Fiction & Cie Alain Veinstein V O I X S E U L E ouvrage traduit avec le concours du centre national du livre Seuil 25, bd Romain-Rolland, Paris XIV e
c o l l e c t i o n «Fiction & Cie» f o n d é e p a r D e n i s R o c h e d i r i g é e p a r B e r n a r d C o m m e n t Citation en exergue p. 7 extraite de Keith Waldrop, Le Vrai Sujet. Interrogations et conjectures de Jacob de Lafon, José Corti, 2010. isbn 978-2-02-105203-9 Éditions du Seuil, mai 2011 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com www.fictionetcie.com
«Ce à quoi il ne semble pas pouvoir arriver est le vrai sujet.» «En silence, pour lui-même, il se met à chanter.» Keith Waldrop, Le Vrai Sujet
Pas de début. Après tout c est un début. Plus qu à courir vers la fin, sans une histoire à raconter, un drame à jouer, une main à prendre. Cette fois, je ne ferai plus qu un avec ma voix, malgré les grésillements, les distorsions, les stridences aussi quelquefois. Peu importe qu il ne se passe rien : juste élancer la voix dans la clarté froide. Cette fois, ce sera un état de vérité, même si ça ne se dit pas. 9
Pas de début et la fin renvoyée à la fin des temps. Repartir de là, revenir à l enfance. Je danse sur le devant d une scène où les mots et la peur qui me talonne ne circulent pas. C est rien et ce n est pas rien. Ce sont à peine quelques pas autour desquels tourne ma vie. 10
Rien de nouveau sous le soleil, sinon l absence de soleil, le noir qui se lève jour après jour, l obscurité dans laquelle je m enfonce et qui a raison de moi. Je tremble pour mes mains qui se donnent tant de mal, toujours trop petites pour effleurer un clavier, toujours trop larges pour ce qu en une journée elles peuvent amasser. Tant que la mort ne me désire pas ça peut longtemps durer ainsi, en riant j avance pas à pas, mes jambes ne tremblent pas, ignorent le couperet du compte à rebours. 11
Blanc Pourquoi fait-il si noir? L un après l autre les néons vacillent et s éteignent. La lumière, pour ainsi dire, ferme les yeux. J imagine la vérité derrière ses paupières. Je n ai jamais pu que l imaginer, subir ainsi son emprise, sa toute-puissance. 12
Le visage enfoui entre mes mains, je vis derrière des paupières. Vivre, ici, c est écouter. Je m applique à écouter. C est à peine si je distingue les mots du son qu ils font lorsque vraiment je les écoute. 13
Tout se passe, en fait, loin d ici, derrière le rideau de la terre natale, si je peux m exprimer ainsi. Terre, si possible, plus nue que nue, je ne l ignore pas, pour n en avoir jamais parlé avec mon père, quand il voulait bien me lancer des mots comme des grains aux oiseaux. Toute ma vie, depuis ces jours pour dire les choses comme elles sont j aurais donné ma vie pour une poignée de mots. 14
Père Sans toi. Jamais là. Jamais toi. Il fait froid et noir. Pas un signe de vie. Plafond bas. De plus en plus bas. Il m arrive d appeler cela le jour. Le jour 15
Jour D ordinaire, elle vient à la fin et elle se terre ici sous ma plume alors que je n ai pas encore commencé. Dès le premier cri elle m a accompagné, la mort. Ensemble, nous avons grandi dans la violence du temps et la lumière fut à chaque instant sur le point de s éteindre. C est la mort, sans visage, qui a pour moi toujours décidé de tout, gestes et paroles. Ce n est peut-être pas une vie le saut en chute libre, quand on n a personne vers qui se tourner et que se rapprochent les pas de la mort, à côté desquels ceux de n importe quel géant sont les pas d un tout petit enfant. 16
Pour échapper à la menace j aurais couru vers un rideau de feu, je me serais jeté dans la puanteur du feu dans le fol espoir de semer ma poursuivante. J ignore aujourd hui si je suis parvenu à lui échapper. Mais si peu que je vive à l heure d hiver, c est encore en retenant mon souffle pour ne pas respirer la puanteur du feu. Du coup, si d aventure je remue les lèvres, aucun son, jamais, ne sort de ma bouche. 17
Encore une nuit, puis un jour. Encore un jour. Une nuit. Un jour ou deux. Une nuit, suivie d une autre nuit. Rien qu un jour à nouveau, puis une nuit. Rien qu une nuit. Pouvoir se dire : un jour de plus, plus une nuit, un jour encore et une nuit encore Mais c est toujours un jour, une nuit de moins, un jour, une nuit qui touchent à leur fin, c est toujours le dernier jour, la dernière nuit dans lesquels je respire. 18
Aujourd hui Tout cela est très ancien, de la vieille histoire, des fils noués pour tuer le temps à force d attendre devant le rideau baissé, les yeux rivés sur le rouge sans voir que je me heurte à un mur, que toutes les issues sont fermées, qu il n y a pas de scène possible. Je suis l amant aux bras maintenus derrière le dos, poings liés, pour l empêcher de serrer son amour contre sa poitrine. 19
Jour Sortir de la pénombre, franchir le pas, connaître enfin le bonheur de cligner des yeux. Enfant, je me souviens, j étais à l affût des lieux sombres pour le simple plaisir de cligner des yeux quand je retrouvais la lumière du jour. C était comme si, au dernier moment, un rideau se levait sur un paysage ébloui par une lumière venue de nulle part. 20
Que le rideau se lève serait un don du ciel, comme d échapper d un cheveu à un désastre. Si on peut appeler rideau ce tissu de mensonges des fêtes d autrefois. Ce n est tout de même pas une guirlande rouge et or qui va m assurer la gloire, me faire apparaître ici pareil à un dieu. 21
Encore un jour, une nuit J ai pris place dans une nuit défoncée où la lumière est toujours sur le point de s éteindre. Le temps presse, s impatiente, comme si le glas avait été sonné en guise de commencement. J ai intérêt à accélérer le pas si je veux finir ma vie avec cette lumière à deux doigts de s éteindre. 22
Une nuit Encore une nuit sans personne si je ne compte pas le personnage qui s est emparé de la première personne, le mauvais sujet, couché sous une aile qu il s obstine à appeler père pour avoir volé le mot sur les lèvres d un autre, certain que la vérité ne pouvait pas s écrire sur son visage. 23
Un pas Pas à pas, jour après jour Plus j avance, plus je recule, incapable de m arrimer à la terre. J avance, je recule, bouche bée, jour après jour, dans l adoration du père. 24
Bonnes Soirées Farrago, 2001 L Intervieweur Calmann-Lévy, 2002 La Partition Grasset, 2004 et «Folio», n 4414 Dancing Seuil, 2006 Le Développement des lignes Seuil, 2009 Radio sauvage Seuil, 2010
Le Seuil s engage pour la protection de l environnement Ce livre a été imprimé chez un imprimeur labellisé Imprim Vert, marque créée en partenariat avec l Agence de l Eau, l ADEME (Agence de l Environnement et de la Maîtrise de l Énergie) et l UNIC (Union Nationale de l Imprimerie et de la Communication). La marque Imprim Vert apporte trois garanties essentielles : la suppression totale de l utilisation de produits toxiques ; la sécurisation des stockages de produits et de déchets dangereux ; la collecte et le traitement des produits dangereux. réalisation : pao éditions du seuil impression : corlet imprimeur sa à condé-sur-noireau dépôt légal : mai 2011. n 104702 (00000) imprimé en france