Autocolmatage des fissures dans les ouvrages souterrains Cas du tunnel sous la Manche Loïc DIVET Technicien Supérieur François-Xavier DELOYE Chef de la section Chimie analytique Service Chimie Laboratoire Central des Ponts et chaussées Présentation Michel LÉVY Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées Directeur à la SETEC Directeur Ouvrages France à Eurotunnel RESUME Le tunnel sous la Manche a été conçu, côté français, comme devant être le plus étanche possible, c'est pourquoi le traitement par injection d'éventuelles fissures importantes occasionnées par le fonctionnement des tunneliers a été envisagé dès la conception de l'ouvrage. Pour les fissures fines, la tendance à Pautocolmatage était connue. Toutefois, l'explication du phénomène et de sa durabilité demandaient une investigation particulière. Celle-ci a été menée à l'aide de l'ensemble des méthodes d'analyse physico-chimique disponibles au LCPC. Les résultats, dont les plus spectaculaires sont issus de la microscopie électronique à balayage, permettent de décrire l'ordre dans lequel s'effectuent les cristallisations suivant le principe des fontaines pétrifiantes ainsi que la nature des dépôts. Cela conduit à dire que la cicatrisation des fissures est stable dans le temps. Enfin, si d'aventure pour une cause mécanique quelconque certaines fissures s'ouvraient légèrement, le processus d'autocolmatage reprendrait de lui-même. MOTS CLÉS : 25 - Fissure - Calcaire - Colmatage - Analyse chimique - Microscope - Carotte - Béton hydraulique - Revêtement de tunnel - Cristallisation - Précipitation (chim.)-/cicatrisation - Autocolmatage. Le tunnel sous la Manche a fait l'objet, de la part des concepteurs et des réalisateurs, d'efforts particuliers pour rechercher une grande longévité ; en effet les conditions de corrosion à l'intérieur des tunnels seront particulièrement agressives : eau d'infiltration saumâtre ou salée ; température élevée : un système de refroidissement a même été mis en place pour maintenir une température inférieure à 30 ; courants vagabonds intenses dus à l'utilisation de la traction électrique des trains, comportant caténaire et courant de retour par le rail ; renouvellement d'air par ventilation artificielle permanente ; mouvements d'air importants à chaque passage de train. La solution a été recherchée, côté France, par un revêtement aussi étanche que possible. Le béton du revêtement a été conçu, en concertation avec le LCPC, pour avoir une perméabilité de l'ordre de 1(T 13 mètres par secondes. Malheureusement, l'utilisation de tunneliers qui prennent appui sur le revêtement à l'aide de vérins longitudinaux pour avancer et de remorques qui pèsent lourdement sur le radier, avant que le coulis de bourrage ne soit très résistant, a provoqué un certain nombre de fissures, surtout dans la période initiale de mise au point des tunneliers et des méthodes de travail. Des injections successives de ciment ont permis de traiter les principales fissures. Mais que faire avec les fissures fines qui sont aussi les plus nombreuses? C'est une question qui a été posée par Eurotunnel au LCPC. M. Deloye et son équipe ont contribué à la réflexion commune en étudiant la nature du remplissage de ces fissures et le phénomène d'autocolmatage, pendant une période de quelques années, rendue possible par la durée du chantier. L'article suivant, très intéressant, décrit les phénomènes observés et incite à une poursuite des observations tout au long de la vie de l'ouvrage. Bull, liaison Labo. P. et Ch. - 188 - nov.-déc. 1993 - Réf. 3778 33
Fig. 1 - Aspect général du tunnel avec le revêtement terminé. On remarque quelques suintements de faibles intensités (fissures autocolmatantes). Problèmes posés par les fissures dans le tunnel sous la Manche Malgré toutes les précautions qui ont pu être prises lors de la conception de l'ouvrage et de l'organisation du chantier, le fonctionnement des tunneliers (qui ont creusé la liaison Transmanche) ainsi que la réalisation de certaines parties annexes des tunnels ont entraîné l'apparition de fissures plus ou moins ouvertes sur certains voussoirs des tunnels. D'une façon générale, celles-ci ont été accompagnées par un suintement et quelquefois par des venues d'eau. Dès l'origine, lors de la définition de l'ouvrage, l'injection d'un coulis spécial compatible avec le mortier de bourrage avait été prévue pour boucher les fissures les plus importantes. Sa mise en application précoce (au niveau des trains suiveurs des tunneliers) a permis un aveuglement efficace des venues d'eau importantes dès leur apparition. Mais pour les fissures plus fines (d'ouverture inférieure au millimètre), les responsables se sont interrogés sur l'opportunité de généraliser un tel traitement, ne