KARIN SLAUGHTER Irréparable ROMAN TRADUIT DE L ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MARIANNE AUDOUARD GRASSET
Titre original : FRACTURED Publié par Delacorte Press, an imprint of the Random House Publishing Group, 2008. Karin Slaughter, 2008. Éditions Grasset & Fasquelle, 2011, pour la traduction française. ISBN : 978-2-253-16630-6 1 re publication LGF
PROLOGUE Abigail Campano était assise dans sa voiture, garée devant sa maison. Elle observait la demeure qu ils avaient rénovée près de dix ans plus tôt. La maison était immense, trop grande pour trois personnes, d autant plus que l une d entre elles, si Dieu le voulait, partirait faire ses études à l université dans moins d un an. Que ferait-elle une fois que sa fille aurait entamé sa propre vie? Il n y aurait plus qu Abigail et Paul, comme avant la naissance d Emma. A cette pensée, son cœur se serra. La voix de Paul grésilla dans le téléphone de la voiture. «Chérie, écoute» commença-t-il, mais son esprit vagabondait déjà, tandis qu elle regardait la maison. Depuis quand sa vie était-elle devenue si étriquée? Depuis quand le souci des autres, ou des choses, était-il devenu sa mission du jour? Les chemises de Paul étaient-elles prêtes au pressing? Emma avait-elle son entraînement de volley le soir? Est-ce que le décorateur avait commandé le nouveau bureau? Est-ce que quelqu un avait sorti le chien ou allait-elle devoir passer vingt minutes à essuyer trois litres de pipi sur le carrelage de la cuisine? Abigail déglutit. 7
«Je ne pense pas que tu sois en train de m écouter, dit Paul. Si, je t écoute», dit-elle en coupant le contact. Il y eut un clic, puis, grâce à la magie de la technologie, la voix de Paul fut transférée des haut-parleurs de la voiture au téléphone portable. Abigail ouvrit la porte, laissa tomber ses clés dans son sac. Elle coinça le téléphone contre son épaule tandis qu elle vérifiait le courrier. Une facture d électricité, un relevé AmEx, les frais de scolarité d Emma Paul s interrompit pour reprendre son souffle, et elle en profita. «Si elle n a aucune importance pour toi, pourquoi est-ce que tu lui as offert une voiture? Pourquoi l as-tu emmenée dans un endroit où tu savais que tu risquais de rencontrer mes amis?» Abigail parlait en remontant vers la maison, mais elle ne ressentait pas le sens des mots dans ses tripes comme les premières fois où c était arrivé. A l époque, sa seule question avait été : Pourquoi est-ce que je ne te suffis pas? A présent, la seule chose qu elle se demandait, c était : Pourquoi est-ce que tu as tellement besoin d affection ailleurs? «J avais simplement besoin d air», lui répondit-il. Encore un grand classique. Tandis qu elle grimpait les marches du perron, elle récupéra ses clés. A cause de lui, elle avait quitté le club, annulé son massage hebdomadaire et le déjeuner avec ses amies les plus proches, parce qu elle était humiliée qu elles aient toutes vu Paul avec une jeunette décolorée de vingt ans, qu il avait eu le culot d emmener dans leur restaurant préféré. Elle ne savait même pas si elle oserait se représenter là-bas. 8
Abigail dit : «Moi aussi, j aimerais prendre l air, Paul. Qu est-ce que tu en penserais, si j allais prendre l air? Qu est-ce que tu dirais si, en discutant avec tes amis, tu te rendais compte que quelque chose ne tournait pas rond, que tu étais obligé de les supplier de te le dire et qu ils finissent par t avouer qu ils m ont vue, moi, avec un autre homme? Je trouverais son nom, j irais chez lui et je le tuerais.» Pourquoi se sentait-elle toujours un peu flattée quand il disait des choses pareilles? Mère d une adolescente, elle s était entraînée à chercher ce qu il y avait de positif dans les remarques les plus désobligeantes, mais ça, c était ridicule. Par ailleurs, Paul avait tellement mal aux genoux qu il arrivait à peine à sortir les poubelles. Ce qui aurait dû la choquer le plus, c est qu il soit encore capable de trouver une fille de vingt ans qui veuille bien se faire sauter par lui. Abigail glissa la clé dans la vieille serrure métallique de la porte d entrée. Les gonds grincèrent comme dans un film d horreur. La porte était déjà ouverte. «Attends un peu, dit-elle, comme pour l interrompre, alors que Paul ne parlait pas. La porte d entrée est ouverte. Quoi?» Lui non plus ne l écoutait pas. «Je dis que la porte d entrée était déjà ouverte, répéta-t-elle en la poussant. Oh, ce n est pas vrai! Ça ne fait que trois semaines qu elle est rentrée, et elle sèche déjà? Peut-être que les agents de nettoyage» Elle s interrompit, elle venait de marcher sur du 9
