La spéculation sur les marchés à terme de matières premières a-t-elle un impact sur les prix des denrées alimentaires?



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Transcription:

La spéculation sur les marchés à terme de matières premières a-t-elle un impact sur les prix des denrées alimentaires?

A l'origine des famines, des hausses brutales des prix Ces dernières années, la volatilité des prix des matières premières agricoles a engendré des crises alimentaires dans de nombreux pays en développement. Dans le même temps, sur les marchés financiers, de plus en plus de spéculateurs parient sur l'évolution des prix de ces matières premières. Ces deux phénomènes sont-ils liés? Tentative de réponse dans cette analyse. La volatilité des prix des denrées alimentaires et les crises de la faim «Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bienêtre et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation,...» (Article 25-1 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948). Le droit à l alimentation est un droit de l homme, reconnu par le droit international, qui protège le droit de chaque être humain à se nourrir dans la dignité, que ce soit en produisant lui-même son alimentation ou en l achetant. Malgré cela, la faim continue d'être une source de souffrances généralisées. Selon le dernier rapport de l'organisation des Nations Unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO) 1, près de 900 millions de personnes dans le monde souffraient encore de la faim en 2012. Les populations les plus démunies sont particulièrement vulnérables à l'évolution des prix des denrées alimentaires puisqu'elles peuvent consacrer jusqu'à 75 % de leurs revenus à l'alimentation. Dans ce cadre, des changements rapides et importants des prix des matières premières agricoles apparaissent comme particulièrement dangereux pour une partie conséquente de notre population mondiale. Or, cette situation s'est répétée couramment depuis une dizaine d'années. A partir de 2005 environ, les marchés de plusieurs matières premières agricoles ont commencé à afficher des augmentations de prix et un niveau élevé de volatilité (Figure 1). Ainsi, les prix des céréales notamment le blé, le maïs et le riz ont augmenté de plus de 100 % entre 2007 et début 2008, avant de retomber à leur niveau antérieur à la fin de 2008. Ce pic brutal a engendré une crise alimentaire mondiale en 2007-2008, plongeant dans un état de crise certaines des régions les plus pauvres du monde et provoquant une instabilité politique dans plusieurs pays. Des émeutes éclatèrent au Burkina Faso, au Cameroun, au Sénégal, en Égypte, au Maroc et dans bien d'autres pays encore, les populations affamées manifestant contre le prix élevé des denrées de base. Ce phénomène de hausse incontrôlée des prix s'est répété en 2010 et en 2012. 1 FAO, «L état de l'insécurité alimentaire dans le monde 2012». 2/9

Figure 1 - Évolution de l'indice FAO des prix des produits alimentaires sur la période 1990-2012. Source : FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) Les changements spectaculaires des prix ont des conséquences graves sur les populations vulnérables à travers le monde. Or, certains indices laissent à penser que la spéculation financière pourrait jouer un rôle majeur dans cette volatilité exacerbée. En effet, ces événements vont de pair avec la dérégulation des marchés dérivés de matières premières à partir de 2000. Cela a favorisé l'entrée sur le marché d'investisseurs institutionnels importants (banques d'investissement, fonds de pension, hedge funds) non concernés par les fondamentaux des marchés agricoles et l'apparition de nouveaux produits dérivés basés sur les denrées alimentaires, multipliant les montants en jeu sur les marchés financiers. Quels sont ces produits financiers spéculatifs? La spéculation joue-t-elle un rôle dans l'évolution des prix des matières premières agricoles? Des produits financiers pour spéculer sur les prix des matières premières Avant tout, il est important de faire la distinction entre les marchés physiques des matières premières et les marchés à terme. Sur les marchés physiques, on échange une matière physique (ex : une matière première agricole) contre sa valeur en argent. Les marchés à terme ont quant à eux pour objectif de permettre aux opérateurs de 3/9