serait-ce qu'en raison du coût entraîné par l'opération, ceci d'autant plus que des observations antérieures avaient montré une tendance à l'autocolmatage des petites fissures. Malgré tout, la question du devenir à long terme de la fissuration revêtait une importance considérable dans le cas du tunnel sous la Manche, en raison des problèmes de maintenance liés aux conditions d'exploitation compte tenu de la taille de l'ouvrage (fig. 1). Campagne de prélèvements Toutes les considérations qui précèdent ont conduit Eurotunnel à entreprendre, au début de l'année 1990, une campagne d'investigations pour vérifier les points suivants : quantifier l'autocolmatage éventuel des fissures ; décrire et expliquer les phénomènes physicochimiques en cause ; confirmer que le colmatage des fissures est définitif et ne risque pas d'être réversible à long terme. Les travaux d'analyse présentés ici portent essentiellement sur les deux derniers points. Quatre carottages ont été effectués en février 1990 dans différentes zones du tunnel sud au droit de fissures ayant présenté des signes caractéristiques d'autocolmatage (fig. 2). Il est intéressant de noter que, lors de l'extraction des carottes de 45 mm de diamètre, longues d'environ 130 mm, aucune ne s'est rompue, malgré la présence des fissures, traversantes pour deux d'entre elles. Ceci confirme si nécessaire la cohésion du produit de colmatage ainsi que sa bonne adhérence sur le béton des voussoirs. L'ouverture initiale des fissures, mesurée sur les carottes à partir de la différence de couleur entre le béton et les dépôts, est comprise entre 0,05 et 0,8 millimètre. Enfin, au cours de cette campagne, des concrétions d'aspect et de couleur variables ont été prélevées [1] là où des venues d'eau (provenant de la réalisation des rameaux d'interconnexion entre les tunnels), étaient encore actives. 34
Enfin, l'analyse thermogravimétrique a permis de quantifier les teneurs des différentes espèces contenues dans les dépôts, à partir des variations de masse en fonction de la température (essentiellement eau de constitution des minéraux et anhydride carbonique de la calcite). La combinaison de ces trois méthodes, grâce à la redondance et aux recoupements qu'elle autorise, permet d'assurer aux résultats une fiabilité maximale [2]. Fig. 2 - Carotte présentant une fissure colmatée. Investigations en laboratoire Après examen macroscopique, les carottes ont été ouvertes au droit des fissures. Pour cela, il a fallu utiliser le marteau et le burin. La surface dégagée était recouverte d'un dépôt blanchâtre plus ou moins abondant. Des échantillons ont été prélevés en différentes zones de chaque carotte afin d'observer la texture du produit de colmatage et sa composition en fonction de l'enfoncement par rapport au parement. Ces échantillons ont été examinés à l'aide d'un microscope électronique à balayage muni d'une microsonde pour l'analyse du spectre X émis, ce qui a permis d'associer la détermination des éléments chimiques présents à l'étude texturale des produits déposés. Parallèlement, une étude par diffractométrie des rayons X a été réalisée sur du produit de colmatage récupéré à l'aide d'une brosse, pour identifier avec précision la nature des espèces cristallisées présentes. Par ailleurs, les bétons des carottes ont fait l'objet d'une analyse minéralogique allégée [3] pour s'assurer que le matériau mis en place était bien conforme à la composition théorique des voussoirs. En dernier lieu, les exsudats (concrétions extraites au droit des fissures actives) ont subi une diffractométrie des rayons X ainsi qu'une analyse thermique différentielle avec thermogravimétrie simultanée, pour détecter la présence éventuelle de produits de dégradation du mortier de bourrage par les eaux de percolation. Résultats Dans cette étude, l'apport le plus spectaculaire est fourni par la microscopie électronique à balayage qui met bien en évidence l'ordre dans lequel les produits de colmatage se déposent et, surtout, le rôle de frein de plus en plus efficace que ces précipités exercent sur les circulations d'eau. Les premières cristallisations (fig. 3) sont constituées exclusivement par de l'ettringite et ne se rencontrent guère qu'à l'extrados des voussoirs, c'est-à-dire là où l'eau qui a percolé à travers le mortier de bourrage, chargée en ions Ca + +, Al + + +, SQ 4, Cl, C0 3 -, arrive sous pres- 35
