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2006 Fin d été / DÉBUT d AUTOMNE

ANONYMAT 3 septembre Il y avait un homme debout contre le mur nord, à peine visible. Les gens entraient par deux ou trois, s immobilisaient dans l obscurité pour regarder l écran, et puis s en allaient. Parfois c est à peine s ils franchissaient le seuil, des groupes plus nombreux entrés au hasard, des touristes déconcertés. Ils regardaient en se dandinant d un pied sur l autre, et puis ils s en allaient. Il n y avait pas de sièges dans la salle. L écran était dressé au milieu, à hauteur d homme. C était un écran translucide, de trois mètres sur cinq, et quelques visiteurs, peu nombreux, prenaient le temps de passer de l autre côté. Ils s attardaient encore un moment et puis s en allaient. La salle était froide, et seule la lueur grise de l écran l éclairait. Près du mur nord, l obscurité était presque complète, et l homme leva une main vers son visage, répétant, avec une extrême lenteur, le geste d un personnage sur l écran. Quand la porte coulissait pour laisser 11

passer des gens, entrait un furtif éclat de lumière, provenant de l autre salle, où, un peu plus loin, d autres groupes se penchaient sur les livres d art et les cartes postales. Le film passait sans dialogue ni musique, sans aucune bande-son. Le gardien de musée se tenait tout près de la porte, et il arrivait qu en sortant les gens le regardent, cherchant à croiser son regard, comme en quête d un contact visuel qui validerait leur effarement. Il y avait d autres salles, des étages entiers, nul besoin de s éterniser dans une pièce hermétique où ce qui se passait prenait, à se passer, un temps infini. L homme près du mur regardait l écran, et puis il commença à longer le mur adjacent jusqu à se trouver de l autre côté de l écran, de manière à voir la même action en image inversée. Il regarda la main d Anthony Perkins se tendre vers la portière d une voiture, la main droite. Il savait qu Anthony Perkins utiliserait sa main droite de ce côté-ci et sa main gauche de l autre côté. Il le savait mais il avait besoin de le voir, et il longea le mur dans la pénombre puis s en écarta de quelques mètres pour regarder Anthony Perkins de ce côté-là de l écran, au verso, Anthony Perkins qui utilisait sa main gauche, la mauvaise main, pour ouvrir la portière de la voiture. Mais pouvait-il qualifier de mauvaise la main gauche? Car en quoi ce côté-ci de l écran eût-il été moins véridique que l autre côté? 12

Le gardien fut rejoint par un autre gardien et ils parlèrent un moment à voix basse, tandis que la porte automatique coulissait et que des gens entraient, avec ou sans enfants, et l homme retourna à sa place près du mur, où il se tint désormais immobile, les yeux fixés sur Anthony Perkins qui tournait la tête. Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C était comme les nombres entiers. L homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C était comme les briques d un mur, qu on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d une flèche ou d un oiseau. Là encore, ce n était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre. Seule une observation intense ouvrait à une telle perception. Il profita de quelques minutes où il n était plus distrait par les allées et venues du public pour regarder le film avec le degré d intensité requis. La nature du film permettait une concentration totale mais elle en dépendait aussi. Le rythme impitoyable du film n avait aucun sens s il était privé de l attention correspondante, de l absolue vigilance de l individu, si l exigence était trahie. Il se tenait là et regardait. Pendant tout le temps 13

qu il fallut à Anthony Perkins pour tourner la tête, on eût dit que se déployait tout un éventail d idées de l ordre des sciences et de la philosophie et de bien d autres choses sans définition précise, à moins qu il n en vît trop. Mais il était impossible de voir trop. Moins il y avait à voir, plus il regardait intensément, et plus il voyait. C était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l échelle des registres les plus infimes du mouvement. Tout le monde se rappelle le nom du tueur, Norman Bates, mais personne ne se souvient du nom de la victime. Anthony Perkins est Norman Bates, Janet Leigh est Janet Leigh. La victime est tenue de partager le nom de l actrice qui l incarne. C est Janet Leigh qui entre dans le motel isolé dont Norman Bates est le propriétaire. Plus de trois heures qu il était là, debout, à regarder. C était le cinquième jour d affilée qu il venait et l avant-dernier jour avant que l installation ne ferme pour aller dans une autre ville ou être entreposée en quelque lieu obscur. Nul ne semblait savoir à quoi s attendre en entrant ici, et nul, assurément, ne s attendait à cela. Le film original avait été ralenti de manière à étirer sa projection sur vingt-quatre heures. Ce qu il regardait c était comme du film pur, du temps pur. L horreur du vieux film d épouvante était absorbée dans le temps. Combien 14

de temps allait-il devoir rester là, combien de semaines ou de mois, avant que le temps du film n absorbe le sien, ou bien était-ce déjà en train de se produire? Il s approcha de l écran et se posta à une trentaine de centimètres : bribes et fragments parasités, ébauches de lumière tremblante. Il fit plusieurs fois le tour de l écran. La salle était vide à présent, et il pouvait se placer sous des angles et à des points de rupture divers. Il recula, sans quitter un instant l écran des yeux. Il comprenait totalement pourquoi le film était projeté sans le son. Il fallait le silence. Il fallait engager l individu à une profondeur bien audelà des suppositions habituelles, des choses qu il présume et considère comme acquises. Il revint au mur nord, en passant devant le gardien posté à la porte. Le gardien était là mais il ne comptait pas en tant que présence dans la salle. Le gardien était là pour ne pas être vu. C était son travail. Le gardien faisait face au bord de l écran mais ne regardait nulle part, il regardait ce que regardent les gardiens de musée quand une salle est vide. L homme près du mur était là mais le gardien ne le comptait peut-être pas plus pour une présence que l homme ne comptait le gardien. L homme venait là depuis plusieurs jours et restait chaque jour pendant de longues heures, et, de toute façon, il était retourné près du mur, dans le noir, immobile. Il regardait le mouvement ralenti des yeux de l acteur dans leurs orbites osseuses. 15

S imaginait-il lui-même en train de voir avec les yeux de l acteur? Ou alors avait-il l impression que les yeux de l acteur le traquaient? Il savait qu il allait rester jusqu à la fermeture du musée, dans deux heures et demie, et qu il reviendrait le lendemain matin. Il regarda entrer deux hommes, le plus âgé s aidant d une canne et vêtu d un costume dans lequel il semblait avoir voyagé, ses longs cheveux blancs nattés sur la nuque, quelque professeur émérite peut-être, quelque expert en cinématographie, et le plus jeune en jean et chemise décontractée, tennis aux pieds, le chargé de cours, mince, un peu nerveux. S éloignant de la porte, ils s enfonçaient dans la pénombre, le long du mur adjacent. Il les regarda encore un moment, les universitaires, les cinéphiles, les praticiens de la théorie fil mique, de la syntaxe filmique, de la dialectique filmique, de la métaphysique filmique, cependant que Janet Leigh commençait à se déshabiller en prévision de la douche de sang à venir. Qu un acteur remue un muscle, que des yeux cillent, et c était une révélation. Chaque geste était divisé en composantes si distinctes du tout que le spectateur se trouvait coupé de tout recours à l anticipation. Tout le monde regardait quelque chose. Lui regardait les deux hommes, eux regardaient l écran, Anthony Perkins regardait par le judas Janet Leigh se déshabiller. Personne ne le regardait. C était là le monde idéal tel qu il aurait pu le concevoir en esprit. 16