LES CYBERNAUFRAGÉS L ENFER DE GLACE

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Transcription:

LES CYBERNAUFRAGÉS L ENFER DE GLACE

Les CybernaufragÉs

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Côté, Denis, 1954- Les Cybernaufragés. L enfer de glace (Crypto) Pour les jeunes de 13 ans et plus. ISBN 978-2-89579-742-5 I. Titre. II. Titre : L enfer de glace PS8557.O767C92 2016 jc843.54 C2016-940528-1 PS9557.O767C92 2016 Dépôt légal Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2016 Bibliothèque et Archives Canada, 2016 Direction éditoriale : Gilda Routy Direction littéraire et artistique : Thomas Campbell Révision : Sophie Sainte-Marie Illustration de la couverture : Maxime Bigras Mise en pages : Mardigrafe Bayard Canada Livres inc. 2016 Principal partenaire public Denis Côté remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec de son appui financier. Nous reconnaissons l appui financier du gouvernement du Canada. Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l aide accordée à notre programme de publication. Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la SODEC. Gouvernement du Québec Programme de crédit d impôt pour l édition de livres Gestion SODEC. Imprimé au Canada Bayard Canada Livres 4475, rue Frontenac, Montréal (Québec) Canada H2H 2S2 edition@bayardcanada.com bayardlivres.ca 978-2-89770-053-9

Les CybernaufragÉs L ENFER DE GLACE

À tous ces créateurs d imaginaire qui m ont donné l espoir. À Anna K. qui m a dit en pleurant que mes livres l avaient sauvée.

1 ALEXANDRE Je hais les profs qui me prennent pour un con. Le meilleur exemple, c est Edgar Sabourin, le prof de français. Je ne sais pas quel est son problème, mais on dirait que son activité préférée, c est de me rendre ridicule devant les autres élèves. Je fais pourtant de mon mieux dans son cours. Ce n est quand même pas ma faute si les livres ne m intéressent pas. À quoi ça sert, un livre, dans le monde d aujourd hui, quand il y a Internet, les téléphones intelligents, les tablettes et tout le reste? Je n aime pas les livres et je n aime pas les grands mots, point final. J ai le droit, non? Ce n est pas un crime ni un handicap. Après mes études, je ne veux pas devenir un super intellectuel, ou un professeur d université, ou une encyclopédie vivante. Tout ce que je veux, moi, c est gagner de l argent. Pas des tonnes, juste assez pour avoir 7

une vie normale. Et je vais être franc. De l argent, j aimerais ça en gagner le plus vite possible. Aussitôt que j aurai l âge, je vais donner mon nom dans tous les fast-foods de la région. Je n ai jamais compris ceux qui trouvent que les livres, c est si important. Pour ces gens-là, les livres, ça dépasse tout ce qui existe. Comme si c était quelque chose de sacré. Et le cinéma, juste pour donner un exemple, ce n est pas important, ça? Qu est-ce que ça vaut, un livre, comparativement à un bon film? Est-ce qu il y a de la musique dans un livre? Du mouvement, de la couleur, des effets spéciaux, du 3D? On ne peut pas imaginer Edgar Sabourin aller au cinéma pour voir, mettons, Star Wars. Pas plus qu on peut l imaginer regarder un DVD d Iron Man, de Hulk ou de Batman. Bon, eh bien, est-ce qu il y a quelqu un qui le prend pour un abruti à cause de ça? Chacun ses goûts. Edgar Sabourin, est-ce que je le ridiculise parce qu il ne sait pas quel pays a gagné la Coupe du monde de hockey sur glace l année dernière? Lui, il adore se moquer de moi. Il n y a pas si longtemps, ce professeur était en train de nous expliquer quelque chose de pas simple. Et là, tout à coup, il s est tourné vers moi, le doigt tendu dans ma direction comme si je faisais quelque chose d incorrect. 8

Alexandre! Au lieu de rêvasser à je ne sais quel superhéros ou, plus vraisemblablement, à je ne sais quelle superhéroïne, pourrais-tu nous donner un exemple de texte littéraire non narratif? Ça n avait rien de nouveau, il est toujours sur mon dos comme ça. Je lui ai répondu : Pas de problème. Le poème endormant que vous nous avez lu l autre jour, c en était un. Ma réponse était bonne. Mais Sabourin, au lieu de me féliciter ou de me remercier, il a continué à me taper dessus! Il a froncé les sourcils, les yeux lui sont sortis de la tête et il m a demandé : Tiens donc! Et de quoi s agissait-il? Je ne me souviens pas du titre mais, euh, l auteure était une femme. Ah oui, ça me revient! Elle s appelait Martine je ne sais pas quoi. Martine Hum Par hasard, ne confondrais-tu pas avec Alphonse de Lamartine, poète et homme politique français du 19 e siècle, qui fut l un des plus importants représentants du mouvement romantique? Martine, Lamartine D accord, je m étais trompé. Encore une fois, j avais l air stupide devant les autres élèves. Tout le monde riait, mais je suis certain que la plupart d entre eux n auraient pas mieux répondu que moi. 9

Je n aime pas avoir l air d un loser. Il fallait que je réplique quelque chose. Alors, j ai sorti un des seuls grands mots que je connaissais : Que l auteur s appelle Martine ou Alphonse, ça ne change rien. Le poème que vous nous avez lu, il était incontestablement endormant. 10

2 DAPHNÉE Edgar Sabourin, je l adore. C est le meilleur professeur que j ai jamais eu. Ce n est plus un jeune homme, il n est sûrement pas loin de la retraite. Personne ne connaît son âge, mais, à le regarder, on lui donnerait beaucoup plus que soixante ans. Il est grand, maigre, osseux. Les rares cheveux qui lui restent sont d une blancheur immaculée. Pourtant, sur le plan de la fougue, de l énergie, de la passion, il pourrait en montrer à des tas de jeunes. Je n ai jamais vu un professeur aimer autant la matière qu il enseigne. On dirait qu il considère la langue et la littérature comme des cadeaux tombés du ciel. Je suis un peu comme cela, moi aussi. La lecture a toujours été mon occupation favorite. Je ne veux pas me comparer à monsieur Sabourin, loin de là. Dans le domaine de la littérature, je suis une ignorante à côté de lui. 11

