Article. «Suis-moi» Léonore Fandol. XYZ. La revue de la nouvelle, n 53, 1998, p. 71-75. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :



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Transcription:

Article «Suis-moi» Léonore Fandol XYZ. La revue de la nouvelle, n 53, 1998, p. 71-75. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/4702ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 15 October 2015 09:46

Hors-frontières Suis-moi Léonore Fandol n ne se voyait plus que deux à trois fois par jour, une heure ou deux, vite. C'était devenu difficile, oppressant, douloureux. Trop de détours, de mots sans valeur, de patience malmenée. Tu fuyais. Tu fus. Tu vois, moi pas. Je ne dors que d'un œil comme, paraît-il, le chat qui s'enroule contre mon ventre lorsqu'il fait trop froid. J'ai fermé, une après-midi de juillet, les lourds volets de ma chambre, interrompant avec rage le flot indécent de la lumière solaire. J'ai tiré les rideaux de velours brun, du sol au plafond. Plus rien ne passait. J'ai joué longuement avec l'interrupteur, jusqu'à ce que l'ampoule grille avec un petit bruit sec. Depuis longtemps les bougies n'ont plus de mèche, de cire à consumer. J'ai remonté le drap bien au-dessus de ma tête, avec une couverture, pour que ça pèse sur moi. La sueur coule sur mon visage, glisse imperceptiblement dans mes yeux. Je crispe mes paupières, trop tard: ça brûle comme le savon, les larmes qui ne parviennent pas à sortir. J'attends, j'écoute tout, à l'affût. Immobile. Je voudrais retenir le mouvement mécanique de ma poitrine ; être dispensée de respirer; ne pas être accaparée par le flux de mon sang à mes tempes, dans mes oreilles. Il n'existe pas de silence absolu. Le vacarme intérieur, physiologique, surpasse ma volonté. La journée pourtant se remplit, et s'étiole tout autant. Quelque chose se modifie inexorablement dans la pièce. Comme une usure de l'espace, une lassitude. Tu entres.

72 Tu me rejoins. Tu dis : «C'est le soir, il est tard, je vais dormir.» J'entends tes doigts qui s'agacent sur les boutons de ta chemise, son glissement le long de tes bras, jusque sur le carrelage. La boucle de ta ceinture, la lanière de cuir qui claque. Bruit mou du pantalon qui tombe. Tu ramasses le tout en boule que tu jettes sur la chaise, au pied du lit, où déjà mes vêtements sont froids (où mes dépouilles sont déjà froides). Tu tires draps et couvertures sans te soucier de me découvrir; du froid qui s'engouffre. Tu te couches, lourd, gesticules jusqu'à trouver ta place, ton creux. Et puis rien ne se passe. Que le temps de ton repos. Ton abandon. Enfin ta respiration me dit les rêves. Je pose la main sur toi et je te vois enfin. Lisse, long, vaste. Je te relis, des boucles emmêlées de tes cheveux à l'arrondi légèrement calleux de tes talons. Tu te révèles à moi, à ma façon, comme tu me plais. Ton corps me parle, se montre. Il s'incurve, se dresse, frissonne, frémit. Tu grognes, soupires. Une de tes mains suit la mienne dans son voyage. Sur quelques centimètres. Sans doute je m'endors, ivre d'images, rassasiée. Les doigts brûlés. Plus tard je tâtonne encore vers lui. Je rencontre le vide, le drap fripé, abandonné. J'insiste jusqu'au fond du lit. Dessous. Tout est glacé là où tu n'es plus. Poussière. C'est l'indice du jour levé.