Fig. 4 - (x 710) Feutrage d'ettringite en forme d'entonnoir. sion pour s'engouffrer dans les fissures des mêmes voussoirs. La disposition en forme d'entonnoir et l'orientation des cristaux observés (fig. 4) évoquent l'existence possible de vortex microscopiques qui seraient associés à un gradient de pression important engendrant des vitesses de circulation relativement élevées pour cette échelle. Dans de telles conditions, seule l'ettringite, à la précipitation très rapide, est capable de se déposer pour former le feutrage observé. Par la suite, et plus en aval, lorsque la vitesse du courant est devenue plus faible et le gradient de pression moins brutal, de la calcite néoformée a pu cristalliser en construisant des cloisons en plaques d'épaisseur importante, qui ont accentué le ralentissement du courant d'eau (fig. 5). Entre ces barrières de calcite qui constituent la plus grande partie des dépôts, différents sels ont précipité et participent de ce fait au colmatage. Il s'agit, en particulier, de chloroaluminates qui forment un tapis de fines lamelles hexagonales (fig. 6), d'ettringite cristallisant en pelotes (fig. 7) ou en oursins mélangés à de la calcite (fig. 8) et de la portlandite déposée plus tardivement. Cet enchevêtrement prouve que le colmatage se consolide petit à petit, avec une prédominance de précipitation de calcite. Les méthodes d'identification (diffractométrie des rayons X) et de quantification (thermogravimétrie) apportent quelques informations complémentaires sur les produits de colmatage en précisant qu'à côté de la calcite, de l'ettringite et des chloroaluminates, ceux-ci contiennent également de la portlandite et du quartz qui proviennent du mortier de bourrage (par entraînement mécanique pour ce dernier). Une estimation de la composition moyenne du produit de colmatage a pu être effectuée à partir des départs d'eau et de CO a par thermogravimétrie (tableau I). TABLEAU I Caractéristiques chimiques et du produit de colmatage minéralogiques Eau à basse 7,1 Ettringite 15 température ou Chloroaluminate 25 de chaux Eau de Ca(OH)2 4,8 Portlandite 20 C02 18,9 Calcite 44 Quartz 10 à 20 Enfin, il est important de noter que ni dans le produit de colmatage des fissures, ni dans les concrétions prélevées, la diffractométrie des rayons X ou l'analyse thermique n'ont détecté la présence d'espèces pouvant provenir d'une hydrolyse alcaline du mortier de bourrage (hydrocalcite, gibbsite ou diaspore). Ces produits auraient alors été les indices d'une désagrégation lente de ce mortier. Les analyses minéralogiques allégées, effectuées sur les bétons des voussoirs, ont montré sans aucune ambiguïté que le matériau en place était bien conforme à la formule mise au point en laboratoire avec des écarts inférieurs aux tolérances admises [4]. Les teneurs en ciment sont très voisines de 380 kg/m, mais cela n'a pas nui à la compacité 3 du matériau (perméabilité inférieure à 10", 12 hors fissures). Ce problème d'imperméabilité souligne bien tout l'intérêt du processus d'autocolmatage, lequel est a fortiori valable pour les microfissures. 36
FIg. 5 - (x 150) Calcite se présentant sous forme de cloisons en plaques d'épaisseur importante. Spectre d'analyse x de la fig. 5.
Fig. 8 - (x 655) Cristaux de calcite de néoformation et d'ettringite enchevêtrés. Mécanisme du colmatage Bien que beaucoup plus complexe dans le détail, le mécanisme d'autocolmatage des fissures peut être résumé selon la description suivante. L'eau qui circule autour du tunnel se trouve sous une pression de l'ordre de 0,4 MPa ; ayant séjourné à travers la craie, elle est obligatoirement saturée en CaCOg pour la pression considérée. Lors de sa percolation dans le mortier de bourrage relativement poreux, elle s'enrichit légèrement en ions Ca + + et Al + + + (la portlandite, les aluminates et le calcium sont plus solubles que la calcite). Au cours de sa progression le long des fissures des voussoirs, plusieurs phénomènes sont à considérer : 1. comme elle est saturée en ions Ca + +, COg" et Al + + +, l'eau ne peut pas dissoudre de matière ; 2. l'eau subit un gradient de pression que l'on peut approximativement considérer comme linéaire pour passer des quelque 0,4 MPa qui régnent derrière les voussoirs à la pression atmosphérique en sortie de fissure ; 3. cette baisse de pression entraîne une diminution de la solubilité vis-à-vis des ions préalablement dissous. Il s'ensuit une précipitation dans l'ordre croissant des solubilités, soit : ettringite, aluminates puis calcite ; 4. si la vitesse de l'eau est suffisamment lente, le dépôt des précipités s'effectue au sein même de la fissure entraînant une diminution de sa section, donc un ralentissement du débit de circulation de l'eau, et le processus d'autocolmatage qui en découle ne s'arrêtera que lorsque la circulation de l'eau aura complètement cessé. Par contre, si la vitesse est trop élevée, la cristallisation s'effectue en dehors du voussoir et l'autocolmatage ne peut pas s'amorcer. Les concrétions qui soulignent les fissures sont la traduction des excès d'ions dissous qui n'ont pas eu le temps de se déposer dans les fissures