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Transcription:

Cher Miles, je te vois déjà, l enveloppe entre les mains, te demander à qui appartient cette écriture, quels secrets elle contient, quel impact elle aura sur ton existence. J ai l espoir qu il sera grand. Un espoir ambitieux. Peut-être vain ou futile. C est étonnant à quel point l usage des lettres s est perdu. Pourtant, chaque fois que j en écris, je retrouve un plaisir certain à entendre le stylo qui gratte le papier et à voir ma pensée l y rejoindre, alors qu ils n atteindront que dans quelques jours leur destinataire. Je me sens plus sincère. Nous nous connaissons, Miles. Et contrairement à ce que pensent la plupart des gens on peut connaître, et même aimer, quelqu un qu on a croisé une seule fois de toute sa vie. Laisse-moi donc te raconter une histoire dont je suis le personnage autant que toi. L histoire d une rencontre qui n a duré que quelques instants mais qui m a marqué à jamais. Parce que quelques secondes ont un pouvoir immense sur toute une vie. Je ne sais pas trop par où commencer, mes mots se mélangent dans ma tête et s agglomèrent au bout de mon stylo sans savoir lequel doit sortir en premier. Alors je vais faire simple et commencer par le début. C est une histoire qui débute à Paris. Je suis là, à l aéroport, et je vais partir. Loin. Je fuis? Peut-être. Là n est pas la question. «Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le cœur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers»

Je suis là, oui, prêt à lever l ancre, devant le grand panneau des départs, fasciné par le nombre d avions en partance. Tant de kilomètres rassemblés en quelques noms sur un écran géant. Un instant je m arrête, je m avance pour trouver mon vol, mais aussi jeter un œil à cette longue liste. Je suis un peu partout à la fois. Juste lors d une minute ou deux. Juste le temps d un rêve. C est à ce moment-là, Miles, à ce moment précis que mon existence prend un autre tournant. Il a suffi d une chute, qui a provoqué un peu d agitation et une bousculade. Il a peut-être suffi d un lacet défait, de quelques gouttes d eau au sol, d un regard perdu dans le ciel. Il a suffi de si peu pour que je me retourne. Encore plongé dans ma torpeur, j ai commencé à paniquer. Heureusement, là, entre tous ces gens qui se disent «Pardon» ou «Regardez où vous allez!», il y a ma valise, intacte, saine et sauve, juste renversée sur le côté. Je m en empare, et méfiant, m en vais. Là tout aurait pu basculer. Tu t en doutes. J aurais pu enregistrer mon bagage et partir. M envoler, et ne comprendre que trop tard que je venais de commettre une erreur irréparable. Seulement, j ai trouvé ma valise cette valise où j avais fourré toute ma vie j ai trouvé cette valise étonnamment légère. Alors, encore méfiant, parano même peut-être, je l ai ouverte. Là, au milieu de l aéroport, sous le regard fermé de la foule, là entre deux mondes. Entre chez soi et l étranger. Entre le sédentaire et le nomade. Entre les repères et la découverte, le voyage, l inconnu. L inconnu oui. J ai ouvert la valise sur un autre monde que le mien. Un geste aussi anodin que celui-là bouleversa toute mon existence. «Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu importe? Au fond de l Inconnu pour trouver du nouveau! «

Il y avait des livres, mais c était l âme d un voyageur, non d un lecteur qui résidait dans cette valise. Les romans étaient passés ou contemporains, espagnols, américains, anglais, norvégiens, français, ils touchaient tous les horizons. Ils touchaient tous les genres. Cultures, lieux, paysages, musiques, cuisine ; tout cela s entremêlait dans cet amas de mots. Et tous semblaient avoir déjà bien vécu. Il y avait les pages cornées, la couleur un peu passée, l odeur de l ancien ou la tienne. Du moins celle que je suppose être la tienne. Une odeur fraîche, une odeur de papier, de mots. Et il y avait du papier, beaucoup de papier griffonné, noirci, recouvert de notes. Un crayon. Un surligneur. Des plans, des cartes, des documents, des prospectus. De l argent, un carnet, des lunettes de soleil. Quelques boxers, des chaussettes, une casquette. Et des labyrinthes. Partout. Dessinés sur les feuilles, au centre des documents qui en traitaient, en présentaient certains, en faisaient la publicité. Il y en avait même un inscrit au fond de la valise. Avec cette citation de Gabriel Marquez surlignée, soulignée, encadrée, annotée sur l exemplaire le plus usé, le plus lu, le plus irradiant de la valise : Le général dans son labyrinthe. «Nom de Dieu, soupira-t-il, comment sortir de ce labyrinthe?» Qui es-tu, Miles? J ai tout lu. Assis par terre dans un coin, j ai lu tout ce que j ai pu déchiffrer. Et j ai tissé mentalement le schéma de tous les évènements. Les évènements qui m avaient mis sur ton