Combien de livres ai-je lus jusqu à présent? Deux ou trois cents, peut-être, en incluant les petits romans jeunesse que je lisais avant d entrer au secondaire. Trois cents, je sais que ça paraîtrait énorme pour la plupart des élèves que je côtoie et qui lisent seulement les livres obligatoires. Mais c est insignifiant comparativement à la profusion d œuvres littéraires que connaît monsieur Sabourin. J ai parfois l impression qu il a tout lu, et pas seulement les ouvrages en langue française. Il lui arrive souvent de nous parler de littérature anglaise, espagnole, russe, allemande, et j en passe. En classe, lorsqu il nous parle d une œuvre, il s illumine. Son regard se met à briller. Il s anime, gesticule et parle fort. Dans ces moments-là, il est tellement pris par son sujet, tellement concentré qu il ressemble à un comédien sur une scène de théâtre. Une œuvre littéraire, pour lui, ça n a pas d âge. Ça ne peut être vieux ou ancien. C est une créature vivante. Même les textes de l Antiquité, comme L Odyssée d Homère, monsieur Sabourin les aborde comme s ils avaient été écrits il y a une semaine. 12

Il n y a pas longtemps, notre professeur nous a lu un poème d Alphonse de Lamartine. En écoutant les commentaires de monsieur Sabourin, on avait le sentiment que l auteur vivait toujours et qu il avait encore des choses à nous dire, à nous qui sommes nés presque deux cents ans après lui. C est vrai que monsieur Sabourin est quelqu un de très spécial, voire d un peu bizarre. J ai souvent entendu des élèves se moquer de lui derrière son dos. Plusieurs disent qu il est débile ou même carrément fou. Je ne peux pas nier qu il me donne parfois l impression d être né sur une autre planète. Mais il reste un être humain et, comme tout le monde, il se fâche à l occasion. En général, cela se produit quand un élève dit une grosse bêtise. Cela vient d un garçon la plupart du temps. Pourtant, même quand Edgar Sabourin semble en colère, on peut voir la tendresse dans son regard. La tendresse, oui, ainsi qu une lueur d humour et de complicité. Cela signifie que sa colère est un peu forcée, qu il fait semblant de nous mépriser, et surtout qu en dépit des apparences il ne nous prendrait jamais pour des cons. 13

3 EDGAR Ce qu on me propose est extraordinaire. Quel professeur de littérature, quel lecteur passionné, quel amoureux des livres ne seraient pas enthousiasmés par un tel projet? Pour quelqu un comme moi, dont l indispensable nourriture est faite de romans, de contes, de pièces de théâtre, il s agit bel et bien du rêve ultime! Je suis un dinosaure. Je le sais et je l accepte. Mieux encore, je choisis chaque jour de continuer à l être. Les nouvelles technologies m agacent, me démoralisent et me font perdre espoir en l avenir. Un jour viendra où l on implantera un système de télécommunication avec accès Internet dans le cerveau de chaque nouveau-né. Je me passerais volontiers de tous ces gadgets. Je n utilise pas de téléphone cellulaire ni de tablette numérique. Quand j ai envie de musique, j allume la radio ou je sors un de mes anciens disques en vinyle de sa pochette de 15

carton. En classe, j écris sur un bon vieux tableau noir avec une bonne vieille craie blanche. Mes seules concessions à la modernité : Internet et le courrier électronique. Le système mis au point par Nicolas n aurait donc dû susciter aucun intérêt chez moi. Je n en aurais même jamais entendu parler si je n avais pas donné cette conférence à l université où il travaille. On m avait demandé de faire un exposé sur l utilité de la littérature dans l enseignement au 21 e siècle. Fidèle à mes convictions, j ai déclaré que la littérature à l école était plus indispensable que jamais, qu elle favorisait le développement de la pensée et de l imagination, qu elle contrebalançait la médiocrité des médias, et cetera. La conférence achevée, ce gros bonhomme s est approché de moi : Bonjour, je m appelle Nicolas, je suis informaticien et je cherche des idées pour mon travail. Le chou à la crème qu il grignotait paraissait délicieux. D autres gâteries du même ordre s entassaient dans le sac qu il serrait contre sa poitrine. Informaticien! ai-je dit, étonné. Ma conférence portait sur la littérature! Comment mes propos vous apporteraient-ils des idées? Il a tiré de son sac un éclair au chocolat. 16

Savez-vous, m a-t-il demandé, qu un laboratoire de cyberpsychologie est rattaché à cette université? Un laboratoire de Pardonnez-moi, j ai mal compris. Cyberpsychologie. C est une science encore peu connue du grand public, mais qui avance à pas de géant. En guise d exemple, vous avez sûrement entendu parler des simulateurs de vol pour les gens qui ont peur de l avion? Euh, oui, ai-je dit sans conviction. Eh bien, cet appareil est une des applications les plus anciennes de ma discipline. Le principe consiste à créer un environnement virtuel à trois dimensions dans lequel le sujet peut évoluer de manière interactive. Cela aide à traiter divers problèmes cognitifs et comportementaux, notamment les troubles anxieux, les phobies, la panique Agacé, je l ai interrompu : Une minute! Tout ceci est du chinois pour moi. Je suis un enseignant du secondaire, pas un lauréat du prix Nobel! Il a souri, les joues arrondies par la pâtisserie qu il venait d engouffrer. Après un instant, il a repris : Le système RV auquel je travaille RV? Cela signifie Réalité virtuelle. 17

J ai écouté ce que ce brillant jeune homme avait à me dire. Mon intérêt s est vraiment éveillé lorsqu il a commencé à me décrire son nouveau projet : créer des réalités virtuelles à partir d œuvres littéraires. Pardon? ai-je dit en tressaillant presque. Et comment cela fonctionnerait-il? Ce sera pareil au simulateur de vol, mais en beaucoup plus raffiné. Vous avez compris que la réalité virtuelle est la représentation numérique d un environnement en trois dimensions. Le mot «représentation» implique que l environnement en question n est pas réel, qu il est une imitation du réel. J avais compris, mais quel rapport avec la littérature? Il s est rempli la bouche d une poignée d arachides avant de satisfaire ma curiosité : Mon système permettra d entrer à l intérieur d une œuvre littéraire. Il reproduira dans les moindres détails ce que l auteur de cette œuvre a imaginé : l époque, les lieux, les sons, les odeurs, le climat. L utilisateur pourra rencontrer les personnages de l histoire et interagir avec eux. D une certaine manière, il deviendra lui aussi un personnage de l œuvre. Profitant de ma stupéfaction, Nicolas a ajouté avec un sourire : Monsieur Sabourin, aimeriez-vous collaborer avec moi? 18

