aussi constater un certain nombre de reculs et notamment : - les attaques susceptibles de causer des dommages «étendus, durables et graves à l environnement naturel» ne sont pas interdites de manière absolue, à l image de l article 55 1 du Protocole I, mais soumises au principe de proportionnalité qui veut qu elles ne constituent un crime que si ces dommages sont «manifestement excessifs par rapport à l ensemble de l avantage militaire concret et direct attendu» (art. 8 2 b-iv). - l emploi des armes, projectiles, matières et méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus ou des souffrances inutiles ou à frapper sans discrimination dont l interdiction constitue un principe fondamental du «droit de La Haye» - est un crime «conditionné» au constat d une «interdiction générale» et d une inscription dans une «annexe» du Statut par voie d amendement (art. 8 2 b-xx). On reconnaît là les conséquences négatives des discussions autour de l illicéité de l usage des armes nucléaires au regard du D.I.H. Ces écarts ont conduit les rédacteurs à recourir à une clause de sauvegarde, pour bien distinguer l acte conventionnel du droit coutumier et faire en sorte que le premier n empêche pas l évolution du second. L article 10 du statut prévoit en effet que : «Aucune disposition du présent chapitre ne doit être interprétée comme limitant ou affectant de quelque manière que ce soit les règles du droit international existantes ou en formation qui visent d autres fins que le présent Statut.» Le Statut établit par ailleurs deux limitations potentielles à la répression particulière des crimes de guerre : - Le très discuté et controversé article 124, intitulé «disposition transitoire» permet à un Etat de faire une réserve lors de la ratification du Statut afin d échapper pour une période de sept ans à la compétence de la Cour en matière de crimes de guerre. Seules la Colombie et la France ont recouru à cet article. La France a retiré sa déclaration le 15 juin 2008 (déclaration parvenue au Secrétaire général 210

de l Organisation des Nations Unies, dépositaire, le 13 août 2008). Même si la Colombie n a pas effectué de retrait explicite, les effets de la disposition sont arrivés à leur terme le 1 er novembre 2009. - Comme on y reviendra plus loin (cf. infra p. 438), l article 33 du Statut exclut l excuse de «l ordre reçu» par un supérieur hiérarchique des motifs d exonération de la responsabilité pénale sauf pour les crimes de guerre, ceci à la double condition que le subordonné n ait pas su que l ordre était illégal et que l ordre n ait pas été manifestement illégal. * Nous voici au bout de notre inventaire provisoire des crimes de guerre en droit positif. On constate qu il existe quatre grands ensembles de crimes de guerre obéissant grossièrement à une division en fonction de deux grandes lignes de partage : - La distinction entre conflit armé international (ci-après CAI) et conflit armé non international (ci-après CANI). - La distinction entre la violation des règles relatives à la protection des victimes des conflits (droit de Genève) et la violation des règles relatives à la conduite des hostilités (droit de La Haye). La première ligne de partage renvoie aux éléments contextuels des crimes de guerre (Section 1), tandis que la seconde a trait aux crimes sous-jacents qualifiables de crimes de guerre (Section 2). SECTION 1 LES ÉLÉMENTS CONTEXTUELS 211