Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle



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Transcription:

DOMINIQUE LERCH Inspecteur d Académie, Suresnes Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle L e temps de l imagerie, une quarantaine d année au XIX e siècle? De 1815 à 1837 s installe une nouvelle technologie qui remplace progressivement comme à Epinal le bois gravé ou crée une industrie culturelle de masse, dont les expéditions se firent, les archives des firmes l attestent, par wagons entiers et dont la vente s appuya sur le réseau enveloppant du colportage, des marchés, progressivement des libraires et ce jusque vers 1880 1. Durant la décennie 1870-1880 se défait un système, notamment celui du colportage, s annoncent d autres concurrents et d abord la presse bon marché qui reprend l idée de la «belle feuille» lithographique au départ. Cette industrie culturelle, en France ou en Europe, est liée à des capitaines d industrie, avec leur famille : Oberthur à Rennes, Wentzel à Wissembourg, Remondini à Bassano del Grappa, May à Francfort La tradition scientifique allemande a retenu, au détriment de Metz et de Francfort, cinq cités imagières : Neuruppin en Allemagne, Wissembourg en Alsace, Epinal dans les Vosges, Bassano del Grappa dans le Tessin et Moscou 2. Il nous a semblé intéressant de mettre en perspective l analyse de l imagerie de Wissembourg portant sur la religion juive et le Juif avec le pogrom qui éclate en 1848 en Alsace et dont des traces imagières subsistent. Les émeutes antisémites ont été nombreuses aux XVIII e et XIX e siècles en Alsace, pour ne pas remonter à la période médiévale. Certes, l émancipation des Juifs et leur entrée dans la citoyenneté française va tisser des liens spécifiques entre le judaïsme français et la République. En Alsace, où l on compte vraisemblablement la moitié de la communauté juive française (vers 1830, c est le cas), Rodolphe Reuss attestait de la montée démographique (525 familles en 1689 en Alsace, 3.942 en 1785 soit un sextuplement) d une communauté à laquelle «ne restait vraiment que le trafic du bétail, le brocantage de toutes les vieilleries possibles, le prêt sur gages à des taux plus ou moins usuraires». À côté de l attaque des châteaux en Haute- Alsace ou de menaces voire de pillages suffisamment forts et explicites pour arracher de solides concessions à l abbaye de Murbach, le créancier juif, voit sa «maison mise au pillage, quelquefois démolie, peut être incendiée, tous ses titres brûlés, et lui-même, avec toute sa famille, obligé de s enfuir s il voulait échapper aux mauvais traitements» 3. Le scénario se rode, avec l ivresse liée au pillage de la cave, le vol de l argent et, pour les juifs, le refuge à Bâle. Dans le Sundgau, le soi-disant Comte d Artois, ouvrier tisserand affublé d un cordon bleu et d une décoration, est à la tête d une bande assez nombreuse, dont les exactions sont décrites par un témoin oculaire se rendant de Durmenach à Bâle 4 : Pendant tout le trajet, le spectacle le plus contristant vint frapper nos yeux le long du chemin. Des familles entières de la population juive de Durmenach campaient sur les bords et dans les fossés. Elles venaient d abandonner leurs demeures spoliées et saccagées par une bande d insurgés. Des enfants à la mamelle, des femmes, des vieillards, des berceaux, des meubles, de la literie, tout cela se trouvait pêle-mêle étendu à terre. Les enfants criaient, les adultes gémissaient ; heureusement le temps nous sommes fin juillet 1789 qui était propice semblait protéger ces tristes caravanes. À Wattwiller et Ollwiller, les juifs font l objet de toutes sortes d excès, à Uffholtz notamment la synagogue fut tellement abîmée qu il n en resta plus 172

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle que les gros murs. Dans le district de Colmar, deux juifs de Wintzenheim virent leur maison pillée sous menaces de mort, mais «la plupart des environs de Colmar jouirent d une tranquillité relative grâce à la milice bourgeoise de cette ville». Absence de commandement, troupes incomplètes, et idéologiquement proches des insurgés, décision de l administration provinciale, la riposte met du temps à s installer et ne peut être que militaire et politique : le 28 septembre 1789, l Assemblée Nationale rendit le décret suivant : «Sur le récit des violences exercées contre les juifs d Alsace et les dangers qu ils coururent, l Assemblée a chargé son président d écrire aux officiers publics de l Alsace que les juifs sont sous la sauvegarde de la Loi et de réclamer au Roi la protection dont ils ont besoin». L administration du Bas-Rhin revient à deux reprises sur l agiotage de cette race antisociale (3 mai 