verre. Abigail baissa les yeux, tandis qu elle sentait une panique froide et aiguë lui remonter le long de la colonne vertébrale. «Le sol est plein de verre. Je viens de marcher dedans.» Paul dit quelque chose qu Abigail n entendit pas. «D accord», répondit-elle, en mode automatique. Elle se retourna. L une des grandes baies vitrées près de la porte d entrée était cassée. L image d une main qui passait à travers, tournait le verrou et poussait la porte lui traversa l esprit. Elle secoua la tête. En plein jour? Dans ce quartier? Ils ne pouvaient pas inviter plus de trois personnes en même temps sans que la vieille folle d en face les appelle pour se plaindre du bruit. «Abby?» Elle se trouvait dans une sorte de bulle, les sons lui parvenaient mal. Elle dit à son mari : «Je crois que quelqu un s est introduit chez nous.» Paul aboya : «Sors de la maison! Ils sont peut-être encore là!» Elle laissa tomber le courrier sur la table de l entrée, aperçut son reflet dans le miroir. Elle avait passé deux heures à jouer au tennis, ses cheveux étaient encore humides, des mèches étaient collées contre sa peau à l endroit où sa queue-de-cheval commençait à se défaire. Il faisait froid dans la maison, mais elle transpirait. «Abby?» Paul criait. «Sors tout de suite! J appelle la police sur l autre ligne.» Elle se retourna, la bouche ouverte pour dire quelque chose mais quoi? quand elle vit par terre une empreinte ensanglantée. 10
«Emma», murmura-t-elle en laissant tomber le téléphone pour se précipiter en courant dans les escaliers qui conduisaient à la chambre de sa fille. Elle s arrêta au sommet de l escalier, choquée de voir les meubles cassés, les éclats de verre par terre. Sa vision se brouilla et elle vit Emma couchée au bout du couloir, pleine de sang. Un homme se tenait audessus d elle, un couteau dans la main. Pendant quelques secondes, Abigail fut trop choquée pour pouvoir bouger, elle ne respirait presque plus, sa gorge était serrée. L homme se dirigea vers elle. Ses yeux ne parvenaient pas à se fixer sur quoi que ce soit. Ils passaient sans arrêt du couteau qu il tenait dans sa main ensanglantée au corps de sa fille allongée par terre. «Non» L homme se jeta sur elle. Sans même réfléchir, Abigail recula. Elle trébucha, dévala les escaliers, ses hanches et ses épaules rebondissaient violemment sur le bois dur tandis qu elle plongeait la tête la première. Son corps hurlait de douleur : les coudes malmenés contre la rambarde, sa cheville qui craquait contre le mur, une douleur sourde dans la nuque qu elle contractait pour l empêcher de rebondir sur le bord des marches. Elle atterrit dans l entrée, le souffle coupé. Le chien. Où était ce fichu chien? Abigail se retourna sur le dos, essuya le sang de ses yeux, et sentit des éclats de verre s enfoncer dans son crâne. L homme dévalait les escaliers, le couteau à la main. Abigail ne réfléchit pas. Elle envoya un coup de pied dans sa direction quand il descendit la dernière marche, le bout de sa chaussure alla se loger quelque part entre son anus et son scrotum. Elle était loin du compte, 11