73 Je rechigne à en faire autant. Il le faut. La petite pendule sonne neuf coups aigrelets. Merci, c'est ce que je pensais. C'est très facile ici : un couloir et les pièces autour, la salle de bains au bout à droite de la chambre. Tout droit. Le lavabo en face de la porte, la douche immédiatement sur la gauche. Mais avant de me jeter sous elle, j'ouvre la fenêtre à l'opposé et tend le bras, l'oreille, le nez. C'est la chaleur d'août, sèche au matin, moite en soirée. Les orages, l'ozone, la pluie lourde sur les feuilles des platanes. Les accents nouveaux dans la rue, étrangers ; la nonchalance des pas ; les cris ennuyés des enfants en vacances, oisifs. Odeurs de fruits chauds, de friture, du pain frais. Mes doigts courent sur le clavier du téléphone. Tu vas me maudire sans rien connaître de mes hésitations, râler immédiatement au son de ma voix, sans rien écouter. Ça sonne absent, occupé, enfin. Tu vois bien que tu me déranges... Non je ne vois pas. Tu raccroches sèchement. Ce sont des nuances qu'on entend. Sur la chaise mes habits sont froissés. Toujours les mêmes, toutes saisons. Le pull était bleu marine. Peut-être l'as-tu subrepticement échangé contre un rouge, ou noir, ou jaune que je déteste. De même texture, même taille, manches trop longues, parfum de paille. Il est bleu, je le sais. Avant de l'enfiler, je suis une diagonale incertaine jusqu'à l'armoire. Je dénoue la serviette de bain et me plaque au miroir. Ça me coupe le souffle, et très vite c'est une brûlure qui m'habille.

74 Je recule et passe mes doigts sur mon reflet, sur l'empreinte de buée que j'ai déposée. Tu me rappelles, j'hésite à te répondre. Je ne sais pas si on pourra se voir à midi. Tu comprends, le patron est rentré... tu vois ce que je veux dire. Par contre, j'ai pensé l'inviter ce soir à la maison ; il a très envie de te revoir ; tu lui as tapé dans l'œil ; je c... Je raccroche lentement. Je te rappelle. Pourquoi me parles-tu ainsi? Ne peux-tu faire un peu plus attention au choix de tes mots, éviter les expressions... Je te vois venir! tu veux une scène? C'est ça, tu as tout compris. Il fait très vite si chaud dans cette pièce. Je m'adosse à la glace, jambes et bras écartés. Le chat me fait pousser un petit cri en venant lécher mes orteils. Je glisse lentement jusqu'à lui. Ça crisse dans mon dos. Allons, viens ici, toi. Je l'installe sur mes genoux relevés à hauteur de mon visage. Regarde-moi bien en face, regarde-moi! Il se débat des pattes, du bas du dos. Je l'attrape par la peau du cou pour immobiliser sa tête. Alors, je ressemble à quoi ce matin? Il a un miaulement rauque, un soubresaut pour se dégager de mon étreinte. Pas beau à voir? VOIR? VOIR... Je le jette au hasard. Il crache, trottine vers dehors. Je touche mon corps comme si c'était toi; ça donne le dégoût. Je pleure d'un seul coup. Elle sonne la demie... de neuf?... de dix... j'ai oublié d'écouter.

75 Je m'habille vite, sans vérifier aux coutures si tout est à l'endroit. Je téléphone à l'ami. Ma voix trahit les larmes à peine sèches. Il me console un peu, parle de lui. Travail, travail! La canicule, querelles de voisinage. Et toi, qu'est-ce que tu fais? Viens me chercher. J'ai raccroché, débranché le téléphone. J'ai tiré les rideaux, ouvert la fenêtre, les volets. Le fracas de la rue, de la vie. Je suis sortie, il faisait si beau : bleu et or. J'ai cligné des yeux. J'ai marché sans crainte. À trois rues, deux cent quatre-vingt-douze pas, j'ai poussé la porte de verre. Je voudrais m'habiller pour l'été. Sur le même trottoir, dix-neuf pas plus loin, j'ai acheté du parfum, une broche fantaisie pour mettre sur ma robe jaune. Où pourrais-je trouver un coiffeur? C'est très simple: vous continuez sur le boulevard jusqu'au bout et, juste au coin, il y a quelqu'un de très bien. Vous pouvez y aller de ma part. Dans l'escalier ton pas était traînant, comme s'il te coûtait de remonter jusqu'ici. Avant que tu n'introduises ta clé, j'ai ouvert la porte. J'ai vu ton extraordinaire étonnement, tes yeux exorbités, ta bouche ouverte sur des mots muets. Emmène-moi au cinéma. J'ai pris ta main. Suis-moi.