1794), demande aux administrateurs des districts des griefs précis contre les restes détestés d un peuple de tout temps haï autant que méprisé (17 juin 1794), plantes parasites du sol de la liberté. La même année, tous les ornements et meubles de la synagogue de Westhoffen ont été enlevés par le commissaire du district de Strasbourg ; en 1796 la maison du rabbin de Trimbach a été pillée. Sur un total de 58 noms des citoyens taxés pour l emprunt forcé du 19 frimaire an IV (10 décembre 1795) 13 représentants de la communauté juive étaient indiqués, soit environ 1/5 alors que sur 50.00 habitants Strasbourg comptait vraisemblablement 2 à 3000 juifs. Ce qui est en jeu, plus que la part de la population juive dans Strasbourg, c est la montée d un exode rural vers la ville, où «les confiscations de biens nationaux, les ventes presque quotidiennes des meubles et hardes d émigrés, le gaspillage auquel se livraient tant de fonctionnaires infidèles de la République, les trafics inespérés que permettaient le cours sans cesse variable de la monnaie fiduciaire et des espèces» avait attiré un afflux de population juive. Agents fournisseurs de l armée, accusés de trafic illicite de bestiaux morts d épizootie, d achat de chevaux volés, chargés de toutes les turpitudes de temps troublés, ils connaissent enfin une paix relative sous le Consulat et «n ont plus d histoire» 5. De ces faits, l imagerie garde peu de traces, deux en fait. Une estampe conservée au Cabinet des Estampes de Strasbourg montre trois juifs exposés au pilori pour avoir cédé à l attrait «d un grand bénéfice». Une autre montre trois autres juifs alsaciens, le chapeau de travers, un sac de colporteur sur le bras à qui un citoyen des temps nouveaux montre les instruments du salut : charrue, violon, clef, souliers, ciseaux, scie, poterie. Le citoyen des temps nouveaux, éclairé et élégant avec un geste assuré, s oppose à la laideur des juifs, barbe en broussaille, corps perclus. Et l invite est sans ambiguïté : Quittez un vil trafic, renoncez à l usure Aux arts et métiers, joignez l agriculture 6. Usuriers, marchands de bestiaux, un nombre certain de juifs est en contact direct avec la paysannerie et surtout celle qui est à peine solvable voire non solvable. Vienne une crise politique ou économique, quelqu un se charge bien vite de souffler sur les braises. Faute d État, faute de mesures de police ou de maintien de l ordre, l exemple de Colmar est net, c est le pillage des caves, des maisons, le vol de l argent, des biens, l exode, en particulier dans le Sundgau. En octobre 1832, la Cour d Assises de Colmar juge 41 personnes, dont 3 femmes pour avoir le 12 juin 1832 pillé, causé des dégâts commis en réunion et à force ouverte, s être livré à des coups avec préméditation, avoir facilité des évasions avec violence, et avoir exercé une violence à l égard de la force publique à Bergheim. Trente-neuf acquittements, une condamnation à un an de prison et une autre à six mois, tel est le verdict qui ponctue une nouvelle crise. Tous les corps de métiers sont représentés (cordonnier, savonnier, boucher, boulanger), on relève l importance des artisans et ouvriers du textile (12/41), des vignerons (12/41), des métiers du bâtiment (2 maçons, 1 plâtrier, 3 charpentiers, 1 serrurier, soit 7/41), au contraire des paysans (1 propriétaire, 2 cultivateurs, 2 journaliers) 7. Des circonstances atténuantes ont été reconnues, le chef d accusation de coups sur israélites est retenu, mais sans préméditation. Le dépouillement des archives notariales permettra de saisir l enchevêtrement des questions de rentes et les escroqueries éventuelles, ainsi L imaginaire populaire (Wentzel) au service de la religion juive : un Mizra h 173

Reprise de la thématique des âges de la vie, cette image positionne le Juif comme parasite. Léopold Haas, 30 ans, marchand colporteur à Rixheim qui est reconnu coupable d escroquerie à l égard de quatre vignerons de Riedisheim, et d un cultivateur de Baldersheim en juin 1848 pour un montant de 1800 F 8. À côté de ces escroqueries, l usure liée au prêt d argent. Le relevé des créances hypothécaires possédés par des juifs à Oltingue entre 1813 et 1823 recense 22 créanciers juifs de Durmenach, 5 de Hagenthal-le- Bas et 1 de Bâle, pour un total de 14.662 F 9. Le maire de Bergheim écrit le 16 novembre 1832 au Préfet du Haut- Rhin que la prononciation du jury dans l affaire de Bergheim a fait une très mauvaise impression sur les bons habitants de cette ville qui n avaient pris aucune part aux désordres des 11 et 12 juin. La basse classe a reçu les acquittés à la nuit tombante faisant des feux de joye dans les champs 10. L administration et les élus constatent que sur 20 procès-verbaux, quand