4 Daphnée est assise dans le grand escalier qui mène à la cafétéria. Elle lit. Elle est si concentrée qu elle ne perçoit pas les sons et les mouvements autour d elle. Alexandre est debout, quatre marches plus haut. Il ne lit pas, lui. Depuis quelques minutes, il observe la jeune fille. Il la trouve jolie. Tout à coup, sans raison particulière, Daphnée lève la tête et aperçoit le garçon. Elle se rend compte qu il la regarde, mais surtout qu il ne détourne pas les yeux. Elle le connaît de vue. Lui aussi est en secondaire 3 et il suit le cours de français donné par monsieur Sabourin. Daphnée ignore pourquoi elle ne replonge pas dans son livre. Alexandre lui sourit. Surprise, désarçonnée même, elle baisse la tête. Ses joues, soudain, sont brûlantes. 19

Elle voudrait s enfuir. En même temps, une part d ellemême aimerait que cette rencontre ne s arrête pas là, que le garçon pousse l audace, qu il s approche d elle, qu il lui adresse la parole. Quand il descend lentement l escalier et s assoit à côté d elle, le cœur de Daphnée se met à cogner. Elle se sent mal. Elle n a jamais su comment s y prendre dans ce genre de situation. Alexandre l observe un moment. De près, elle est encore plus belle. Salut, finit-il par dire. Je m appelle Alexandre. Et toi? Daphnée, répond-elle sans le regarder. Quelques secondes passent. Un malaise s installe. Alexandre ne trouve rien de mieux à demander que : Qu est-ce que tu fais là, toute seule, à ne rien faire? Cette fois, Daphnée redresse la tête et affronte son regard. À ne rien faire? riposte-t-elle, piquée au vif. Lire, ce n est pas une activité, selon toi? Baissant les yeux, Alexandre aperçoit le livre qu elle tient à la main. Euh, oui, je comprends, bafouille-t-il. 20

C est maintenant lui qui a les joues brûlantes et qui voudrait s enfuir. En désespoir de cause, il demande : Tu Tu lis quoi? Notre-Dame-de-Paris, répond sèchement Daphnée. Une petite cloche frétille dans l esprit du garçon. Notre- Dame-de-Paris, cela lui dit quelque chose. Même que Ah! mais oui, bien sûr! Je connais ça, s exclame-t-il en souriant. Mon père a le CD à la maison. Il l écoute souvent, mais moi j ai juste entendu quelques morceaux Ce n est pas tout à fait ça. Notre-Dame-de-Paris est un roman écrit au 19 e siècle par Victor Hugo. La comédie musicale, elle, a été créée aux alentours de l an 2000. Le visage d Alexandre a changé de couleur. Daphnée l a blessé. Il se lève en chancelant presque. Faut que j y aille, dit-il. Euh bonne lecture! 21

5 EDGAR Quelques jours après la conférence, Nicolas m a reçu à son laboratoire. La complexité, la subtilité de ses appareils m ont causé une vive impression, à moi qui ne suis guère sensible à ce type d accomplissement. Qu attendait-il de moi au juste? La banque de données principale du système, m a-t-il expliqué, sera composée d œuvres littéraires numérisées. Comme je ne connais pas grand-chose à la littérature, j ai besoin que vous m aidiez à choisir ces œuvres. Je vois. D entrée de jeu, il faudra exclure les millions de poèmes et de textes d opinion publiés au cours des siècles. Pourquoi ça? Lui apprendre enfin quelque chose me réconfortait : 23

Parce que les œuvres choisies doivent raconter une histoire et contenir des personnages. La poésie et les essais ne répondent pas à ces critères. Je savais où l on pouvait trouver en abondance des œuvres déjà numérisées et gratuites. Plusieurs «bibliothèques virtuelles» c est ainsi qu on appelle ces collections sont accessibles grâce à Internet. Elles renferment des écrits de toutes origines, souvent assez anciens, non protégés par des droits d auteur en raison de leur âge. Télécharger le contenu de ces bibliothèques a été un jeu d enfant pour Nicolas. Produire les algorithmes permettant de sélectionner les œuvres appropriées lui a demandé plus de temps. Je suis heureux que mes connaissances lui aient été utiles durant cette opération. Quelques semaines ont ensuite passé sans que le jeune informaticien me donne signe de vie. Enfin, j ai reçu un courriel où il m annonçait que le nouveau système était prêt. En apprenant qu il m invitait à en faire usage, à «effectuer une immersion» comme on dit dans sa discipline, j ai failli bondir de joie. De retour dans son laboratoire, je lui ai néanmoins avoué ma légère inquiétude. Les risques que vous allez courir, m a-t-il dit en engloutissant une brioche à la cannelle, sont à peu près inexistants. Depuis notre dernier rendez-vous, le système 24

a été testé par mes assistants une bonne cinquantaine de fois. Aucun incident n est survenu. Même les immersions à plusieurs participants se sont avérées concluantes. Tout en poursuivant ses explications, Nicolas me désignait une série de dispositifs. Pour chaque expérience, nous avons un protocole à suivre, qui inclut des garde-fous très efficaces. Je superviserai chaque instant de votre immersion grâce aux écrans témoins que voici. Il m avait recommandé de choisir une scène tirée d un roman ou d une pièce de théâtre. Une scène inoffensive de préférence, avait-il précisé. Sans trop d action et surtout sans violence, pour éliminer tout désagrément potentiel durant votre immersion. N oubliez pas que vous aurez peut-être le temps d entrer en contact avec des personnages de l histoire. Toujours par souci de prudence, l expérience à laquelle il me conviait ne se prolongerait pas au-delà de cinq minutes. Mon choix s était porté sur un épisode de La Mare au diable, de George Sand : un roman exquis, l un des plus champêtres de la littérature française. On n y croise rien 25

de plus dangereux qu un laboureur père de famille, une bergère de seize ans, de nombreux animaux, le ciel bleu et beaucoup d arbres. Durant cinq minutes beaucoup trop brèves, je me suis donc retrouvé à l ombre d une forêt de chênes, caché derrière un buisson, à observer Germain, Marie et Petit- Pierre conversant autour d un feu de branches. D abord, le réalisme de l environnement virtuel m a empêché de faire autre chose que m émerveiller. Puis, lorsque m est venue la hardiesse de bouger afin de m approcher des trois personnages, l immersion a pris fin. L expérience s est révélée fabuleuse. Mais pendant ces cinq minutes, j ai surtout entrevu les prodiges infinis que le génie de Nicolas rendait désormais possibles. Avant-hier, il m a proposé de participer d ici peu à une immersion à plusieurs participants et de plus longue durée. Il m a même accordé le privilège de choisir les deux personnes qui m accompagneront. J ai eu une idée un peu fantasque : offrir cette chance à deux de mes élèves! J ai songé à Daphnée, cette jeune fille intelligente, attentive, sérieuse. J ai rarement enseigné à quelqu un d aussi doué. Participer au projet serait pour elle une formidable récompense. 26

