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Je tiens à remercier tous ceux qui m ont encouragée à écrire ce livre : Nicolas Muller, journaliste, ainsi que Sandra Dubois, «scribe» et amie. Je remercie également ma fille Aurélie et mon époux Alain, qui ont su m accompagner et me soutenir dans mon projet d écriture 2 3
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Avant-propos «Ce qui est passé a fui, Ce que tu espères est absent, Mais le présent est à toi.» Proverbe berbère. 2 5
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I Oui, maintenant, ma propre vie m appartient Aujourd hui, à l aube de mes quarante ans, je ne suis plus orpheline. Ça fait déjà six mois que j ai une mère, une sœur, des tantes et des cousins. Ça paraît dingue, pourtant il faut bien que je me fasse à l idée : une vraie tribu m attend, là, dans cet aéroport d Oran. On dirait que le monde entier s est donné le mot pour que je les retrouve le plus tard possible. Même l avion a eu trois heures de retard! Qu on soit en France ou en Algérie, les gens sont sujets aux mêmes névroses : ils se précipitent pour récupérer leurs bagages comme s ils avaient peur de ne pas les retrouver. Une vraie bande de cinglés! Moi je n ai pas du tout la tête à courir et mes bagages sont loin, très loin, d être l origine de la pression qui pèse sur mes épaules, que je n avais jamais senties aussi petites et faibles. Je n ai jamais été aussi seule que quelques secondes avant d avoir une famille. Dire que j appréhende est un doux euphémisme ; alors, les bagages! 2 7
Je l ai rêvée, pourtant, cette famille. Pendant toute mon enfance, je l ai voulue, imaginée, fantasmée. J ai essayé de me rappeler, beaucoup, presque trop, jusqu à m en rendre folle. Ça n a jamais donné grandchose, mais les échecs de ma mémoire ne m ont jamais empêchée de me plonger inlassablement dans ces souvenirs flous, parce que ça me fait du bien. Aujourd hui, il va falloir que je les range au placard et que je remplace en vrais souvenirs les visages informes que je me suis fabriqués. On va bien voir. J y suis, maintenant. A part me planquer dans l aéroport en espérant que personne ne me pose la moindre question, je n ai pas beaucoup de solutions. Et puis, je suis venue pour ça, je me suis battue pour ça, j aurais pu mourir pour ça. Ce n est pas le moment de flancher. Je ne sais pas si je suis plus excitée qu apeurée ; en tout cas, je suis émue. Je n ai plus aucune notion de rien : odeurs, temps, espace, formes. Je suis un public en stand-by. C est insensé. Comment est-ce possible? Ne devient-on pas orphelin, normalement? Pas nonorphelin! Un orphelin qui retrouve ses parents Difficile de trouver un événement qui soit plus contre-nature que ça! Votre passeport, s il vous plaît La grosse dame derrière sa vitre a l air particulièrement sur les nerfs Merci, bienvenue en Algérie. Au suivant! Tu parles d un accueil! Je sais bien que ce n est pas vraiment le moment, mais une question essentielle me turlupine : qu est-ce je fais là? Ça fait 28
à peine quelques minutes que l avion s est posé sur la terre de mon enfance et pourtant j ai déjà presque envie de partir. J ai tellement peur de ce que je vais découvrir. Heureusement que, quelque part, la vérité m obsède assez pour me pousser à rester là. J aurais pu rester dans l ignorance, mais ce n est plus possible maintenant. Le problème avec la vérité, c est qu elle me fait peur. Je ne me fais pas d illusion : je ne crois pas qu il suffira de lever le voile sur mon passé pour que tout s arrange et que je mette enfin de l ordre dans ma vie. Mais le fait de savoir aura au moins un mérite : j arrêterai de me torturer l esprit. Et puis, pour être honnête, j en crève d envie. J en crèverais déjà d envie si c était une histoire à la télé ; si ça arrivait à une autre que moi, je voudrais savoir plus que tout. Si j assistais à une chose pareille dans mon salon un dimanche après-midi, je ne