dix chrétiens sont ensemble dont un maltraite un juif et qu on a fait venir les neuf autres, ils diront n avoir rien vu, ce qui provient des menaces faites par les acquittés aux témoins consciencieux. Or de 1815 à 1832, les actes isolés ne s étaient pas interrompu, et en 1832, Ribeauvillé et Wintzenheim connaissent des troubles analogues à ceux de Bergheim. Ceci n a de cesse, certes comme un mince filet d eau, jusqu en 1848. La chronologie des actes d antisémitisme révèlent quatre raisons possibles d action contre les juifs : la cupidité du pillage n a pas été le moindre des mobiles écrit le maire de Huningue au Préfet du Haut-Rhin le 24 Thermidor de l An 13 ; en mai 1833 à Wintzenheim, ce seraient des insultes que les israëlites se sont permis envers des jeunes filles qui allaient en pèlerinage qui amènent de violentes représailles, ou en 1834 la location d une maison par un juif à des filles publiques. Mais dans la lignée exacte des travaux de René Girard sur la violence et le rôle du bouc émissaire 11, le Préfet du Haut-Rhin éclaire le maire de Blotzheim qui lui annonce qu une partie de la population de la commune aurait des projets hostiles à l égard des juifs : la vraie cause serait la prise de possession par la commune du domaine dit de l Au, qui a fait l objet d un procès qu elle a gagné sur une partie des habitants. Les juifs seraient pris pour prétexte et pour but des violences. 174 Revue des Sciences Sociales, 2003, n 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle Théme classique mais avec chez Wentzel un seul dépôt légal en 1860, Le juif errant. 175

Les différentes positions sociales : un juif bien soigné et itinérant. En 1848, cinq jours après le début de la Révolution à Paris, le feu est mis aux poudres le 28 février à Durmenach dans le Haut-Rhin, à Marmoutier dans le Bas- Rhin 12. Sur Durmenach, la description du Maire de Bouxwiller au représentant du Commissaire de la République montre la dévastation violente opérée par des habitants des communes voisines : Vous ne sauriez vous figurer le désastre de Durmenach, plus de cent maisons sont saccagées de fond en comble, les rues sont jonchées de débris de tous genres. C est absolument l image d un village enlevé de vive force, pris Le rognement de pièces de monnaie, avec pour titre anglais The Circomcision, (Imagerie Wentzel) et repris plusieurs fois et où chaque maison aurait soutenu un siège, à voir ces charpentes noircies par la fumée, on croirait qu elles sont les restes d un incendie. Les toitures et les murailles semblent attester que la fusillade, les boulets et la mitraille sont passés par là C est en vain que le maire qui a mobilisé la Garde Nationale a cherché à s opposer aux émeutiers. Pendant plusieurs jours la ville est parcourue par des chariots transportant ce qui a été pillé dans les maisons 13. Guerre civile, émeute, pillage, d autres descriptions évoquent les libations À Marmoutier, trois à quatre cents indigènes et montagnards pillent vingt à vingt-cinq maisons littéralement détruites dans tout leur petit morceau. Tout est brisé, saccagé et jeté par les fenêtres linge, argent, effets, papiers rien n a été épargné. Le feu a pris plusieurs fois aux édifices par suite de la combustion des contrats et des billets. Arrêtés, emprisonnés à Saverne, des manifestants sont arrachés à la prison par six cent villageois venus de Marmoutier et des villages environnants. Le 2 avril, cinq cent hommes de troupe se heurtent à une population armée de frondes, de haches et de bâtons. Dans le Bas-Rhin, les voies de fait sont limitées à deux petites villes (Brumath et Saverne), deux gros bourgs (Marmoutier et Hochfelden). Il n y a pas d attentat contre les juifs dans les villages, où les communautés juives semblent bien intégrées. Dans le Haut-Rhin, si Durmenach est le village le plus exposé, on peut égrener les noms des communes du Sundgau, à commencer par Altkirch, puis Ensisheim, Issenheim, Lauterbach, Soulzmatt. Si Durmenach est une commune où vivent en 1846 56 % de juifs, 640 au total, à Hegenheim vivent 850 juifs, à Wintzenheim 800 juifs, à Altkirch 320 juifs. La crise alimentaire a été durement ressentie en Alsace, région de densité rurale forte, avec un crédit peu développé. À Friesen, commune acculée à payer 20.000 F pour une maison et un commerce pillés et détruits, la rumeur publique soupçonne les pauvres et les indigents. Pauvreté, crise économique, crise politique, assimilation par une partie de la population alsacienne des juifs à des agioteurs, rejet d une société fermée du fait de l observance religieuse, les causes sont multiples. Fort heureusement, le Ministre Crémieux réagit et mobilise préfet et procureur général, l armée et les