Une prolifération des acteurs et des produits spéculatifs couvrir leur position sur le marché physique. Les contrats (à terme) établis sur ces marchés sont rarement exécutés par une livraison physique : ils sont la plupart du temps traités financièrement. A l'origine, les marchés à terme des matières premières furent développés pour réduire l'incertitude, en permettant d'acheter ou de vendre ces matières premières à l'avance à des prix contractuels connus. Par exemple, le producteur (ex : un agriculteur) qui souhaiterait se couvrir contre une éventuelle dévaluation du prix de son blé va passer un contrat à terme avec un investisseur. Ce contrat à terme est un engagement ferme de vendre une quantité convenue du blé à un prix convenu et à une date future convenue. L'agriculteur est ainsi assuré d'écouler sa production à un prix connu d'avance. De même, le transformateur de matières premières agricoles (ex : un fabricant de pain) peut passer un contrat à terme pour se protéger contre la hausse future d'une matière première agricole. Afin que les acheteurs et les vendeurs trouvent toujours une contrepartie pour passer ces contrats à terme, le marché doit accueillir un certain nombre de spéculateurs, c'est-à-dire des acteurs qui ne sont pas impliqués dans le commerce physique des matières premières mais négocient uniquement des contrats à terme pour en tirer des profits en pariant sur la hausse ou la baisse du produit sous-jacent. Cette forme de spéculation apparaît comme nécessaire et utile sur le marché puisqu'elle permet une couverture commerciale contre le risque. On dit qu'elle apporte de la «liquidité» aux marchés, en faisant en sorte qu'il y ait toujours des acheteurs et des vendeurs pour tous les contrats. De plus, les marchés à terme fournissent une indication importante pour les producteurs et les acheteurs quant au prix qu'ils vont pouvoir fixer ou devoir débourser pour l'achat ou la vente des matières premières. Ainsi, si l'acheteur est prêt à offrir un prix plus élevé pour un contrat à terme qu'auparavant, cela signifie qu'il s'attend à ce que le prix final de la marchandise augmente encore. Dès lors, une hausse des prix des contrats à terme sur les matières premières agricoles signale aux vendeurs présents sur les marchés physiques d'augmenter leur prix. Ce type de spéculation semble même s'avérer bénéfique pour réduire la volatilité des prix, étant donné que les spéculateurs achètent les matières premières quand les prix sont bas la demande augmente, donc les prix montent et vendent les matières premières quand les prix sont élevés l'offre augmente, donc les prix baissent. Cela éviterait ainsi aux prix d'atteindre des extrêmes. Toutefois, depuis une dizaine d'années, la dérégulation des marchés financiers a permis l'apparition de nouveaux produits et de nouveaux acteurs. Les investisseurs spéculateurs se sont ainsi vus offrir un accès illimité aux bourses de matières 4/9

