seul et en profite pour couvrir un mur entier de photos de Dwight D. Eisenhower, son héros. Certains jours, au plus profond de son ennui, il se prend même à rêver qu il est son fils. Il faut dire que physiquement il y a un air de famille. Une seule différence, John porte une boucle en or à l oreille gauche. Seul dans son bureau, John peut consacrer un temps immense à la rêverie. Il se remémore souvent son enfance, et ce jour où sa mère avait décidé de l habiller en fille. Elle ne voulait pas d un garçon, alors elle lui avait mis deux boucles d oreilles et lui laissait pousser les cheveux. Cette mascarade avait duré cinq ans. Le père de John, qui jusqu alors n avait jamais osé contrarier son épouse, lui avait fait remarquer que leur fils allait bientôt entrer à l école et qu il ne pouvait pas y aller
dans cette tenue. S en était suivi une longue dispute et son père avait fini par prendre le dessus. Il déshabilla son fils pendant que sa femme pleurait toutes les larmes de son corps, attrapa une paire de ciseaux et commença à couper les longues boucles blondes. Mais la coupe des cheveux n était pas son fort et, réalisant que le résultat n était pas très esthétique, il avait pris son rasoir à main et rasé complètement ce qui restait de cheveux. Il pouvait désormais regarder son fils d un air fier et satisfait. Avec le crâne nu, les deux boucles d oreilles ressortaient de manière trop évidente. Sans hésitation, il avait voulu les enlever, mais sa femme s était jetée à ses genoux en le suppliant d en laisser au moins une pour lui faire plaisir. Et c est ainsi que le petit John avait conservé une boucle d oreille.
Il ne restait plus qu à habiller décemment l enfant avec des tenues dignes d un garçon de 5 ans. Quelques achats plus tard, son père revenait triomphant, les bras chargés de paquets. Un short blanc, un tee-shirt blanc et une paire de tennis blanches. Son fils allait désormais pouvoir grandir comme un homme. John Waynberg se souvient avec émotion de ce jour où, pour la première fois, il était devenu un homme. C est l heure du déjeuner et le chef comptable déteste la cantine. Il ne supporte pas le bruit des centaines de fourchettes et de couteaux et encore moins le brouhaha des discussions stériles de ses collègues. Il s est préparé un énorme sandwich de pain gris au pastrami avec quelques gros cornichons au sel et a bien l intention de rester seul. Tout en mangeant, il marche de long en
large en regardant chaque photo sur le mur de son bureau. Il aime tout particulièrement s arrêter devant l une d elles. C est un portrait d Eisenhower, «Ike» pour les intimes, à l âge de 36 ans. Tous les jours, John peut rester là de longues minutes à mastiquer lentement, les yeux rivés sur le visage de son héros. Pour lui, Ike est l homme sans peur, sans tache et sans reproche. Une fois son sandwich terminé, il s assied derrière son bureau et sort un bloc de papier blanc. Il lui reste encore une demi-heure avant de reprendre son travail. John a un don fabuleux pour le dessin et surtout pour les caricatures. Au lieu d aligner des chiffres à longueur de journée, il aurait pu facilement entrer chez Walt Disney comme animateur de dessin animé. Il a déjà croqué en secret, avec beaucoup d humour, toutes les personnes de
son entourage professionnel. Il aime retranscrire leur vraie personnalité. Il met au jour la face cachée de chacun. Quand le dessin est terminé, il le numérote soigneusement et lui donne un surnom. Sa galerie de portraits comporte déjà une bonne cinquantaine de personnages hauts en couleur. Par exemple, le numéro 15, le Tueur, est le chef du personnel, connu pour être sans pitié quand il s agit de renvoyer quelqu un. Ou bien le numéro 32, Ali Baba, le responsable des fournitures de bureau, constamment soupçonné de s en mettre plein les poches. Et encore le numéro 54, Betty Boop, tout récemment arrivée, secrétaire du service dont le tour de poitrine frise le 100 D et qui