J ai également pensé à Alexandre, mon pire élève, celui-là. Ce garçon ne mérite aucun cadeau, bien au contraire. S il ne se ressaisit pas très vite, le pauvre échouera à son cours de français. Mais je me suis lancé un défi personnel en ce qui le concerne. J ai décrété qu il s intéressera à la lecture avant la fin de l année scolaire. Gageure intrépide, certes, mais il est hors de question de baisser les bras. Si Daphnée et Alexandre acceptent, l autorisation de leurs parents sera nécessaire, cela va sans dire. Il faudra leur présenter des garanties, signer des papiers, et ainsi de suite. J espère que ces procédures n empêcheront pas mes deux élèves de participer au projet. 27

6 ALEXANDRE Qu est-ce que je viens faire dans ce laboratoire? Selon Edgar Sabourin, on se prépare à vivre une expérience littéraire «inédite». Une expérience comme jamais personne n en a vécu avant nous. S il savait comme je m en fiche! Pourquoi j ai accepté de le suivre? Quand ton prof te dit que tu vas échouer à ton cours si rien ne change, tu fais quoi? Tu baisses la tête et tu essaies de lui montrer que tu peux être un parfait petit élève de temps en temps. En me balançant ses explications, il utilisait des mots impossibles comme si j étais censé les comprendre. Assez vite, j ai actionné la commande off dans mon cerveau et je me suis mis à penser à autre chose. Je vais quand même être franc sur la raison de ma présence ici. Je suis venu en espérant qu il va se passer quelque chose avec Daphnée. 29

Quand on a fait connaissance l autre jour dans l escalier, on ne peut pas dire que ça a été concluant. Au contraire, la rencontre a été si pénible qu on ne se serait peut-être jamais reparlé si Sabourin ne nous avait pas invités pour l expérience d aujourd hui. Tout à l heure, quand le test sera fini, c est très possible qu il y ait un déclic entre nous, une étincelle. Après une expérience supposément aussi extraordinaire, on devrait avoir des choses à se dire. En tout cas, c est ce que je souhaite. 30

7 DAPHNÉE Quand monsieur Sabourin m a appris le nom du troisième participant, il a précisé : Tu le connais, vous êtes dans la même classe. Le pauvre Alexandre a besoin d un sérieux coup de pouce s il veut réussir son année. J ai vite compris qu il s agissait de cet Alexandre-là. Quand il est entré dans le laboratoire tout à l heure, nous nous sommes à peine salués. Lui aussi se comporte comme si nous n avions pas eu cette désagréable conversation dans l escalier de la cafétéria. C est parfait. Sa présence ne m empêchera pas de me concentrer sur l aventure que je m apprête à vivre. Je n en reviens pas à quel point je suis privilégiée d avoir été choisie. Jamais je ne remercierai assez mon professeur du fantastique cadeau qu il me fait. 31

8 Nicolas décrit le protocole aux participants. Son exposé est clair et méticuleux. Edgar Sabourin connaît tout cela de près pour avoir déjà fait une immersion sous sa supervision. Alexandre et Daphnée ont disposé de quelques semaines pour lire les documents et obtenir l autorisation de leurs parents. Les signatures nécessaires sont apposées au bas des formulaires. Ce que vous vous apprêtez à vivre, explique Nicolas, s appelle une immersion. Vous ferez l expérience d un environnement virtuel qui reproduira en détail le contenu d une œuvre littéraire, du moins d une scène ou d un épisode de celle-ci. 33

Au contraire de l immersion déjà effectuée par Edgar Sabourin, l œuvre sera choisie au hasard par l ordinateur à partir d une vaste collection numérique. Ni les utilisateurs ni Nicolas ne sauront à l avance dans quelle œuvre littéraire ils seront immergés. Comme vous l avez lu dans les documents, précise l informaticien, l expérience d aujourd hui durera quinze minutes. Cela peut vous sembler très court, mais c est quand même dix minutes de plus que l immersion vécue par monsieur Sabourin. Pourquoi seulement quinze minutes? demande Daphnée. Dans un roman, l intrigue se développe en général sur plusieurs heures ou plusieurs jours, parfois même sur des mois ou des années. En quinze minutes, on n aura pas le temps de vivre grand-chose! Nicolas écarte de sa bouche son sous-marin aux cinq viandes, puis il répond : Tu as raison, mais il s agit d un premier essai pour deux d entre vous. Les tests servent à mesurer l importance des divers facteurs de risque. Il faut les prendre au sérieux quand on teste une nouvelle technologie. L expérience est dangereuse, autrement dit, intervient Alexandre. 34

Fatigué d être debout, Nicolas s installe dans un gros fauteuil pivotant. Le premier facteur à considérer, explique-t-il, c est le cybermalaise. Ses symptômes s apparentent à ceux du mal de mer : vertiges, nausées, vomissements, maux de tête. Cela se produit parfois durant une immersion prolongée. Mais ne vous en faites pas. Grâce à ma technologie, les risques que vous soyez affectés par le cybermalaise sont à peu près nuls. Qu est-ce qu elle a de si extraordinaire, votre technologie? le questionne Alexandre, toujours sur la défensive. Nicolas arrache avec les dents une énorme bouchée de son sous-marin, avale celle-ci tout rond et reprend la parole : Les systèmes RV traditionnels nécessitent de nombreux périphériques et interfaces qui ralentissent et alourdissent l expérience vécue par l utilisateur. Le garçon grimace : S il vous plaît, pourriez-vous nous dire tout ça avec des mots de tous les jours? J aimerais bien, répond l informaticien avec un sourire. Mais il n y a pas tellement de mots simples dans ma discipline. Par exemple, les interfaces et périphériques 35

habituels sont appelés «visiocasque stéréoscopique», «capteurs de position et de mouvement», «gant sensitif» Tu vois ce que je veux dire? D où tire-t-il le beigne fourré à la confiture qu il tient dans sa main gauche? Mon système ne demande qu une seule interface, poursuit-il. C est un casque relié à l ordinateur central. L environnement virtuel est construit directement dans le cerveau du sujet par l entremise de ce casque. Cela provoque une immersion que je qualifierais d optimale. Qu est-ce que c est, une immersion optimale? s enquiert Daphnée. Une immersion est optimale quand elle donne lieu à une interaction totale et immédiate entre l utilisateur et son environnement, à la stimulation de toutes les modalités sensorielles et, enfin, à l abolition du cybermalaise. Pour dire les choses simplement, le participant s y sent exactement comme s il se trouvait dans la réalité. Nicolas lèche ses doigts couverts de sucre en poudre, puis : Le test d aujourd hui et ceux qui suivront nous permettront d évaluer un facteur de risque beaucoup plus probable que le cybermalaise. En expérimentant un système RV aussi performant que le mien, vous éprouverez des réactions physiologiques semblables à celles que vous 36

