chapitre 1 Ce matin, Edgar est un cowboy. Il porte un chapeau western, une veste en suède complètement usée et les fameuses bottes en cuir d un vrai cowboy. Ce n est pourtant pas l Halloween. Mais c est tout comme. Nous sommes le 21 octobre et, pour Edgar, c est l Halloween. Pour lui, et seulement lui. Parce que chaque jour, c est l Halloween pour lui. Pour moi et les autres, non. Le 21 octobre, on ne fête rien du tout. On se costume en soi-même. Moi, par exemple, je suis déguisé en Henri Payette (moi)! Je porte un tee-shirt brun-orange et un jeans bleu. Rien de remarquable là-dedans.
Edgar, lui, n est pas costumé en Edgar. Il est un cowboy. Pour aujourd hui, seulement. Hier, c était un magicien. Avant-hier, c était un chat. Et demain, ce sera peut-être un homme-grenouille, un funambule, un aviateur ou un pirate des Caraïbes. Ça peut être n importe quoi. N importe qui sauf Edgar. Parce qu Edgar Payette ne se costume jamais en Edgar Payette. Chaque jour, il a le droit d être quelqu un d autre. Il se renouvelle chaque matin. Il se réinvente du dimanche au vendredi. Le samedi, il se repose et nous repose les yeux en même temps. Le samedi, il le passe en pyjama. Mais attention : c est toujours un pyjama flamboyant. Parce que toute la vie d Edgar Payette n est que flamboyance. C est maman qui répète ça. Elle dit aussi qu Edgar est un poème visuel. Ce qui est sûr, c est que mon petit frère parle en poèmes. Ce matin, en terminant son déjeuner, il recommence avec sa célèbre liste
J aime/je suis capable. Écouter Edgar Payette est étourdissant! J aime la vitamine C et les épinards. Je suis capable de battre Batman au tir au poignet. J aime les bonbons sucrés et amers à la fois. Je suis capable de me brosser les dents juste en passant la langue dessus. J aime plus Pierre qu Éric Lapointe. Je suis capable de réciter l alphabet en anglais comme en français. J aime l odeur de l automne. Je suis capable de lécher mon propre nez. J aime lancer de la monnaie vers le ciel. Je suis capable de prédire si ce sera pile ou bien face. Dans mon bol de céréales, mon frère me vole une Cheerios Multi-Grain et l échappe. Elle roule entre les jambes de maman, qui lave la vaisselle. En chantonnant, Edgar ramasse la céréale comme si c était un vingt-cinq cents, et l avale sans souffler dessus. C est à ce moment qu il remarque que notre mère n a toujours pas mis de jupe.
Pourquoi tu portes un pantalon, maman? Tu portes toujours un pantalon! Je préfère un pantalon, mon chéri. C est comme ça. C est plus féerique porter une jupe, maman. Peut-être, mais je ne suis pas féerique. Et pourquoi tu voudrais que je porte une jupe, au juste? Pour regarder en dessous. Voir c est quoi le mystère. S il y a des étoiles sur ton collant. Comme sur celui de la fée des dents. Franchement, ça existe pas la fée des dents! que je crie à mon frère en lui lançant une Cheerios à la tête. Ma mère me mitraille avec ses yeux fâchés. L air de m ordonner de me mêler de mes affaires. De laisser mon petit frère tranquille. Je dois toujours le laisser tranquille. Mais lui, il ne me laisse jamais tranquille. Il a tous les droits, bien sûr, ce fameux Edgar Payette.
Oui, Oh Henry, ça existe. «Oh Henry», c est le surnom qu il me donne constamment. C est comme ça que s appellent ses barres de chocolat préférées. Je ne sais pas si c est une façon de me dire qu il m aime ou qu il veut m avaler pour qu il ne reste plus que lui. D ailleurs, non seulement elle existe, mais la fée des dents est mon amie. Tu vois, réplique ma mère, satisfaite. Je veux que toutes les filles portent des jupes. Pour apprendre la vérité. Si c est vrai que les filles ne sont pas comme les garçons. Voir de quelle couleur sont vos culottes et de quels motifs elles sont ornées. Si elles collent avec votre personnalité. Oh Henry, lui, porte des caleçons de superhéros. Toi, maman, tu portes des caleçons de quoi?
Pour toute réponse, ma mère rit. Elle réagit de cette façon quand elle ne sait pas quoi répondre aux questions étranges de son plus jeune. Elle rit et embrasse Edgar, qui rit à son tour, puis elle me demande de garder l œil ouvert pendant qu elle file faire son lavage. Garder l œil ouvert veut dire surveiller mon petit frère. C'est mon rôle depuis toujours, surveiller mon petit frère. Ne va pas là. Ne touche pas à ça. Enlève tes doigts de là. Edgar a sept ans, mais c est comme s il essayait de prolonger sa vie de bébé indéfiniment. Ma mère disparaît. J en profite pour faire la leçon à Edgar. Il ne faut pas regarder sous les jupes des filles. C est impoli. Ce n est pas civilisé. Un jour, une fille va se fâcher avec raison et te boxer le nez. J ai le droit. Je suis Edgar Payette. Maman et papa disent qu on me pardonne tout.
C est vrai. On lui pardonne tout. Absolument tout. Juste parce qu il est différent. Ce n est pas moi qui le dis ; c est le docteur. Il a confirmé le trouble d Edgar quand il avait trois ans seulement! Peut-être, mais ça se fait pas quand même. Mais oui, ça se fait, tu vas voir. Je te passe un vingt-cinq sous. Tu l échappes. Tu le ramasses. Et tu regardes vers le soleil. Ou vers les étoiles. En dessous de celle que tu veux. Simple comme bonjour. Bonjour, Oh Henry! Quel petit frère fascinant, tout de même. Bonjour, Edgar! Tu es un cowboy aujourd hui? Oui. Je suis magnifique, n est-ce pas? Hum-hum.
Alors que je suis en train de boire le lait de mes Cheerios, Edgar se cache sous la table. Il essaie de passer inaperçu, mais ça ne marche jamais. Il est en boule, à mes pieds. Je le sens du bout des orteils. Il prépare un mauvais coup. Je le vois venir! Je ne me suis pas trompé. Edgar surgit de sous la table et pointe sur moi son pistolet en plastique, recouvert de peinture argentée. Pow-pow, Oh Henry! Pow-pow! Tu es mort. Tu m as tué, Edgar. C est moi le plus fort. C est toi le plus fort. J agonise sur le plancher de la cuisine. Je mime un cadavre pour le satisfaire. Au fond, je suis comme mes parents. Tout pour faire plaisir à Edgar.