pourrais pas m empêcher de suivre l histoire jusqu à son dénouement. Alors, si c est à moi que ça arrive, je serais bien mal inspirée de partir avant la fin! J ai espéré ce moment toute ma vie sans vraiment oser l attendre. En même temps, quel espoir pouvais-je avoir? On n espère pas retrouver des morts Je m y étais faite. Il va falloir que je m habitue à vivre avec des vivants, ce qui à mon avis n est pas si facile. Allez, c est le point de départ d une nouvelle vie, ma vraie vie. On verra bien où ça me mène! Ah, si Samira me voyait là, tremblante, hésitante, alors que le but est à portée de main! Je ne saurais plus dire, à cet instant précis, si c est grâce ou à cause d elle que je suis là. 2 9
Samira, je l appelle «mon petit espion algérien». Celle sans qui le miracle n aurait jamais eu lieu. Entre toutes les deux, ça a été très fort, tout de suite. Il faut dire que je l ai rencontrée dans des circonstances particulières, qui encouragent volontiers le tissage de liens très solides 210
II Je venais de subir une hystérectomie à l hôpital de Saint-Raphaël, et le moins que l on puisse dire, c est que j étais à fleur de peau. Elle, de son côté, rendait visite tous les jours à sa tante. Tous les soirs, on se croisait dans le hall pour fumer notre cigarette et nous dégourdir un peu les jambes. Nous en sommes très vite venues à échanger quelques banalités, à discuter de «trucs de femmes». Et puis on a parlé d autres choses, de nos vies, de nos origines. Tu es née à Chleff! s écrie-t-elle, abasourdie. C est incroyable! Alors, on vient du même bled! J y suis née il y a vingt-cinq ans! Soudain, ses jolis traits d enfant s assombrissent. Elle se jette dans mes bras et éclate en sanglots. J ai perdu mes parents lors du tremblement de terre des années quatre-vingt. J avais trois ans. Ma sœur aînée nous a élevés seule, mes cinq frères et sœurs et moi. Pour moi, Chleff a le goût de la tendresse et du malheur 2 11
En ce qui me concerne, c est un retour en arrière gigantesque, une autre vie. Un monde perdu et oublié qui vient violer mon présent. Je prends son visage entre mes mains et lui donne un baiser sur le front. Elle pourrait être ma fille. Je lui dis dans un souffle : Nous sommes liées à cette ville par le même malheur Il paraît que ma famille a été tuée quand j avais six ans J ai été adoptée par une française et j ai toujours vécu dans le Sud de la France. Un nouveau silence s installe. Plus long Mais la vérité est en marche. On ne peut l enfouir trop longtemps. Le jour où elle éclate, elle emporte tout. Samira et moi nous promettons de rester en contact ; cependant je n avais que très peu d espoir d avoir de ses nouvelles. Jusqu à ce qu une dizaine de jours plus tard, à ma plus grande surprise, je reçoive un coup de téléphone : Allô? Elisabeth? Samira! Comment vas-tu? Elle ne répond pas à ma question et m annonce de but-en-blanc : On a retrouvé ta famille en Algérie. Ta mère et ta sœur vivent toujours là-bas. Je m assois et ferme les yeux. C est impossible, totalement impossible. C est une erreur. Je ne veux pas. J ai déjà une famille Elisabeth? Tu m entends? Oui Oui. 212
Mon oncle a fait une enquête de voisinage et tu as même des tantes, des cousines Une vraie tribu! C est impossible, Samira. Jeanne m a toujours dit qu ils étaient morts pendant la guerre d Indépendance. Je n y crois pas ; je ne veux pas y croire! Ils vivent à tous Chleff. Ta mère a raconté l histoire à mon oncle. Je sais que ça paraît fou, mais crois-moi, ça concorde! Ma mère?! Elle m avait recherchée pendant des années, la rage au ventre. Elle avait fini par se résigner : elle pensait que j étais morte Que dire après une affirmation pareille? Je n ai pas trouvé les mots sur le coup. Je ne les ai pas plus aujourd hui. Cette femme que je ne connaissais pas dix jours auparavant venait de faire faire à ma vie un bond gigantesque. Vers le passé ou vers l avenir, ce serait à moi d en décider. 2 13