Firmin avait tout préparé pour partir à la pêche, sa canne, sa besace, ses appâts, sa veste fétiche, tout y était. Sa casquette vissée sur la tête, il ne lui restait plus qu à monter sur sa bicyclette et prendre le petit chemin ombragé qui le conduirait à la rivière. Ce chemin, il le connaissait par cœur, il aurait pu le prendre de nuit sans éclairage, il en connaissait le moindre recoin. Il avait trouvé depuis longtemps son coin à pêche, son petit coin à lui où tout le monde savait qu il ne fallait pas venir le déranger, où il pourrait aligner sa canne tranquillement, où il prendrait du bon temps à observer la nature tout en surveillant sa ligne, à repenser à de bonnes moments de sa vie, et peut-être même à laisser libre court à la lourdeur de ses paupières. Dans ces moments-là, tout paraissait si calme, le courant de la rivière emportait doucement le bouchon, Firmin le remettait en place de temps en temps. Une légère brise balayait les feuillages des grands chênes et Firmin réajustait sa casquette. Cela faisait une bonne heure qu il se trouvait là quand il entendit soudain une voix au loin. Etait-ce la voix de quelqu un qu il connaissait? Il ne parvenait pas à la reconnaître, les mots étaient à peine perceptibles, d ailleurs qu avait-elle dit? Puis la voix se tut. Firmin tendit l oreille encore un moment puis reprit sa pêche, pensant qu il avait sûrement pris le chant d un oiseau pour une voix. Il déplia son journal et profita de ce calme pour lire les nouvelles tandis que le bouchon de sa canne à pêche s éloignait lentement. La pêche n était pas très fructueuse, mais ce n était pas important, Firmin appréciait ces moments de calme, loin de l agitation de la ville où il avait vécu plus jeune, loin du bruit, loin des incivilités, Firmin était un solitaire, encore plus depuis la disparition de Margot, son épouse. 1
Plus jeune, Firmin conduisait des trains, il a parcouru la France en long, en large et en travers, a traversé de vastes plaines, de petites bourgades, franchi bon nombre de fleuves, traversé de grandes villes. Et à chaque arrêt, il aimait regarder les voyageurs monter et descendre. Il n a jamais compté tous les passagers qu il a pu transporter au court de sa carrière mais il savait que derrière chaque individu il y avait une histoire et il aimait imaginer ce que chacun trimballait au fond de son cœur, de son âme, ses joies, ses peines. Firmin était un solitaire qui aimait les gens et il aimait se dire qu il faisait un bout de chemin avec eux. Il repensait souvent à ces visages, tantôt heureux de partir à l aventure, tantôt tristes d avoir quitter un être cher, puis souvent apaisés par le roulis du train. Un jour, quelques mois avant sa retraite, il avait transporté un passager un peu spécial, un passager sans ticket, un passager qu il n avait vu ni monter ni descendre, pourtant c est celui dont il garde le souvenir le plus marquant de toute sa carrière. Idriss venait d Afrique sub-saharienne et après un long périple à travers le désert puis la Méditerranée, il avait réussi à rejoindre les cotes françaises. Son voyage n était pas terminé, il voulait rejoindre son frère à Londres. Par on ne sait quel miracle, Idriss avait réussi à s accrocher au train et à rejoindre la cabine de pilotage. Lorsqu ils sont tombés nez à nez dans la cabine, Firmin eut tout d abord peur, mais c est en lisant une peur encore plus grande dans les yeux d Idriss qu il comprit qu il n avait rien à craindre. Ce train traversait la France et était l occasion pour Idriss de se rapprocher de Londres. Firmin lui tendit la main, en signe de paix et sans même un clignement, après une légère hésitation, Idriss lui tendit la sienne. Les deux hommes se serrèrent la main et se comprirent sans un mot, le plus jeune avait besoin du silence de l ancien pour voir son projet aboutir et l ancien avait envie de l aider. Firmin parvint à trouver 2
une cachette à son jeune compagnon, afin que personne ne puisse soupçonner sa présence, et le trajet se passa bon an mal an sans encombre. Arrivés en gare de Lyon à Paris, Firmin ouvrit la porte de la cachette afin d aider Idriss à quitter le train. Ce jeune homme n est pas un vaurien, se dit-il, il ne demande qu à se bâtir une vie meilleure, il a dû vivre des telles horreurs par le passé, il est de mon devoir de l aider. Firmin avait fini son service et ne devait reprendre le travail que le surlendemain. Quand il ouvrit la porte de la cachette, le jeune homme s était déjà volatilisé. Firmin eut peur, peur qu il se fasse prendre, peur pour la vie de ce jeune garçon et il ressentit un peu de tristesse de ne pas avoir pu l aider davantage. Il eut même un moment de doute, avait-il réellement vu ce jeune africain dans la cabine ou avait-il rêvé? Il descendit du train avec ses affaires et rejoignit l hôtel où il avait l habitude de descendre lors de ses séjours à Paris. Sa chambre était réservée, il avait ses petites habitudes, il monta se reposer en repensant à Idriss. Ce jeune homme l intriguait, comment avait-il pu arriver jusque dans la cabine de pilotage sans être vu, et repartir tout aussi mystérieusement. Il espérait très fort qu il pourrait aller au bout de son expédition et avoir une vie meilleure. Durant la nuit, Firmin sentit qu on lui touchait le bras, il se réveilla en sursaut et vit deux yeux dans la pénombre, il alluma la lampe de chevet pour se trouver en face d Idriss, qui, une nouvelle fois, pas un coup de baguette magique, avait réussi à rentrer dans cette chambre. Firmin se pinça, il crut rêver, mais c était bien réel, le jeune garçon était bien là, se tenant juste en face de lui, avec une chaussure trouée, un jean usé et un blouson gris. Firmin prit la parole le premier : - Comment es-tu entré ici et qu est ce que tu me veux? 3