éprouvez dans la réalité. En d autres mots, votre corps réel celui qui se trouvera dans la chambre d isolement réagira à ce que vous vivrez durant l immersion. Là, je ne comprends pas, dit Alexandre en secouant la tête. Supposons que vous plongez dans un monde virtuel où il fait chaud, votre corps réel va transpirer. Si vous vous mettez à courir, votre pulsation cardiaque augmentera et votre rythme respiratoire s accélérera. Si vous ressentez de l inquiétude ou de la peur, votre tension artérielle subira des fluctuations. Comme si on se trouvait dans la réalité et non pas dans un monde virtuel, résume Daphnée. Exactement. Par conséquent, peu importe à quoi ressemblera votre environnement, il faudra vous comporter avec autant de prudence et de discernement que vous le faites dans la vie de tous les jours. C est essentiel. La jeune fille acquiesce. Soucieux, Alexandre demande : Supposons qu un personnage virtuel me tue. Ça veut dire que je vais mourir pour vrai? Excellente question, approuve Nicolas. Pour être franc, je l ignore. Et je souhaite ne jamais avoir l occasion d obtenir la réponse. 37

Fronçant les sourcils, il met de côté ce qui reste de son beignet. Toute expérimentation sérieuse requiert des outils de mesure, dit-il. C est ce que nous appelons des gardefous. En ce qui vous concerne, des instruments médicaux seront branchés sur votre corps. J agirai comme contrôleur durant votre immersion. Pas un seul instant je ne m éloignerai de la régie et ne quitterai des yeux les écrans témoins. Si je constate la moindre anomalie dans vos signes vitaux, je vous ramène immédiatement. Vous contrôlerez tout? s exclame le garçon. Ça veut dire que on ne pourra pas arrêter le test quand on le voudra? Et qu est-ce qu on fera si on est en danger? On devra attendre que vous nous rameniez dans la réalité? En effet, répond Nicolas. Mais rappelez-vous que votre immersion ne durera que quinze minutes. Surtout, je vous promets que la supervision sera continuelle et que les instruments de mesure sont d une fiabilité sans réserve. Au moindre pépin, j arrête tout. 38

9 DAPHNÉE Ça y est, le grand moment est arrivé. Nous allons pénétrer dans ce que Nicolas nomme la «chambre d isolement sensoriel». Je suis la première à franchir la porte. Déjà, mon cœur bat plus fort et j ai un serrement au creux de l estomac. La pièce n est pas très vaste. Au centre, trois fauteuils sont placés côte à côte, assez semblables à ceux des dentistes. Toutes sortes d appareils nous entourent. Certains ressemblent à ceux qu on voit dans une chambre d hôpital. Une immense baie vitrée occupe tout un mur. La régie se trouve de l autre côté. C est là-dedans que se tiendra Nicolas tout au long de l expérience. En plus de surveiller les écrans témoins, il pourra avoir l œil sur nos corps réels à tout instant. 39

Chacun des participants prend place sur un fauteuil. Nicolas enfonce une touche sur un clavier, et les trois sièges s inclinent en même temps. Nous voilà allongés presque à l horizontale. Ce fauteuil est si confortable que je commence tout de suite à me détendre. Je n ai qu une envie : me laisser aller, faire confiance au contrôleur, remettre mon sort entre ses mains. Nicolas presse une autre touche, et le casque vient me couvrir la tête dans un léger vrombissement. Je regarde tour à tour Edgar à ma gauche et Alexandre à ma droite. Je constate ainsi que les trois casques sont interconnectés. Edgar est calme, serein. Il tourne la tête vers moi et me fait un clin d œil. Alexandre, lui, est plutôt crispé. Il fixe le plafond, sourcils froncés, mâchoires serrées. C est maintenant au tour des instruments médicaux de mesure. Il y en a plusieurs, et Nicolas nous les installe lentement, avec application. Ce gros homme n est pas très doué pour la conversation, mais il est gentil et délicat. Pauvre lui, quand même. Quel âge peut-il avoir? Vingt-sept ans? À quoi ressemble la vie amoureuse d un homme pesant plus de deux cents kilos? 40

On voit bien que son poids l empêche de respirer avec aisance. Au moindre effort, son teint devient rouge et il se met à transpirer. C est triste, parce qu il est incroyablement intelligent et qu il connaît sa spécialité sur le bout des doigts. En plus, il a un beau visage et des yeux très doux. Il adresse un signe amical à chacun de nous avant de pénétrer dans la régie. La porte se referme. Je le vois réapparaître derrière la vitre. Edgar, Alexandre et moi sommes seuls dans la pièce. Autour de nous, les lumières s éteignent. Je ne vois plus rien. Je n entends que mon souffle et les battements de mon cœur. Je comprends pourquoi on appelle ceci une chambre d isolement sensoriel. La voix de Nicolas, transmise par le casque, nous annonce que l immersion débutera dans dix secondes. Je suis excitée, un peu effrayée aussi. Nicolas enclenche le compte à rebours Neuf Huit Sept Six Cinq Quatre Trois Deux Un IMMERSION! 41

10 La première sensation, avant même que les participants comprennent ce qui se passe, c est le froid. Un froid inimaginable, intolérable, meurtrier. Il frappe chacun d eux avec la même violence, à la toute première seconde de leur plongée dans l inconnu. Un tel froid s attaque rapidement au système nerveux, s introduit dans le cerveau, paralyse la pensée. Une idée, pourtant, explose comme une bombe dans l esprit de chacun. Une certitude révoltante qui force le corps à réagir : «DANS QUELQUES SECONDES, JE SERAI MORT DE FROID!» Edgar est le premier à bouger. Il s élance vers ses compagnons, les prend dans ses bras pour leur communiquer la chaleur qui lui reste. 43