et qui le font en dehors grâce à l'évaporation de l'eau dans le tunnel, en raison de la ventilation naturelle ou forcée. Influence de la taille des fissures À partir du schéma précédent, qui repose principalement sur les équilibres calcocarboniques [5] et dont la présentation a été simplifiée, il est bien évident que le débit d'eau joue un rôle prépondérant et ceci pour deux raisons : 1. pour que l'autocolmatage se produise, il est indispensable que la perte de charge qui entraîne la précipitation ait lieu à l'intérieur du voussoir et non eh amont (ce qui intervient pour les fissures les plus ouvertes à «gros» débit) ; 2. si le débit d'eau est important, il n'est pas certain que l'eau en question ait eu le temps de se saturer en ions Ca et Al avant de traverser le voussoir ni que la perte de charge soit + + + + + suffisante pour entraîner une précipitation au sein même de la fissure (celle-ci a lieu, dans ce cas, à l'extérieur en raison de l'évaporation, sous forme de concrétions qui descendent abondamment jusqu'au radier du tunnel). Dans de telles circonstances, il est impératif d'effectuer des injections qui ont pour but de diminuer les débits, donc de ralentir la vitesse de l'eau, ce qui leur permet d'une part de saturer en ions, d'autre part d'amorcer le processus d'autocolmatage décrit plus haut. Pour fixer les idées, il est évident qu'un écoulement permanent descendant jusqu'au radier, surtout si les concrétions sont peu abondantes, est le signe d'une eau insaturée ne permettant pas le colmatage de la fissure par où elle s'échappe. A l'opposé, une fissure dont le suintement s'évapore sur moins de cinquante centi- 38
mètres le long de la paroi du tunnel est, selon toute vraisemblance, soumise au processus d'autocolmatage. C'est entre ces deux pôles que la décision d'injecter ou non a été prise à partir de l'observation systématique de quelques cas judicieusement choisis au début du forage. Ce critère a été retenu de préférence à une ouverture critique des fissures, laquelle aurait forcément varié en fonction de la profondeur du tunnel. Enfin, le raisonnement qui précède est valable pour les fuites aux joints des voussoirs. Protection des armatures Avant de traverser les voussoirs, l'eau d'infiltration percole à travers le mortier de bourrage, lequel renferme une proportion de portlandite Ca(OH)2 importante qui constitue une réserve d'alcalinité intéressante pour assurer la protection des armatures des voussoirs au niveau des fissures, ceci pendant une très longue période, sous condition qu'il n'y ait pas un renouvellement rapide de l'eau (l'eau de percolation suintant des anneaux proches du tunnelier avait un ph supérieur à 12). Une surveillance régulière de l'évolution du ph de l'eau suintant des rares fissures incomplètement colmatées à l'aide de mesures ponctuelles sera le garant de la protection des armatures. Conclusion Le processus d'autocolmatage a pour effet de remplir la fissure, ce qui diminue le débit d'eau de percolation au point de le rendre invisible. A la fin, il s'établit un équilibre de fuite dont le débit est si faible que l'eau s'évapore instantanément au niveau du parement, ce dernier apparaissant sec à l'oeil et même au toucher. Le colmatage étant assuré par des produits stables et le ph de l'eau extérieure au tunnel n'ayant pas de raison de varier, aucun risque de redissolution n'est à craindre. Si d'aventure, sous l'effet des vibrations de la circulation des trains, certaines fissures s'ouvraient légèrement, le processus d'autocolmatage reprendrait de lui-même. Ce dernier point, qui assure une sorte de cicatrisation naturelle automatique des égratignures de la peau d'un tunnel en milieu calcaire, conjugué à la stabilité des produits de cette cicatrisation, constitue le meilleur garant à long terme de l'étanchéité de l'ouvrage. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] DELOYE F.-X., MAIRE G., BUISSON M.-J. (1983), Utilisation des exsudats comme indicateurs primaires de dégradation des bétons et maçonneries d'ouvrages d'art, Bull, liaison Labo. P. et Ch., 124, mars-avr., pp. 25-30. [2] DELOYE F.-X. (1982), L'analyse du béton durci, in «Le béton hydraulique : connaissance et pratique», Chap. 30, Presses de l'enpc, pp. 531-541. [3] LONGUET P., DELOYE F.-X. (1983), Exploitation des données apportées par l'analyse du béton durci, Ann. ITBTP, 417, série Béton (216), sept., pp. 14-31. [4] LEVY M., BILLANGEON R., POITEVIN P., ACKER P., JENSEN P., MOREAU D., NGUYEN Van Loc (1992), Le tunnel sous la Manche. Voussoirs et revêtements, Ann. ITBTP, 505, juill.-août, pp. 1-74. [5] AUBOIN J., BROUSSE R., LEHMAN J.P. (1968), Précis de géologie, Tome 1, Pétrologie, coll. Dunod Université, 752 p., (2 e édition, 1975, Nouveau tirage, 1988). 39