Catherine Choupin Les deux destins de Rose
Catherine Choupin, 2018 ISBN numérique : 979-10-262-0360-5 Courriel : contact@librinova.com Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Couverture : Détail de The Gates of Dawn (Les Portes de l'aurore) de Herbert James Draper, 1900.
«Tu étais celui de tous les hommes qui méritait le plus d être éclairé.» Voltaire, Zadig ou la Destinée «Mais quand le vieux secrétaire l eut ouvert, il ne vit rien qu un livre tout blanc.» Voltaire, Micromégas
À Michèle et Antoine, avec toute mon amitié et tous mes vœux de bonheur
Première partie : Rose Chapitre 1 Voyager dans le temps Le voyage dans le temps appartient aux grands fantasmes de l humanité. Il a inspiré de nombreuses fictions littéraires et cinématographiques. Les motivations en sont variées. Nous rêvons, par exemple, de faire la connaissance en chair et en os des grands auteurs du passé. Nous aimerions rencontrer Baudelaire et Proust, converser avec eux de parfums et de madeleines, leur dire que la postérité les considérerait comme les plus grands. Rencontrer Van Gogh et lui annoncer que quelques mois après sa mort, le monde entier allait s arracher ses toiles. Cela lui aurait mis du baume au cœur. Nous voudrions également revenir dans le passé de nos proches et en modifier le cours. Tous ceux qui ont appris la mort accidentelle d un parent ou d un ami ont émis ce souhait et ont multiplié les «si» dans les propos qui ont suivi la terrible nouvelle. S il était parti cinq minutes plus tard ou plus tôt! S il avait raté son train! Si j avais été présent ce jour-là! Enfin lorsque nous faisons le bilan de notre vie, nous désirons parfois rebrousser chemin et éviter la rencontre qui a tout fait basculer, pas nécessairement celle d un camion fou ou d un terroriste drogué. Combien de fois ai-je entendu le père de mes enfants s exclamer à propos du moment où nous avions fait connaissance : «Le jour où je suis entré dans ce café, j aurais mieux fait de me casser une jambe!» J ai souvent pensé quelque chose d équivalent : ce jour-là, le 6 septembre 1982, j aurais mieux fait
d aller dans le café d en face. La vie m a donné le pouvoir que convoitent tous les hommes, celui de revenir en arrière et de modifier mon destin. Je voudrais raconter cette étrange aventure.
Chapitre 2 Madame Le Jolly En 1998, j avais quarante ans, je vivais dans un petit appartement versaillais avec mes deux enfants «nés de père inconnu» en 1990 et en 1993. En réalité, je connaissais très bien le père, mais lui, ne voulait pas reconnaître ses enfants. Marié à une autre femme, il m avait abandonnée à chacune de mes grossesses mais ne pouvait s empêcher de revenir de temps à autre. Il s assurait aussi que je restais seule et sans ressources suffisantes pour sortir de chez moi. Aujourd hui, l on appelle ce genre d individu un «pervers narcissique». A l époque, on disait un «manipulateur» ou un «caractériel». C était un malade, un malade souvent irrésistible, hélas. Sa jalousie était sans limites, elle était la principale raison de son refus d admettre sa paternité. Il était persuadé que chaque minute que je passais loin de lui était consacrée à la fornication avec tout mon entourage professionnel. Bref il était fou, mais il avait tant de charme quand il le voulait et j étais tellement seule Personne ne m aidait, mes parents étaient morts dans un accident de voiture en 1983, j assumais la garde de mes enfants et une charge de travail sans fin. Je ne sortais que pour des promenades dans le parc voisin. A pied, car je n avais pas les moyens d acheter une voiture. J étais professeur, et une fois que j avais payé le loyer, les impôts, les factures, la nourrice et la nourriture, il ne restait rien. Je calculais chaque achat au centime près. Nous vivions à trois dans une surface de 45 mètres carrés. Pourtant nous n étions pas malheureux, sauf quand Jérôme invoquait un droit imaginaire de voir ses enfants et finissait par s emporter ; cela arrivait pratiquement chaque fois. Mon fils et ma fille redoutaient ses visites : il ne s occupait pas d eux, s enfermait avec moi dans la chambre puis, après
avoir obtenu ce qu il voulait, il se mettait en colère, sans doute à cause de l incohérence de sa conduite. Je fis progressivement la connaissance d une de mes voisines, Madame Le Jolly. C était une vieille dame, maigre et voûtée, qui paraissait toujours sur le point de mourir. On avait l impression que le moindre coup de vent allait l emporter. La première fois que je l avais croisée dans la rue, j avais pensé à la sorcière d Hansel et Gretel, telle qu elle était représentée dans mon livre d enfant. Son physique ne plaidait pas pour elle, mais dès qu elle parlait, l on découvrait sa gentillesse et la vivacité de son esprit. La jeune fille mutine d autrefois transparaissait dans certaines expressions de sa physionomie. Au début, je ne m étais pas rendu compte de la mauvaise insonorisation de l immeuble : les voisins du dessous n étaient presque jamais là et Madame Le Jolly, qui habitait au-dessus, était tellement légère et discrète qu elle se déplaçait en silence. J eus l occasion de constater par la suite que ma voisine entendait tout de ma vie privée, de mes soupirs, de mes enfants et de mes conversations téléphoniques. Peu à peu elle vint régulièrement me parler. Cela ne m arrangeait pas toujours car je n avais jamais une minute à moi, mais je cachais mon ennui et je finissais même par apprécier ses visites. Non seulement Madame Le Jolly ne se plaignait pas du bruit que je pouvais faire avec mes enfants, malgré toutes mes précautions, mais encore elle semblait y trouver du plaisir. Je compris bientôt qu elle aimait cette nouvelle vie par procuration que je lui offrais à mon insu. Plusieurs fois, elle fit allusion à des détails de mon existence dont je ne lui avais pas fait la confidence et qu elle avait dû recueillir lors de ses écoutes involontaires ou non. Elle était à la limite du seuil de pauvreté, semblait-il. Elle avait