Affolé, il tente de percer des yeux l obscurité qui les encercle. L odeur qui règne ici est infecte, un mélange d eau croupie, de poisson mort et de moisi. Lorsqu il distingue enfin quelque chose dans le noir, tout ce qui se trouve à proximité lui paraît vieux, crasseux, en désordre. Ces ballots, juste là? Et si? Il force les adolescents à s avancer de quelques mètres, soulève un objet, en rabat un autre, tire, secoue Soudain, Daphnée a moins froid. Puis c est Alexandre qui ressent de la chaleur. Une couverture épaisse, moelleuse, enveloppe chacun d eux à présent. Pas une couverture, non. Une fourrure. Elle pue, elle est graisseuse, mais peu importe. Comme c est bon de goûter cette chaleur, de sentir la mort s éloigner, de comprendre que la vie continuera. Comme c est bon de renaître! Emmitouflés tous les trois, ils restent sur place, ne disent rien, attendent que les frissons s apaisent, que les dents cessent de claquer. 44

11 ALEXANDRE Dans quelle maudite expérience de fous ils m ont entraîné, Sabourin et le gros farceur qui n arrête pas de manger? Ce qu ils appellent une «immersion» était censé être sans danger! Mon œil! Nicolas avait même précisé : «Au moindre pépin, j arrête tout.» Ce qui vient juste de nous arriver, ce n est pas un pépin, ça? Hé! on a failli mourir, tous les trois! Quelle sorte de pépin il lui faut, à ce crétin de contrôleur, pour intervenir? Je commence à me demander si ses fichus instruments fonctionnent pour vrai. Ou peut-être que le cher Nicolas est encore en train de s empiffrer au lieu de faire son travail. Je n endurerai pas ça pendant un quart d heure! 45

Je dis à Sabourin : Sortez-moi d ici tout de suite. Je n en veux plus, de votre expérience. Tu as entendu les instructions de Nicolas : nous ne pouvons pas interrompre l immersion par nous-mêmes. C est lui qui contrôle tout. Votre ami devait réagir en cas de danger. On a frôlé la mort et il n a rien fait! Expliquez-moi ça! Mon intervention sème le doute dans l esprit du prof. Pour une fois, il juge que son imbécile d élève ne dit pas que des conneries. Mais son doute s envole et il secoue la tête : J ai vu Nicolas travailler. Je lui ai fait assez confiance pour expérimenter une première immersion, puis celle de maintenant. Il sait ce qu il fait. S il n est pas intervenu, c est que le danger était minime. D ailleurs, le problème est réglé, non? As-tu encore froid? Et toi, Daphnée? 46

12 DAPHNÉE Quel rabat-joie, cet Alexandre! Cette expérience ne l intéresse pas le moins du monde. Je trouve cela incroyable. En ce moment, il ressemble à un enfant gâté qui braille après s être fait bobo. Nicolas ne nous a rien caché sur les désagréments éventuels de notre aventure. En plus, l expérience ne durera que quinze minutes. Il s est déjà écoulé trois minutes depuis le début de l immersion, dit Edgar en consultant sa montre. Il nous en reste donc moins de douze. Je propose de clore cette discussion et de profiter pleinement du privilège qui nous est donné. Privilège! objecte Alexandre. Crever de froid, vous appelez ça un «privilège»? Un peu de courage, je t en prie! réplique Edgar. Pense à ce que tu raconteras à tes amis demain. Ils vont t envier, j en suis sûr. 47

Comme Alexandre se tait, je concentre toute mon attention sur le monde qui nous entoure. L endroit où nous nous trouvons est clos. C est comme une pièce sans fenêtres, dont les portes seraient fermées. L obscurité est presque totale. À cause de la saleté et du désordre, j opterais pour une cave ou un grenier. Le plus remarquable, c est le réalisme de cet environnement. Le fait que mon corps réagisse comme dans la réalité, ça aussi, c est quelque chose qui m émerveille. Rien n est réel ici. Pourtant, j ai aussi froid que si j étais entrée dans un congélateur. L air que je respire a une odeur épouvantable. Je sens le contact de la fourrure qui m enveloppe. Le plancher est dur sous mes pieds. Rien n est vrai. Malgré cela, tout ce que je perçois me paraît de même nature que la réalité dans laquelle j ai l habitude de vivre. Mes compagnons sont identiques à ce qu ils étaient tout à l heure, dans le bureau de Nicolas ou dans la chambre d isolement. Même si leur corps n est pas vraiment ici, ils ont la même apparence, portent les mêmes vêtements, s expriment de la même façon que le vrai Edgar Sabourin et le vrai Alexandre. Quant à moi, je porte toujours mon t-shirt jaune et mon pantalon bleu. J ai beau m efforcer, je suis incapable de concevoir que la vraie Daphnée est actuellement étendue sur un fauteuil, avec un casque sur la tête, et qu elle est en train de rêver. 48

13 EDGAR Lors de ma précédente immersion, l environnement virtuel avait été stable et sans défaut. Ici, par contre, je perçois un mouvement sous mes pieds, comme si un réglage quelconque avait été mal fait. À moins que ce soit un effet secondaire que je n avais pas ressenti la première fois. Non, tout bien considéré, je me trompe. Le plancher qui nous soutient bouge vraiment. Un mouvement de balancier. Si faible que mes jeunes compagnons ne semblent pas l avoir remarqué. Un plancher mobile, branlant, cela élimine la possibilité que nous soyons à l intérieur d une maison ou d un édifice. Avez-vous une idée où nous sommes? me demande Daphnée, fort à propos. 49

Dans un navire, je pense. À fond de cale. Un navire stoppé, immobilisé. Il est ancré dans une mer quelconque ou il est arrimé à un quai. Vous qui avez lu tous les livres, se moque Alexandre, vous savez sûrement dans quel livre il y a un bateau arrêté quelque part où il fait un froid mortel? On trouve probablement cette situation dans des milliers de romans et de nouvelles. Je n ai pas encore assez d indices pour pouvoir me prononcer. Cependant, je suis persuadé que nous sommes dans un vieux navire. Un roman de Jules Verne? suggère Daphnée. Ça cadrerait aussi avec le froid intense. Je pense aux Enfants du capitaine Grant ou aux Aventures du capitaine Hatteras. Excellente déduction, dis-je. Excellente déduction, répète Alexandre sur un ton ironique. On croirait entendre Sherlock Holmes! Un instant, je m étonne que ce cancre connaisse le détective de Baker Street. Puis je me rappelle qu il est aujourd hui la vedette d une quantité innombrable de films et de séries télévisées. 50