mais cela n avait pas d importance. L homme trébucha, tomba à genoux en jurant. Elle se mit à plat ventre et commença à ramper vers la porte. Il lui attrapa la jambe et la tira si brutalement qu un éclair blanc de douleur lui remonta le dos jusque dans l épaule. Elle chercha parmi les éclats de verre par terre, en espérant trouver un morceau dont elle pourrait se servir, mais les éclats les plus fins entaillaient sa main. Elle se mit à donner des coups de pied, ses jambes remuaient de manière sauvage tandis qu elle rampait vers la porte. «Arrêtez! cria-t-il en maintenant fermement ses chevilles par terre. Nom de Dieu, j ai dit Stop!» Elle s arrêta, essaya de reprendre son souffle, tenta de réfléchir. Elle était considérablement secouée, son cerveau refusait de se concentrer. A soixante centimètres de là, la porte était encore ouverte, elle voyait l allée qui descendait vers sa voiture, vers la rue. Elle se retourna pour faire face à son adversaire. Le couteau était posé par terre à côté de lui. Ses yeux étaient noirs et sinistres, comme deux morceaux de granit derrière de lourdes paupières. Sa poitrine large se soulevait tandis qu il essayait de retrouver son souffle. Sa chemise était couverte de sang. Le sang d Emma. Abigail contracta ses abdominaux et se jeta sur lui, les doigts tendus pour enfoncer ses ongles dans ses yeux. Il lui frappa violemment l oreille avec la paume de sa main, mais elle continua, elle enfonçait ses pouces dans ses orbites, elle les sentait lâcher. Il lui avait attrapé les poignets pour enlever ses doigts. Il était vingt fois plus fort qu elle, mais Abigail ne pensait plus qu à Emma, à cette fraction de seconde où elle 12
avait vu sa fille là-haut, la position de son corps allongé par terre, son tee-shirt remonté au-dessus de ses petits seins. On la reconnaissait à peine, sa tête n était plus qu une masse ensanglantée. Il avait tout pris, même le beau visage de sa fille. «Salaud!» cria Abigail, et elle avait l impression que ses bras allaient casser tandis qu il repoussait ses mains de ses yeux. Elle lui mordit les doigts jusqu à ce que ses dents touchent ses os. L homme hurla, mais tint bon. Cette fois-ci, quand Abigail remonta son genou, elle l atteignit pile entre les jambes. Les yeux injectés de sang de l homme s écarquillèrent et il ouvrit la bouche, dégageant une haleine fétide. Il relâcha son emprise mais ne la lâcha pas complètement. En s effondrant sur le dos, il entraîna Abigail avec lui. Automatiquement, ses mains s enroulèrent autour de son cou. Elle sentait le cartilage de sa gorge bouger, les cercles successifs qui entouraient l œsophage comme du plastique souple. Son emprise autour de ses poignets se resserra, mais ses coudes étaient tendus à présent, ses épaules alignées sur ses mains, et elle appuya de toutes ses forces sur le cou de cet homme. Des éclairs de douleur lui traversèrent les bras et les épaules. Elle avait des crampes aux mains, comme si des milliers de minuscules aiguilles s enfonçaient dans ses nerfs. Comme il essayait de parler, elle sentit des vibrations dans la paume de ses mains. Sa vision se brouilla de nouveau. Elle vit des taches rouges apparaître dans ses yeux, ses lèvres humides s ouvrir, sa langue sortir de sa bouche. Elle était assise sur lui, et elle s aperçut qu elle sentait les hanches de cet homme s enfoncer dans la chair de ses cuisses tandis qu il se cambrait pour tenter de la faire tomber. 13
Sans le vouloir, elle pensa à Paul, à la nuit pendant laquelle ils avaient conçu Emma. Abigail avait su, tout simplement, qu ils étaient en train de faire un bébé. Elle était assise sur son mari de la même manière, pour s assurer qu elle récupérerait la moindre goutte de lui pour faire leur enfant parfait. Et Emma était parfaite son doux sourire, son visage ouvert. Sa façon de faire confiance à tous ceux qu elle rencontrait, malgré les mises en garde incessantes de son père. Emma était couchée à l étage. Morte. Une flaque de sang autour d elle. Ses sous-vêtements baissés. Son pauvre bébé. Qu avait-elle enduré? Quelles humiliations avait-elle subies entre les mains de cet homme? Abigail sentit soudain quelque chose de chaud entre ses jambes. L homme venait d uriner. Il la regarda fixement, la vit vraiment, puis ses yeux se brouillèrent. Ses bras retombèrent sur les côtés, ses mains rebondirent sur le sol recouvert d éclats de verre. Son corps devint tout mou, sa bouche s ouvrit toute grande. Abigail s accroupit et regarda le corps sans vie de l homme qui se trouvait devant elle. Elle l avait tué.