Benoît Marbot La valse avant la nuit 1991
Du même auteur PATATI-PATATRAS! (Actes Sud - Papiers, 1987). LE FESTIVAL DE CUCULAON (Librairie Théâtrale, 1988). LADY MAI-LIEN (Actes Sud - Papiers, 1990). LA VALSE AVANT LA NUIT a été créée le 25 octobre 1991 au Théâtre Arcane (Paris) Mise en scène : Benoit Marbot Décor & costumes : Pascale Stih Lumières & son : Daniel Jaylet Distribution Isabelle : Myriam Lothhamer Gilbert : Philippe Bertin Jérôme : Roger Perrinoz Raymond : Djombol Hodjinou Philippe : Georges Fricker Une co-production Compagnie du Diable - Espace Carpeaux (Courbevoie) @ Benoît MARBOT, 1991 Achevé d'imprimer en octobre 1991 pour le compte des Editions Cent pages N 5259. Imprimé en France
à Mamina et Grand-Père «Tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule.» Alfred de Vigny
Le Vésinet, juin 1916. Au fond, la façade d'une luxueuse propriété. A droite, la terrasse avec une table et des chaises. A gauche, en contrebas, la pelouse avec des fauteuils en rotin. Derrière, un massif de fleurs, des allées ombragées qui se perdent sous les treillages. Isabelle et Gilbert sont assis au jardin. ISABELLE - Vous l'avez revu? GILBERT - Non. Et vous? ISABELLE - Il n'a pas voulu que je vienne à l'hôpital. C'est, paraît-il, un spectacle trop répugnant pour une jeune fille. Vous connaissez Dickie, Gilbert : son goût de la mise en scène, sa propreté maniaque, son mépris pour toute manifestation de peur ou de souffrance. GILBERT - Il arrive à quelle heure? ISABELLE - Philippe n'a pas d'heure. Il arrive quand il veut. GILBERT (sourit) - Lui si poli... ISABELLE - Cette guerre est horrible. On dit qu'à Verdun, il meurt plus de mille hommes par jour. GILBERT - C'est possible. ISABELLE - Croyez-vous que Dickie... Sa blessure a l'air assez grave. On ne va pas le renvoyer en première ligne? GILBERT - Je n'en sais rien. ISABELLE - J'ai parlé à mon oncle. S'il voulait, on pourrait très bien le placer quelque part, à l'etat Major ou dans un ministère.
GILBERT - Philippe ne me fait jamais part de ses projets. ISABELLE - Vous pensez qu'il va repartir? GILBERT - Je ne cherche pas à savoir ce qu'il veut, ni ce qu'il pense. J'ai l'impression qu'il ne se pose pas autant de questions que vous. ISABELLE - Je n'en suis pas si sûre... Il me semble parfois si résigné, si... GILBERT - Consentant? ISABELLE - Oui! Je ne le comprends plus. Comment lui, si désinvolte, si profondément insouciant, peut-il être aussi tragique? GILBERT - Je crois que, d'une certaine manière, il s'amuse beaucoup dans cette guerre. ISABELLE - Que voulez-vous dire? GILBERT - Il m'a dit un jour qu'il fallait jouer sa vie. Où peut-on la jouer mieux que sur un champ de bataille? La mort vous effleure à chaque instant. Pour ceux de sa race, c'est une sensation terriblement excitante. ISABELLE - Vous médisez d'un ami, Gilbert. GILBERT - Pas du tout! ISABELLE - Vous êtes en train de me dire qu'il ne tient pas à la vie. GILBERT - J'ai peur de vous faire de la peine, Isabelle. ISABELLE - Allez-y! GILBERT - Vous ne m'en voudrez pas? ISABELLE - Je vous écoute.
ISABELLE - Que savez-vous du roman que la vie nous écrit? (Avec une grande tristesse.) Nous le découvrirons ensemble, puisque nous survivrons. GILBERT - Eh bien! ISABELLE - Eh bien quoi? GILBERT - Vous voyez bien que vous vivrez! ISABELLE - Je ne vivrai pas, Gilbert, je survivrai. GILBERT - Des mots! ISABELLE - Vous auriez tort d'en exiger davantage. Un silence. GILBERT - Donc, vous survivrez? ISABELLE - Oui. GILBERT - Avec moi? ISABELLE - Si vous voulez. Des pas sur le gravier. Voix de PHILIPPE - Et moi, je te dis que tu vas te casser la figure! Laisse-moi au moins te prendre ça! Isabelle se lève. RAYMOND (apparaît, le phonographe dans les bras) - On est arrivé, mon lieutenant! ISABELLE (gaiement) - Quelle expédition!
PHILIPPE - Il n'a même pas voulu que je porte la corne! (A Gilbert.) J'aurais pu me la mettre sur la tête. ISABELLE - Je t'en ferai porter d'autres, si tu veux! (Philippe s'arrête, sidéré.) Idiot! (Elle lui prend le bras, se colle contre lui et lui souffle à l'oreille.) Je serai la plus fidèle des épouses. PHILIPPE (à Isabelle) - Je n'en ai pas rencontré beaucoup... (A Raymond, avec amitié.) Pose-le donc, abruti! ISABELLE - Là! Sur la table! Raymond y dépose le phonographe. PHILIPPE (expose les disques qu'il portait sous le bras) - J'ai pris tout ce que j'ai pu. Flûte! La manivelle! (A Raymond.) On a paumé la manivelle! JÉROME (accourt en la brandissant) - La voici, monsieur! PHILIPPE - Bravo, Jérôme! Que ferions-nous sans vous? (A Gilbert.) Je me voyais déjà fouillant tous les taillis. ISABELLE (regarde les disques) - Voyons voir... Oh! Des valses! (Elle place un disque sur le phonographe.) On va danser! PHILIPPE - Danser? ISABELLE - Oui! PHILIPPE - Gilbert? GILBERT - A toi l'honneur, mon cher! PHILIPPE - Raymond? RAYMOND - Je ne sais pas danser, mon lieutenant.