14 Tout à coup, le calme est brisé par un fracas violent, mais bref, provenant de l extérieur du navire. Au même instant, un furieux tremblement secoue le plancher, et les trois compagnons s agrippent les uns aux autres afin de ne pas tomber. Un terrible craquement se fait entendre et se prolonge pendant un long moment. Ce bruit est si irritant, si insoutenable que chacun a le réflexe de se boucher les oreilles. Quand le craquement s arrête, le silence qui suit est trop court pour leur permettre de se ressaisir. À présent, l ensemble du bâtiment est parcouru de soubresauts qui le font grincer de partout. Puis l équilibre revient. Le navire ne bouge plus. En haut, quelque part dans la partie supérieure du navire, on se met soudain à courir. Les pas de plusieurs individus, chaussés de lourdes bottes. 51

Des voix d hommes, amorties par la distance, se propagent. Je ne les entends pas clairement, chuchote Daphnée, subitement anxieuse. Quelle langue parlent-ils, à votre avis? L oreille tendue, Sabourin répond : Le son est étouffé, mais j ai l impression qu ils parlent anglais. Dans ce cas, dit Daphnée, on n est pas dans un roman de Jules Verne. Pourquoi tu dis ça? s informe Alexandre. Parce que c était un écrivain français. Comme Victor Hugo, celui qui a fait Notre-Dame-de-Paris avec Luc Plamondon. L adolescent ne saisit pas la raillerie. Toute son attention vient de se concentrer sur l heure indiquée par sa montre. Élevant le ton, il interpelle l enseignant : Monsieur Sabourin, on a vraiment un gros problème! Quoi? Tu as peur de ces gens là-haut? Qu est-ce qui te fait supposer qu ils sont hostiles? Je ne parle pas de ça. Je surveille l heure depuis notre arrivée et eh bien, les quinze minutes sont terminées! 52

Sabourin consulte sa propre montre. Tu as raison, confirme-t-il. Nous sommes immergés depuis dix-huit minutes. Qu est-ce qui se passe? s écrie Alexandre. Votre ami nous a abandonnés ou quoi? Après un moment de réflexion, Edgar Sabourin secoue la tête avec énergie : Il doit s agir d un contretemps. Un problème mineur que Nicolas réglera très vite. Nous testons un nouveau système, ne l oublions pas. Enveloppé de sa fourrure, il s écarte de ses élèves et fait quelques pas à travers le capharnaüm où ils ont abouti. Cherchons une issue, si vous le voulez bien. Essayons de quitter cet endroit. Au-dessus de leurs têtes, des cris de colère, des injures même se joignent aux bruits de course des marins. Un deuxième fracas retentit, aussi fort que le précédent. De nouveau, une formidable secousse ébranle toute la charpente du navire. Le choc déséquilibre Sabourin qui s écroule sur le plancher. Alexandre se précipite et l aide à se remettre debout. Ça va? s inquiète l adolescent. Pas trop de mal? 53

Tout va bien. Daphnée s est rapprochée, elle aussi. Au creux d un renfoncement, Sabourin indique une échelle qui se dessine à peine dans l obscurité. La sortie, je suppose, dit-il. Pour savoir dans quelle œuvre littéraire nous sommes, il faut aller par là. C est vraiment tout ce qui vous intéresse? Négligeant la question du garçon, Edgar Sabourin commence à escalader l échelle. Les barreaux de bois grossier sont branlants et fissurés pour la plupart. Traversant le plafond par une étroite ouverture, l échelle débouche sur un espace de faible hauteur aussi mal éclairé que la cale. L entrepont, j imagine, dit Sabourin. En haut, les voix d hommes et les bruits de course sont maintenant très proches. Regardez là, murmure l enseignant en désignant un point du plafond. On dirait une trappe. Suivez-moi. Moi, je ne bouge plus, s entête Alexandre. Il doit sûrement y avoir un moyen de communiquer avec Nicolas! Non, il n y en a pas! rétorque Sabourin. 54

Il faut quand même faire quelque chose, intervient Daphnée. Notre immersion aurait dû prendre fin il y a déjà dix minutes! Sabourin ferme les yeux et respire profondément. Je ne comprends rien à ce qui se passe, avoue-t-il dans un soupir. Mais je suis sûr que le mieux est de rester calme. Les deux adolescents échangent un regard. Pour la première fois, ils se sentent complices. Mais cette complicité est sans joie, amère, angoissée. Elle révèle que même Daphnée a commencé à perdre confiance en son professeur. Retenant sa fourrure de la main gauche, Edgar lève la droite au-dessus de sa tête et tente de soulever le volet de la trappe. Il n y arrive pas. Laissez-moi essayer, dit le garçon. Arc-boutant son dos contre le volet, Alexandre parvient à le déloger. Le vacarme produit par les matelots leur tombe dessus, comme aspiré par le puits que l adolescent vient de créer. Simultanément, un air glacial se déverse sur eux, aussi mordant, aussi impétueux qu une rafale de neige. Nous voici arrivés sur le pont principal, constate l enseignant. 55

Ce froid! rugit Alexandre en relevant la fourrure sur sa tête. Monter sur le pont, ça équivaut à un suicide! Est-ce qu on a le choix? dit Edgar. Alexandre franchit la trappe en premier, suivi d Edgar et Daphnée. Une fois sortis, tous demeurent à plat ventre en espérant se soustraire ainsi aux regards des matelots, qui ne doivent plus être loin. Une couche de glace couvre par endroits la surface du pont balayé par un vent mordant. Entre les mâts, voiles et cordages qui cachent la majeure partie du ciel, la nuit est criblée d étoiles aussi brillantes que les lumières d une métropole. Les trois compagnons sont blottis l un contre l autre, cherchant à retrouver chaleur et courage. Ici, le froid mord le nez et les oreilles, durcit les doigts qui deviennent insensibles. La bouche crache une nuée blanche, aussi opaque qu une nappe de brume. 56

15 EDGAR L incompréhensible retard de Nicolas me perturbe plus que je ne veux le montrer à mes élèves. Que s est-il produit dans le laboratoire? Que se passerat-il maintenant? L hypothèse la plus probable, c est que le système RV a subi une défaillance technique. Ce dysfonctionnement peut-il être corrigé à brève échéance? Je n ai aucune raison de penser le contraire. J ai une confiance illimitée dans le savoir-faire et le sens des responsabilités de Nicolas. Tôt ou tard, il finira par régler le problème et nous reviendrons dans la réalité. Je me demande néanmoins ce qui nous arrivera si la réparation tarde à venir, si l immersion se prolonge durant une heure ou même davantage. 57

