Article. «L abribus» Laurier Veilleux. XYZ. La revue de la nouvelle, n 38, 1994, p. 47-50. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :



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Article «L abribus» Laurier Veilleux XYZ. La revue de la nouvelle, n 38, 1994, p. 47-50. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/4289ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 10 October 2015 07:38

L'ABRIBUS LAURIER VEILLEUX m9m uand j'arrivai dans la partie «salon» du loft que nous partagions depuis à peine un mois, je la trouvai prostrée, assise au milieu de la pièce sur un pouf en peau de crocodile qu'elle m'avait affirmé avoir rapporté d'un voyage en Afrique, mais que je l'avais toujours soupçonnée d'avoir acheté dans un bric-à-brac de la rue de la Gare. Ses cheveux cachaient la presque totalité de son visage. Mais cela ne m'empêcha pas de voir que le rimmel avait coulé avec les larmes et que des cernes profonds faisaient des demi-lunes sous ses yeux vifs d'habitude, mais maintenant complètement éteints. Vides. Les jambes écartées, sa jupe remontée très haut sur les cuisses, elle avait introduit dans sa bouche le canon d'un Beretta qu'elle regardait avec fascination. Je m'arrêtai près du portemanteau qui servait de frontière entre le portique et le salon. Sa collection de parapluies six en fait y était suspendue. Quand elle me vit, elle garda un moment la pose. Elle retira le canon de l'arme d'entre ses lèvres peintes en mauve et la pointa sur moi. Sa salive laissait une trace luisante sur l'acier du revolver. Comme si une énorme limace s'y était traînée en tous sens pendant des heures. Je vis que le cran de sécurité avait été enlevé. Je restai de glace. Puis, sans que rien dans la scène que je venais de contempler ne le laissât présager, elle se mit à rire. Très doucement. De tout petits bruissements. Ses yeux reprirent un peu d'éclat quand elle déposa l'arme sur le tapis du salon. Insecte sombre au milieu d'éclaboussures de laines de couleurs. Elle se mit à parler. À une vitesse difficile à imaginer pour qui l'avait connue. Elle d'habitude si calme, si posée. Du moins en apparence. Maintenant, ses pleurs mêlés de cris vibraient dans la pièce. Pendant un 47

court instant, j'eus sous les yeux une vieille enfant. Laide. À la limite du repoussant. Ses mains accompagnaient ses mots, les soutenant. Traçant dans l'air des formes incertaines, mais que je pouvais assez facilement reconnaître. Un autre que moi aurait sans doute cru qu'elle avait bu. Elle était simplement terrifiée. Au bord de la crise de nerfs. Je devinais plus que j'entendais ses mots dont le sens m'était on ne peut plus familier. Dans l'abribus où elle avait gelé pendant au-delà de trois quarts d'heure, elle avait à nouveau été victime d'une de ses «crises». Sous ses yeux, l'abribus s'était transformé en une immense gare déserte. Entièrement couverte de glace. Dedans comme dehors. D'un seul coup, la panique était tombée sur sa nuque. Avait pétrifié son ventre. Elle avait basculé sous la violence du choc. Elle me dit avoir eu alors l'impression très nette d'avoir été tranformée en souche. La peur lui fouillait les reins comme une lame chauffée à blanc. Un homme, seulement vêtu d'un grand ciré noir et d'espadrilles rouge sang, était passé tout près d'elle, montant à cru un immense cheval bai. Au poignet gauche de l'homme brillait et tintinnabulait un lourd bracelet d'argent que les lumières et les murs recouverts de glace de la gare faisaient briller de façon menaçante. Elle avait senti l'odeur de la bête quand cette dernière l'avait frôlée, la renversant presque. Un loup albinos suivait de près l'étrange équipage en hurlant, bave aux babines. Ni l'homme ni les bêtes ne lui accordèrent un regard. Pourtant, elle savait de façon absolument certaine que c'était pour elle qu'ils étaient là. Elle n'eut même pas envie de tricher. Elle savait. Ils reviendraient et la tueraient... Elle était aussi sûre de cela que l'on est certain de retrouver son visage dans le miroir au matin. La salle centrale de la gare où elle se tenait s'était nettement assombrie. Elle regarda l'heure, mais la vitre de sa montre était recouverte d'une pellicule de glace qu'elle ne parvint pas à entamer malgré ses efforts. De très loin lui parvenaient des bruits de portes fermées avec violence, de clés forçant des serrures qui résistaient. Puis le silence. 48