premières. Résultat, la plupart des investisseurs actuellement présents sur les places boursières n'ont plus aucun lien avec les activités réelles des producteurs et des transformateurs. De nombreuses institutions financières ont également profité de cette dérégulation pour lancer des produits financiers indiciels (majoritairement des fonds indiciels) permettant aux investisseurs de parier sur la hausse ou sur la baisse des prix des matières premières. Ces produits s'engagent généralement à répliquer la performance d'un indice boursier lié, en tout ou en partie, à l'évolution des prix des matières premières. Pour répliquer cet indice ou tout simplement pour se couvrir, les institutions financières (ou leurs gestionnaires de fonds) achètent des contrats à terme sur les matières premières comprises dans l'indice, gonflant ainsi un peu plus les transactions sur les marchés à terme. En conséquence, le nombre de contrats à terme et d'options négociés au niveau mondial sur les marchés des matières premières a été multiplié par plus de 5 entre 2002 et 2008 2. Et la crise financière de 2007-2008 a encore amplifié le phénomène. En effet, l'effondrement des marchés du crédit hypothécaire et des marchés boursiers a incité les acteurs des marchés financiers à se tourner vers des placements alternatifs pour diversifier les risques et obtenir des rendements supérieurs, provoquant la multiplication de ce type de produits. On se retrouve aujourd'hui dans une situation où l'ampleur des produits dérivés sur les matières premières est totalement déconnectée des biens physiques réellement échangés. L'investissement en bourse dans des produits dérivés sur matières premières serait ainsi passé de 13 milliards de dollars en 2003 à 412 milliards de dollars en 2011, selon une estimation de la banque Barclays 3. Quel effet cet afflux de capitaux a-t-il eu sur l'évolution des prix des contrats à terme? Étant donné la plus grande implication des investisseurs financiers, les marchés dérivés des produits de base obéissent désormais davantage à la logique des marchés financiers qu'à celle d'un marché normal de marchandises. La détermination des prix n'est plus nécessairement liée à l'évolution des fondamentaux de l'offre et de la demande mais est le reflet des paris à la hausse ou à la baisse des spéculateurs. Le contexte d'incertitude qui en résulte est susceptible d'entraîner un «comportement moutonnier», c'est-à-dire que la plupart des acteurs présents sur le marché vont se contenter de suivre la tendance du marché. Ce comportement moutonnier accroît le risque de formation de bulles de prix en faisant varier rapidement les prix à la hausse ou à la baisse. 2 De Schutter, «Food Commodities Speculation and Food Price Crises», septembre 2010. 3 Foodwatch, «Les spéculateurs de la faim Comment la Deutsche Bank, Goldman Sachs & Co spéculent sur les denrées alimentaires au détriment des plus pauvres», Octobre 2011, p.36. 5/9

L'offre et la demande de produits agricoles, seules causes de la volatilité des prix? Le jeu spéculatif a donc un impact sur la volatilité des prix des contrats à terme passés sur des matières premières agricoles. La question est de savoir si l'évolution des prix sur les marchés à terme joue à son tour un rôle sur les prix des biens physiques. La spéculation joue-t-elle un rôle sur la volatilité des prix des matières premières? Cette question suscite le débat parmi les économistes. Pour certains experts, seul le jeu de l'offre et de la demande a un impact sur le prix des denrées alimentaires. Étant donné que les investisseurs présents sur les marchés à terme ne reçoivent pas les matières premières physiques, la spéculation n'aurait aucun impact sur les prix des matières premières agricoles. Pour l'économiste Paul Krugman 4, la spéculation ne peut affecter l'offre et la demande que si elle provoque une accumulation des stocks physiques. Ainsi, si le prix élevé d'un bien sur les marchés à terme provoquait une augmentation du stockage de ce bien (pour le revendre à un prix plus élevé dans le futur), cela réduirait les quantités disponibles pour les consommateurs et augmenterait le prix réel de ce bien. Or, selon Krugman, les stocks des denrées alimentaires n'ont pas montré ce genre de tendance, contrairement aux stocks de coton ou de cuivre par exemple. Si la spéculation n'est pas en cause, à quoi conviendrait-il d'attribuer la volatilité des prix des produits agricoles? Plusieurs paramètres économiques fondamentaux génèrent un certain niveau de volatilité des prix sur les marchés des produits agricoles. Premièrement, la production agricole fluctue d'une période à l'autre en raison de chocs naturels (phénomènes météorologiques, maladies...). Deuxièmement, l'offre et la demande de produits agricoles sont relativement inélastiques à court terme. Compte tenu du délai considérable nécessaire à la production agricole, l'offre ne peut pas réagir rapidement à l'évolution des prix, à moins que les stocks disponibles ne permettent de compenser les fluctuations de la production. Il en va de même du côté de la demande, puisqu'on ne peut pas substituer d'autres produits aux produits alimentaires. Les crises de la faim de 2007-2008 et de 2010 ne seraient donc pas imputables à la spéculation financière mais à de nombreux facteurs liés à l'offre ou à la demande de matières premières agricoles : une demande en hausse des économies en développement, des conditions météorologiques défavorables dans des pays producteurs et exportateurs clés, ou encore la croissance des agrocarburants qui a un 4 http://krugman.blogs.nytimes.com/2011/02/07/signatures-of-speculation/. 6/9