Il vaut mieux ne pas y songer. D autant plus que nous n avons pas la capacité de rétablir la situation. Par contre, nous pouvons et nous devons agir dans ce monde virtuel dont nous sommes en quelque sorte les naufragés. Je cherche toujours dans quelle œuvre l ordinateur nous a envoyés. Jusqu à présent, les indices sont insuffisants : froid intense, bruits d explosion, navire secoué, membres d équipage courant sur le pont. D évidence, le climat suppose un endroit très au nord ou très au sud de la planète. J opterais pour l Arctique. Au 19 e siècle, de nombreux navigateurs européens ont tenté d atteindre le pôle Nord. Ils cherchaient un passage maritime qui, selon la croyance de l époque, aurait permis aux navires marchands de gagner directement l océan Pacifique. Serions-nous à bord d un de ces navires d exploration? Les matelots vont nous découvrir d une minute à l autre. Tant pis. Je n ai pas accepté de participer à ce test pour me tourner les pouces. Quitte à être repéré, je me redresse et je cours jusqu au bastingage. Hé! vous faites quoi, là? me crie Alexandre. Je ne réponds pas. Appuyé au parapet, je scrute ce qui se trouve au-delà. 58

16 CAPITAINE ROBERT WALTON Mon navire est cerné de toutes parts par la banquise. Depuis des jours et des jours, des montagnes de glace nous emprisonnent, geôlières implacables dans cet univers de désolation. Chaque seconde, leur étau monstrueux comprime davantage mon bâtiment, menaçant de le broyer entre leurs mâchoires avides. Si cette funeste destinée se réalise, il ne nous restera qu à nous réfugier sur quelque bloc flottant. Privés de nourriture et de chaleur, nous mourrons tous à plus ou moins brève échéance, sans distinction de grade, de niveau d instruction ou d origine sociale. En dépit de ces considérations, le paysage qui s étend autour de nous, jusqu au fin fond des horizons, est le plus majestueux qu il m ait été donné de contempler. C est la Nature dans ce qu elle a de plus primitif, de plus implacable et pourtant de plus pur. 59

Aucune herbe ne pousse ici, aucune plante, aucun arbre. La glace impose son omniprésence, sa force et sa supériorité. Au loin, la banquise forme de véritables chaînes de montagnes tourmentées et chaotiques qui s entrecroisent. Certaines de ces masses translucides atteignent des hauteurs hallucinantes. À mi-course entre mon navire et ces masses titanesques, des blocs s entremêlent pour enfanter un empire de neige et de glace. Cette nouvelle version de la damnation m inspire autant de peur et de souffrance que les enfers ardents décrits par les saints. Sans les étoiles qui brillent comme autant de lanternes au-dessus de nos têtes, cet insensible univers serait plongé dans les ténèbres. C est peut-être en guise de consolation que les astres déversent à toute heure leur lointaine lumière. Et surtout, il y a ce froid irréductible qui brûle la peau, traverse les plus épais vêtements, engourdit les membres et dérègle le corps. Une grande partie de mon équipage a déjà péri ces derniers jours : pneumonie, angine, nécrose des tissus, gangrène. Bien que l importance de ma fonction m interdise de dévoiler mes états d âme à l équipage, je suis désemparé. N étant pas marin de profession, je n ai rien vécu par le passé qui me permettrait aujourd hui d affronter ce péril. 60

Pour surcroît de malheur, l impuissance et la terreur ressenties par les matelots les ont entraînés dans une mutinerie de plus en plus apparente. Mes galons de capitaine n exercent plus sur eux qu un pouvoir de pure forme. Ils ne se fient même plus à ma capacité de réfléchir et de prendre les décisions appropriées. Chaque fois que notre sort paraît s aggraver, ils se précipitent sur le pont, maudissant le Ciel et m enjoignant de les rassurer par de vaines promesses. Cela se produit en cet instant, la montagne la plus proche venant d éclater en plusieurs blocs qui ont heurté mon navire et failli le couler. Quand je porte mon regard sur le firmament, je souhaite y trouver un signe, un motif d espérance, une manifestation quelconque de la bienveillance de Dieu. Mais je n y vois que des ténèbres infinies et des étoiles insensibles à nos épreuves. Dieu m a abandonné. Plus probablement a-t-il refusé, dès le début de cette expédition, d accorder Son soutien à l orgueilleuse mission que je m étais assignée. Mon arrogance m apparaît maintenant dans toute son ampleur. Je rêvais d être le premier homme à découvrir le pôle, à percer le secret de la force magnétique, à repérer le passage qui rendrait l océan pacifique accessible aux navires! 61

Tant d efforts, de privations, de sacrifices pour mon équipage et pour moi Dans quel but, en somme? La gloire! Seulement cela! La futile gloire! Jeune homme déjà, j imaginais que le récit de mes exploits serait inscrit un jour dans les livres d histoire. Quelque temps avant que mon navire soit pris dans les glaces, nous avons recueilli un gentleman épuisé et affamé. Le pauvre, espérant mettre un terme à la malédiction que ses actes avaient provoquée, a dû parcourir des milliers de kilomètres pour aboutir à ces étendues glacées. S il existe sur terre un individu habilité à me comprendre, c est lui. Sa passion et son orgueil démesuré ne l ont-ils pas poussé à accomplir l œuvre exclusive de Dieu? Pauvre coureur de chimères! m a-t-il dit lorsque je lui ai exposé mes ambitions. Partagez-vous donc ma folie? Avez-vous absorbé, vous aussi, ce breuvage qui remplit la tête d idées de grandeur? Certes, c est à cause de ma déraison que nous sommes emmurés aujourd hui. Mais moi, capitaine de l expédition, je suis encore vivant et maître de mes pensées. Malheureusement, cet homme que j ai appris à estimer et que je souhaitais voir devenir mon ami a trépassé. Pendant que, debout sur le pont, j écoute les récriminations de mes matelots et ressasse mon désespoir, son cadavre est de plus en plus rigide à chaque seconde qui passe. 62

17 Edgar Sabourin est abasourdi par ce qu il voit au-delà du bastingage. Alexandre a beau l exhorter à revenir, il reste sourd à ses appels. Les exclamations des hommes d équipage le sortent enfin de son hébétude. Il se retourne. Des marins l empoignent, d autres se saisissent d Alexandre et de Daphnée. Inquiets et furieux, les matelots parlent tous en même temps : Qui êtes-vous? D où venez-vous? Quand avez-vous embarqué sur le navire? Où étiez-vous cachés? Comment avez-vous survécu au froid et à la faim? 63