VICTIME D ANOREXIE, Alors que le nombre de personnes souffrant d obésité ne cesse de croître dans la société nord-américaine, certaines personnes sont atteintes d un trouble alimentaire qui se situe à l autre extrême : l anorexie. JULIE LAFLÈCHE, 24 ans, de Saint-Joseph-du-Lac, a refusé pendant plusieurs années de s alimenter adéquatement. Il n est pas simple de se sortir de l emprise de l anorexie, mais Julie y est enfin parvenue Par Richard Comeau/Photos: Frédéric Auclair JULIE, QU EST-CE QUI EXPLIQUE QU UN JOUR LA NOURRITURE SOIT DEVENUE TON ENNEMIE? Durant toutes mes études primaires et secondaires, je n avais pas beaucoup d amis. J avais aussi des parents surprotecteurs. À mon arrivée en secondaire 4, j ai perdu pas mal de poids, en faisant simplement un peu plus attention, mais aussi parce que je devenais une femme et que mon corps changeait. C est à ce moment que j ai commencé à attirer le regard des garçons. J ai vite compris que la minceur faisait en sorte qu on se sentait plus attrayante et plus belle. CE QUI FAIT QUE LE DÉSIR D ÊTRE SVELTE EST DEVENU UNE OBSESSION C est certain que je ne voulais pas perdre ce nouveau statut qui faisait que, soudainement, j étais admise dans la grosse gang de l école, alors qu auparavant j étais plutôt en marge. Il faut bien comprendre qu à l adolescence on ne veut pas se sentir à part. Je n avais pas encore eu de copain, alors que, là, pas moins de trois ou quatre garçons voulaient sortir avec moi. COMMENT EN ES-TU ARRIVÉE À NE PRATIQUEMENT PLUS RIEN MANGER? Au début, je me contentais de faire très attention en ne mettant qu une toute petite tranche de jambon dans mon sandwich, mais, au fur et à mesure que le temps passait, c est devenu un défi pour moi de «contrôler» ma nourriture et de me peser tous les jours pour être sûre que je n avais pas pris de poids.
ÉTAIS-TU INCONSCIEMMENT EN RÉBELLION CONTRE L AUTORITÉ DE TES PARENTS? En fait, l anorexie découle du sentiment de vouloir rester jeune, sans avoir de responsabilités, et de ne pas vivre comme un adulte. Autrement dit, mes parents contrôlaient toute ma vie, et c est devenu une obsession pour moi de contrôler à 100% ma nourriture. EST-CE QUE CETTE ATTITUDE OBSTINÉE A RAPIDEMENT DÉGÉNÉRÉ? Oh oui! Il y avait chez nous des assiettes qui revolaient dans les airs, comme on dit, des claquements de portes et d énormes conflits, parce que je ne voulais pas souper. Mes parents étaient vraiment frustrés de mon attitude, parce qu en plus je les confrontais en alléguant que j avais d excellents résultats scolaires et qu ils n étaient pas encore contents. Mais ils rétorquaient qu ils se foutaient des notes et que tout ce qui importait pour eux, c était que je sois heureuse et en santé. JE PRÉSUME QUE TU EN ÉTAIS RENDUE BIEN DE DEÇÀ DE TON POIDS SANTÉ. Oui, et je continuais à perdre du poids parce que, chaque jour, je réduisais mes portions, au point que je ne mangeais plus du tout le midi, à l école. En secondaire 5, c était bien important pour les filles d êtres belles pour le bal, et elles me demandaient toutes ce que je faisais pour être aussi mince. Pour moi, c était hyper valorisant, sauf que je ne me contentais pas de bien manger, je ne mangeais pratiquement pas. LE CULTE DE LA BEAUTÉ PEUT FAIRE BIEN DES RAVAGES, FINALEMENT Oui. Lorsque j étais plus jeune, j étais un peu ronde. Vers les 13 ou 14 ans, je pesais 135 lb. Alors, au moment où je me suis mise à fondre très rapidement, ça a paru, même dans l attitude des autres à mon égard. À l été qui a suivi le secondaire 5, c était à un point tel qu une de mes tantes a alerté ma mère pour qu elle me fasse voir un médecin. J avais 17 ans lorsque ma mère m a emmenée à l Hôpital Sainte- Justine consulter le D r Wilkins, qui traite les troubles alimentaires.