- Pas de mal, très faim, très froid, vous, le seul avec de la confiance dans les yeux, lui répondit Idriss avec un petit accent africain. - De la confiance dans les yeux, répéta Firmin en souriant, c est une jolie formule. Je vais te donner de la nourriture et une couverture, mais en contre partie, je veux que tu me racontes ton histoire : qui es-tu et d où viens-tu?» Idriss lui raconta tout, depuis son départ du village jusqu à leur rencontre dans le train. Il était parti avec le peu d argent qu il détenait et une montre que lui avait donné sa mère juste avant d être tuée par les rebelles. Il s était enfui en laissant toute sa vie derrière lui, sa famille, excepté son grand frère déjà parti pour l Europe, sa maison, ses amis, tout. Il était parti tout seul, à travers la forêt, mangeant ce qu il trouvait, dormant dans les bois, parcourant tous les kilomètres qu il pouvait, à pieds, vers le Nord, ne sachant même plus depuis combien de jours, de semaines, de mois il était parti, n emportant avec lui que cette fameuse montre, quelques billets, de nombreux souvenirs et une tonne de chagrin. Tout le long de son périple, il se répétait qu il fallait tenir bon, continuer, ne jamais baisser les bras, ni perdre de vue son objectif : rejoindre Azziz à Londres. Il a croisé toutes sortes de personnes, des jeunes comme lui qui partaient pour la grande aventure européenne, des moins jeunes qui le mettaient en garde, lui disant que l Europe n est pas forcément le paradis que l on croit, des crapules profitant de son désarrois, des ordures prêtes à tuer pour le moindre sou. A dix-sept ans à peine, il avait déjà vécu énormément de choses. Il avait réussi à traverser la Méditerranée en laissant ses derniers deniers au passeur, mais il était arrivé entier à Marseille et avait toujours sa montre. C est à la gare qu il avait vu ces beaux trains en partance pour Paris et repéré Firmin, ce vieux monsieur avec de la confiance dans les yeux. 4
Firmin l écoutait avec intérêt et empathie, il avait entendu parler de tous ces jeunes africains qui essaient de rejoindre l Europe, bien souvent au péril de leur vie, il n avait jamais imaginé en rencontrer un, un jour. Dans sa vie, tout paraissait si calme, à l approche de la retraite, il connaissait les voies de chemins de fers de la France entière par cœur, il avait visité quasiment toutes les villes de France et sa vie lui paraissait pourtant bien monotone à côté du périple d Idriss. Tout cela le conforta dans son idée première : aider ce jeune garçon. Il commença par lui prêter des vêtements puis lui proposa de prendre une douche, pendant ce temps là, il leur avait commandé un copieux petit-déjeuner que le jeune homme dévora. Firmin était heureux de pouvoir l aider et ces deux jours de repos tombaient à point nommé. Il voulait l aider à rejoindre Londres, par le biais de ses connaissances, de ses collègues, il y avait sûrement moyen de lui faire prendre l Eurostar. Quand ils eurent fini leur petit déjeuner, Firmin descendit passer plusieurs coups de fil afin de préparer cette dernière partie de voyage pour Idriss. Lorsqu il remonta dans sa chambre, le jeune garçon avait de nouveau disparu, en laissant sur le chevet, sa montre. Firmin était très ému, sa modeste contribution ne méritait pas autant, il savait quel bien précieux représentait cette montre pour Idriss. Il couru à sa recherche dans les couloirs, les escaliers, la rue, aucune trace du jeune homme, un mystère. En repositionnant le bouchon de sa canne à pêche, Firmin repensait à ce passage de sa vie, un des plus marquants. De toutes les rencontres qu il avait pu faire au cours de sa vie, Idriss était vraiment la plus mystérieuse et il y repensait souvent, se demandant ce qu il était devenu. De nouveau il entendit une voix au loin et cette fois il la reconnut, c était Joseph, son ami facteur qui l appelait. A la mort de Margot, Firmin s était rapproché de Joseph. Bien que solitaire, le vieux Firmin appréciait de 5
parler avec Joseph, son unique contact quotidien et il lui avait raconté toute cette histoire. Une lettre arrivait de Londres, Joseph avait fait un détour par le petit chemin pour la remettre en main propre à Firmin, qui sait ce qu elle contenait. Firmin ouvrit l enveloppe, les yeux remplis d émotion, et vit une longue lettre de plusieurs pages. Il retourna le dernier feuillet pour voir que c était signé Idriss. Il commença à lire, Idriss lui racontait la fin de son périple et le remerciait pour son aide, mais aussi l invitait à venir lui rendre visite à Londres où il avait réussi à construire une nouvelle vie. Firmin, les yeux tout mouillés, serra la montre dans sa poche, regarda Joseph, puis le bouchon de sa canne à pêche qu aucun poisson n avait touché depuis longtemps, et se dit qu ici, tout paraissait si calme, bien trop calme finalement. Il rangea tout son matériel de pêche, rejoignit sa maison, enfourna quelques affaires dans une valise et partit pour Londres. 6