chemin, les évènements qui avaient mis ta valise entre mes mains. C était comme si j avais ta vie sous les yeux. Je ne savais pas quoi faire. Je n avais plus de valise, du moins pas la mienne, puisque tu me l as prise, puisque le hasard nous a mis sur le chemin l un de l autre dans un concours de circonstances étonnant. Mon avion était parti depuis longtemps. J étais seul, démuni, tout le monde me croyait parti, je n avais nulle part où aller avec un bagage qui n était pas le mien, que son propriétaire voulait sans doute récupérer, mais qui me fascinait. Qui me bouleversait au plus profond de moi-même. Mes pensées tournoyaient dans tous les sens, se noyant les unes dans les autres. Me noyant avec elles. Alors je suis sorti de l aéroport, et j ai regagné le centre de Paris, errant, au simple rythme de mon esprit. Mes pas m ont mené au centre même de la capitale. Là où toi, je sentais que tu serais. C était instinctif. Et je t ai vu. Oui, je t ai vu, Miles. Je ne t avais jamais vu, mais ça ne pouvait être que toi. J en suis persuadé. Là, seul, au bout de l île, face à la Seine. Le vent fouettant ton visage. Tu avais les yeux fermés, et tu souriais. Tu n avais rien d autres que tes vêtements et ce sourire. Tu avais tout d un homme libre, Miles. Comme pouvais-je alors venir te voir pour te rendre cette valise dont le poids, aussi concret que symbolique, anéantirait sûrement la liberté que tu incarnais à cet instant? Je suis parti. J ai trouvé un hôtel, je suis monté dans ma chambre, je me suis allongé sur le lit, et j ai pensé. Je ne saurai te dire comment tout cela m a mené à ces solutions, à ces idées, à ce rebondissement, à ce renversement dans ma vie. J ai sans doute dormi, beaucoup réfléchi. J ai peut-être eu une révélation.

Mais j ai décidé de ne pas te rendre cette valise. Tu as bien dû le comprendre. J ai tout mis en lieu sûr, parce que je ne peux me résoudre à tout jeter, parce que peut-être un jour voudras-tu tout récupérer, parce que déjà que je te vole ce fragment de ta vie, je ne peux pas non plus le faire disparaître. Il me semble seulement que tu n en as plus besoin. Il faut que tu oublies ce qu il y a à l intérieur, que tu tires un trait dessus, que tu passes à autre chose. Que tu vives. «Pour n être pas changés en bêtes, ils s enivrent D espace et de lumière et de cieux embrasés ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, Effacent lentement la marque des baisers.» Je suis parti. Moi aussi. Aussitôt. Je m en suis allé sans presque rien sur moi, pour voir le monde. Grimper la chaussée des géants, tremper un peu à Pamukkale, voir le monde en grand quelque part dans l Himalaya, récolter un peu de riz en Chine, perdre mon regard dans les Highlands d Ecosse, voir en Afrique le désert où se perdit un jour le petit prince, être à deux pas de la fin en haut d un volcan. J ai besoin de ça, je crois. J ai besoin de voir comme le monde est grand et comme nous sommes insignifiants. J ai besoin de comprendre que tout cela ne rime à rien, que je ne suis qu une goutte dans un océan, un grain de sable dans un désert, un brin d herbe dans une plaine, une étoile dans l Univers. Tout cela ne rime à rien. Le labyrinthe, Miles. Ce labyrinthe qui t obsède, dont tu veux connaître les secrets et toutes les formes en Europe et dans le monde. Peut-être signifie-t-il la souffrance. Mais moi je le vois comme la vie. On ne peut percer les secrets de la vie. Dans la vie on bifurque, on fait des choix, on revient en arrière, on tourne en rond, mais on finit par avancer, même en souffrant, même en se perdant. Et ce qu on est certain de trouver, c est la sortie. Peut-être ton amie Alaska avait-elle raison. Peut-être que le seul moyen de sortir du labyrinthe, c est comme ça, vite et d un coup. Mais moi je crois qu Alaska n est pas sortie du labyrinthe, elle y est encore, et elle y restera toujours, au détour d une allée, sans vie. Toi tu as continué à avancer, Miles,

c est inévitable, et tu l as perdue. Et alors tu t es perdu toi-même. Tu t es mis à la chercher, elle, à vouloir revenir sur tes pas alors que ce qu il faut chercher, c est la sortie. Je ne dis pas qu il faille l atteindre vite, s y précipiter, tu auras le temps qu il te faudra. Seulement à trop errer dans le labyrinthe on s y enferme à jamais. J ai eu besoin de voir la grandeur, oui et la beauté du labyrinthe, pour comprendre qu on souffrait certes, mais qu au vu de ce que nous représentons, il le fallait. Et que ce qu il fallait par-dessus tout, c est être soi-même, c est vivre, c est aimer, comme on le souhaite. C est faire ses propres choix et ne pas se laisser guider par les autres. Parce qu il viendra un jour où ne serons plus rien d autre que de la poussière. «Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir» écrivait Baudelaire. Je ne dis pas que tu dois faire le même chemin que le mien. Non, trace ta propre voie. Car tu as en toi ce que je n ai pas : le voyage. Alors pars. Pars, Miles. Et ne te trompes pas de question. Il ne faut plus te demander «Qui es-tu Alaska?». Mais «Qui es-tu, Miles?». Avec toute mon amitié, Ton voleur de valise