Et puis d'autres bruits. Un clapotis qui bientôt se mua en ce qui lui sembla être le fracas de la mer. Elle était persuadée que la gare où elle se trouvait allait être balayée d'un seul coup par un immense raz-de-marée. Au lieu de cela, le silence revint. Mais très vite, autre chose la troubla. Un parfum... Un relent de... Non. Miasmes. Odeurs de sushis gâtés. De cannellonis avariés. D'un seul jet, elle vomit. Du sang. Des algues. Et de minuscules poissons bleus qui s'agitèrent un court instant sur le sol avant de s'immobiliser tout à fait. La glace dans la gare se mit à fondre rapidement. Rapidement, elle fut trempée jusqu'à la moelle par l'eau qui ruisselait. Sans grand succès, elle tenta d'essuyer son visage avec son foulard. Ses larmes se mêlaient à l'eau et elle ne distinguait plus que très vaguement les contours de la pièce où elle se trouvait. Elle prit peu à peu conscience que, depuis un moment, un tout petit râle montait des profondeurs de son ventre. Un bruit humide. À peine audible. Mais profondément douloureux. Elle pensa aux tintements des clochettes des agneaux dans la brume. Elle pensa aux abattoirs. Des images nettes comme au cinéma. Une des brebis avait sa tête. Des chuchotements. Des raclements. Un claquement sec comme une gifle. Les images se brisèrent sous l'impact de la douleur. Sa cheville. Une longue lanière de cuir venait de tracer une profonde entaille à sa malléole droite. Elle se retourna d'un seul bloc et faillit perdre l'équilibre. L'homme au cheval et à l'imperméable était là. Le loup albinos aussi. Dans la main droite de l'homme, le fouet. Dans sa main gauche, une photo d'elle, format poster. Une photo qu'elle avait traînée avec elle au fil de ses nombreux déménagements. Qu'elle s'empressait d'épingler sur un mur de sa chambre à coucher aussitôt qu'elle emménageait dans un nouveau lieu. Cette photo que l'homme noir tournait vers elle. Elle jeune. Toute jeune enfant. À demi perdue dans un immense édredon. Dans les bras de sa mère. Une vieille photo sépia. Même myope, même à la distance où elle se tenait, elle savait bien que c'était sa photo et qu'elle allait mourir... 49

Brusquement, elle s'était élancée vers une porte sur sa gauche. Crissements de pneus. Odeur de caoutchouc surchauffé. Un chauffeur d'autobus en colère lui parlait à travers le pare-brise de son véhicule en levant un poing dans sa direction. Les gens dans l'abribus s'étaient figés sur place, sans doute attendant le pire. Elle avait traversé la rue en hurlant et ne s'était un peu calmée qu'une fois rentrée au loft. C'est après qu'elle avait pensé au Beretta. C'est comme cela que je suis revenue... Mais la prochaine fois, je ne leur échapperai pas. Je sais bien ce qui m'attend. Tout le temps de son récit, je m'étais tenu debout près d'elle. Mais sans la toucher. Immobile. Quand le flot de ses paroles s'arrêta, je laissai un long moment de silence s'installer. Elle me demanda de l'accompagner jusqu'à sa chambre. Une sieste lui ferait sûrement du bien. J'ouvris la porte et lui cédai le passage. Mon cheval bai était là, superbe bête couverte d'écume et de glace. Mon loup albinos se dressa sur le lit comme une montagne de mort. Je n'avais pas le temps de remettre mon imperméable noir et mes espadrilles rouges, ni mon lourd bracelet. Mais sa photo pendait au mur retenue par une seule punaise. XYZ