QUE S EST-IL PASSÉ? Il a rapidement diagnostiqué que j étais anorexique. Je l ai nié formellement en lui affirmant que je mangeais, et il m a alors indiqué que, si c était le cas, je devrais avoir pris deux livres à la prochaine visite, la semaine suivante. Je savais que c était impossible, parce qu il n était pas question que je mange plus qu auparavant. Donc, je me suis représentée au médecin avec des roches dans les poches et après avoir bu beaucoup d eau juste avant. J avais effectivement deux livres de plus. SAUF QUE TU FAISAIS FACE À UN SPÉCIALISTE. C est pour ça qu il voulait que je prenne deux livres de plus d ici la semaine suivante, ce qui devenait compliqué. Finalement, j ai tenté le même subterfuge, de façon à peser quatre livres de plus, mais il avait vu que j avais maigri du visage et il ne m a pas crue. Il a exigé que je sois pesée sans vêtements. En constatant mon état réel, il a voulu m hospitaliser immédiatement. J ai, malgré tout, réussi à le convaincre de me laisser terminer mon cégep. Mais, le 5 décembre, je n arrivais plus à fonctionner et à me concentrer pour étudier, parce que je passais mon temps à calculer ma nourriture, et mon obsession était puissante. J ai alors été hospitalisée pendant un mois et demi. EST-CE QU ON T A OBLIGÉE À MANGER? Oui, et je devais faire des thérapies de groupe. J ai pris du poids, mais j ai aussi appris énormément de trucs des autres anorexiques. Une fois de retour chez moi, j étais deux fois plus anorexique, et j avais deux fois plus de tours dans mon sac. Au cours du mois que j ai passé à la maison, j ai perdu tellement de poids que j ai dû être hospitalisée de nouveau. On m a finalement transférée à l Hôpital Douglas, avec les adultes, parce que j avais maintenant 18 ans. Je suis restée là-bas pendant cinq mois.
J IMAGINE QU IL Y AVAIT UN GROS MÉNAGE PSYCHOLOGIQUE À FAIRE C est certain parce que, en tout, au cours de ces années, j ai dû être hospitalisée à 15 reprises. Je pense que je ne voulais pas vraiment m en sortir. En 2004, je me suis retrouvée en psychiatrie pendant trois mois et ç a été extrêmement dur. J étais en jaquette bleue, je n avais pas le droit de porter de petites culottes, cela, pour éviter que je cache de la nourriture, et on me défendait de marcher parce qu on voulait que je prenne au moins une livre par jour. Je n avais droit à rien. Même ma mère n avait pas la permission de venir me visiter. À deux reprises, on m a attachée à mon lit. J ai vraiment vécu la torture et j étais sous surveillance constante. J ai même été enfermée en isolement et on m a forcée à manger parce que je ne pesais qu une soixantaine de livres à mon arrivée. Ç a été l enfer. JUSQU OÙ T ES-TU ENFONCÉE? Mes parents ont même déboursé 10 000$ afin que j aille à la Clinique du Nouveau Départ, parce qu ils voulaient tout tenter pour me sauver. Mais, après deux semaines, j étais rendue à 56 lb. Je ne pouvais même plus marcher et on m a transférée d urgence à l Hôpital juif, où on m a annoncé qu il ne me restait que trois heures à vivre. On m a alors intubée et on a surveillé mes signes vitaux. Malgré tout, je refusais tout traitement et je ne voulais rien manger. Mais ce n est pas moi qui ai gagné. QU EST-CE QUI A FAIT QUE LE VENT A TOURNÉ? C est toute la succession de thérapies de jour que j ai suivies à l Hôpital Douglas, où je devais vraiment travailler sur moi. J ai même quitté mes parents pour la première fois de ma vie, pour aller habiter avec quelqu un d autre à Verdun et prendre mes responsabilités. J ai commencé à vivre la vraie vie et à laisser tomber mon fameux contrôle de la nourriture. J acceptais de devenir adulte et de profiter de la vie, surtout quand je retournais chez mes parents les fins de semaine. Je me suis mise à reprendre du poids rapidement, à aller manger au restaurant avec mes amis. Je n avais plus peur de prendre du poids. Devant mon assiette, ma tête me disait : «Julie, arrête de manger», et moi, je continuais quand même à le faire, parce que mon corps me le demandait. Ma tête me disait comme avant : «Julie, tu n as plus faim», mais je tenais tête à ces pensées. DEPUIS COMBIEN DE TEMPS EST CE QUE TOUT VA BIEN POUR TOI? Depuis un an cinq mois, et toute mon obsession est disparue. Maintenant, je donne des conférences pour aider les anorexiques. Comme il y en a de plus en plus dans les écoles, je veux pouvoir aller leur parler parce que, lorsqu on est anorexique, on n a vraiment aucun espoir de pouvoir s en sortir. On se sent vraiment dans une prison, mais je suis la preuve vivante qu on peut s en sortir.