De nombreuses raisons pour croire à un impact de la spéculation sur l'évolution des prix impact sur la demande de matières premières agricoles. Ainsi, le niveau relativement faible des stocks mondiaux de blé entre 2007 et 2008 n'a pas permis de compenser la diminution de l'offre induite par la grave sécheresse qui frappa l'australie à cette période. Les établissements financiers commercialisant des fonds indiciels et autres produits dérivés sur les matières premières agricoles se servent naturellement de ces arguments pour rejeter toute responsabilité quant à un éventuel impact de leurs actions sur la volatilité des prix des matières premières agricoles. Deutsche Bank, critiqué pour ses importantes activités spéculatives, a ainsi réitéré en janvier 2013 sa volonté de continuer à offrir, dans l'intérêt de ses clients, des produits financiers liés aux produits agricoles, en mettant en avant le manque de preuves empiriques établissant que les instruments financiers conduisent à une augmentation ou à une plus grande volatilité des prix alimentaires, de même que les nombreux avantages apportés par les marchés à termes agricoles aux agriculteurs et à l'industrie alimentaire 5. Ce constat est loin d'être partagé par tous. Bien qu'ils reconnaissent le rôle important exercé par les facteurs fondamentaux que sont l'offre et la demande, nombreux sont ceux qui pensent que ces facteurs sont insuffisants pour expliquer l'ampleur de la hausse et de la volatilité des prix des denrées alimentaires. En novembre 2007 déjà, la FAO, Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, estimait que la tendance à la hausse des prix internationaux de la plupart des produits agricoles était seulement en partie le reflet de la contraction des approvisionnements, c'est-à-dire du jeu de l'offre et de la demande 6. Plusieurs experts réfutent également l'argument selon lequel les contrats passés sur les marchés à terme n'influencent pas les prix sur les marchés physiques. Selon Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l'onu sur le droit à l'alimentation, les prix sur les marchés à terme servent bien d'information aux acteurs qui œuvrent sur les marchés physiques pour fixer leur prix. Cet avis est confirmé par Hernandez et Torero (2010) 7 dont les constatations empiriques montrent que les variations des prix à terme pour le maïs, le soja et le blé induisent le plus souvent des variations de prix au comptant. En conséquence, la spéculation financière et à travers celle-ci, les produits financiers indiciels offerts par les banques aurait un impact au moins indirect sur les prix des denrées alimentaires, puisqu'elle influence les prix sur les marchés à terme. 5 Philippe Halstrick, «Deutsche Bank backs food derivatives, in face of critics», Reuters, 19 janvier 2013. 6 FAO, «Prix élevés et volatilité des produits agricoles», novembre 2007. 7 «Examining the dynamic relationship between spot and future prices of agricultural commodities», IFPRI Discussion Paper No. 988, International Food Policy Research Institute, juin 2010. 7/9

Dans un rapport portant sur les causes de la crise de 2008 8, Olivier de Schutter tire des conclusions claires quant à l'impact de la spéculation sur la crise alimentaire : «Si la crise alimentaire pourrait avoir été déclenchée par les facteurs influant sur l'offre et la demande, ses effets ont été aggravés par la spéculation excessive et insuffisamment réglementée dans des produits dérivés sur les matières premières. La promotion des agrocarburants et autres chocs d'offre furent des catalyseurs mineurs, mais ils ont déclenchés une bulle spéculative géante dans un environnement financier mondial désespéré. Ces facteurs ont ensuite été amplifiés hors de toute proportion par de grands investisseurs institutionnels qui, face à l'assèchement des autres marchés financiers, sont entrés à échelle massive sur les marchés à terme des matières premières». Au final, il existe de nombreux déterminants des récentes tensions sur les prix des denrées alimentaires, et il apparaît difficile de quantifier l'importance de chacun de ces déterminants. Pour répondre à cette question, Lagi et al. (2011) a construit un modèle dynamique qui s'accorde quantitativement avec les prix alimentaires. Ses résultats indiquent que les causes principales de l'augmentation des prix sont la spéculation des investisseurs et la conversion de l'éthanol. Ainsi, les deux pics importants observés en 2007-2008 et en 2010-2011 seraient spécifiquement dus à la spéculation des investisseurs, tandis qu'une tendance à la hausse serait due à la demande croissante de la conversion de l'éthanol. Toutefois, l'impact de chacun de ces facteurs n'est pas explicitement quantifié. A l'aide d'un modèle de calcul complexe, l'économiste Christopher Gilbert (2010) a pour sa part estimé que l'intervention des investisseurs indiciels a contribué à hauteur d'environ 10 % à la hausse des prix du blé, du maïs et du soja durant la première moitié de 2008 9. Comme De Schutter, il en conclut que les investissements indiciels semblent bien avoir amplifié les mouvements de prix induits par les fondamentaux. Conclusion : faut-il réguler les marchés financiers? Comme nous l'avons vu, il est difficilement possible de quantifier l'impact que possède réellement la spéculation financière sur les prix des denrées alimentaires. Toutefois, l'essentiel n'est pas de chiffrer cet impact mais de reconnaître que de plus en plus d'éléments semblent indiquer que la spéculation a joué un rôle non négligeable sur la volatilité exacerbée des prix des matières premières et sur les hausses soudaines et violentes des prix des denrées alimentaires ces dernières années, des hausses de prix qui ont provoqué la mort de millions de personnes. Dès lors, le 8 «Food Commodities Speculation and Food Price Crises Regulation to reduce the risks of price volatility», Briefing 02, septembre 2010. 9 Speculative Influences on Commodity Futures Prices 2006-2008, UNCTAD Discussion Papers 197, mars 2010. 8/9

devoir de précaution mais aussi notre devoir moral impose que des mesures soient entreprises afin de mettre fin à la spéculation abusive sur les denrées alimentaires et de protéger ainsi la vie et la santé de notre population. De nombreux organismes (FAO, Banque mondiale) ont déjà reconnus l'impact de la spéculation sur les prix des denrées alimentaires. Les États-Unis sont quant à eux revenus en 2010 sur la dérégulation des bourses de matières premières. La CFTC 10, autorité de surveillance américaine chargée de la régulation des bourses de matières premières, a ainsi reçu la tâche de «réduire, éliminer ou empêcher la spéculation excessive» sur les marchés à terme. Qu'en est-il de la situation en Europe et dans notre pays? La Belgique n'est pas épargnée par la spéculation alimentaire : une étude récente menée par le Réseau Financement Alternatif indique que plusieurs institutions financières établies sur notre territoire offrent à leurs clients des produits d'investissement liés à des contrats à terme de matières premières agricoles ou à des indices relatifs en tout ou en partie à des matières premières agricoles. Le législateur s'est d'ailleurs intéressé à la question, puisqu'une proposition de loi interdisant la spéculation financière sur la hausse des prix des produits alimentaires a été déposée en 2010. Au niveau continental, l Union européenne est à la traîne par rapport aux États-Unis puisqu'aucune réglementation probante pour réguler les instruments financiers dérivés sur matières premières n'existe à ce jour. Cette question est cependant d'actualité avec les discussions en cours portant sur la révision de la Directive relative aux Marchés d'instruments Financiers (MIFID), une révision qui devrait permettre d'accroître la transparence et la régulation des marchés financiers. Retrouvez toutes nos analyses sur www.financite.be Arnaud Marchand Juin 2013 10 Commodity Futures Trading Commission. 9/9