souspréfets étant à la manœuvre : Comment peut-on continuer les dévastations, le pillage, la plus indigne persécution contre les juifs et contre la propriété? Quelle est donc cette haine sauvage dans un pays si éminemment français. Je compte sur tout votre dévouement comme sur celui des autorités judiciaires. Réunissez-vous pour mettre un terme à ces crimes barbares et que des exemples sévères rassurent à la fois la justice et les bons citoyens 14. Et en méconnaissant les conséquences de la Révolution de 1848, la crise économique, le Préfet du Haut-Rhin donne son analyse le 7 juin 1848 : il s agit pour lui d une révolte de débiteurs contre les juifs dont l avidité usuraire a été une cause directe de ruine, d une révolte des usagers ou participants quelconques longtemps et durement restreints dans leurs jouissances par les agents fonciers, d une révolte des populations frontières contre les agents des douanes, d une révolte de débitants soumis à l exercice tracassiers des agents des contributions directes. Dans ce contexte de crise de l État, au moment où la pression de l État est durement ressentie, les juifs désignés à la vindicte populaire sont rentrés dans leurs possessions et dans l exercice de leurs droits 15, ce qui n en déplaise à l autorité préfectorale est un 176 Revue des Sciences Sociales, 2003, n 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle La mise à sac des maisons juives à Durmenach en 1848 (Cabinet des Estampes, Strasbourg). pieux mensonge sauf pour quelques cas de procès au civil, dont celui de Friesen. Bien plus, le juif est ici accusé d avidité usuraire sans que l on examine le dossier plus avant. Car pour Marmoutier, certains juifs ont servi de relais, voire de détaillants, à des personnages qui restent en retrait. En 1846, une dizaine de strasbourgeois figurent parmi les créanciers de Louis Gugenheim : Simonis (7.500 F), le docteur Stoltz (6.500 F), Salzmann Autant de familles bourgeoises catholiques ou protestantes de Strasbourg qui multiplient les opérations foncières en formant d importants patrimoines ruraux 16. Or ces scènes de pillage à Durmenach ont été dessinées, lithographiées et répandues par conséquent dans cette période où la censure est en retrait. La première de ces gravures, de caractère «naïf», ne porte pas de titre 17. Soigneusement composée, elle donne une impression générale d allégresse : les barrières sociales ont sauté, jeunes et vieux, femmes et hommes (mais pas d enfants) en costume et bonnet sundgauviens se lancent à l assaut d un village, libérant ainsi des sentiments ou des attitudes soigneusement contrôlés d ordinaire. Sur chaque toit, un homme (parfois deux) met en pièce la toiture. S aidant d un gourdin, véritable arme du pauvre avec la faux, sans précaution, ils font sauter les tuiles. Au premier plan, afin d aller plus vite, un individu s aide du pied, des tuiles tombent dans la rue sur des pilleurs. Dans la première maison, deux hommes manient la hache, un troisième lance par la fenêtre un double tiroir vide, tandis qu un quatrième charge un autre pilleur d un matelas. Le vandalisme est général, et l église du village, soigneusement détachée, offre, par contraste, une oasis de tranquillité. Le pillage accompagne le vandalisme : des barriques de vin sont chargées sur des brouettes, on entasse le mobilier et les matelas dans une charrette, des femmes en costume sundgauvien portent un baquet sur la tête ; au second plan, trois hommes portent sur leurs épaules des éléments de mobilier, tandis qu au premier plan, à gauche, une vieille personne, voûtée, trottine avec sa canne dans la main droite, un rouet dans la main gauche, ou une voiture charge du mobilier. Oui, les barrières ont bien sauté, détruire ce qui est en dur, s accaparer ce qui est mobilier, telle est la «fête» mise en scène et que personnifient bien, ces paysans en blouse armés d une massue. La dérision amplifie ce qui était déjà délit de droit commun : il s agit de s attaquer au cœur du judaïsme, c est-à-dire au Livre. Au premier plan, au centre, un 177

La mise à sac des maisons juives à Durmenach en 1848 (Cabinet des Estampes, Strasbourg). homme en costume sundgauvien (on reconnaît la blouse), avec une collerette et des lunettes, s avance, brandissant un livre, sous le regard amusé d un porteur de massue. Un témoin des événements nous explique cette scène dans ses souvenirs concernant Durmenach, «cette petite Jérusalem du Sundgau». En effet, à côté des maisons, la synagogue fut mise en pièce «synagogue où (les populations de la vallée de l Ill lacérèrent) la fameuse Thora ou le livre de la loi» 18. Il y a d autres personnages sur cette planche. Au premier plan, un homme est à terre, saisissant un chapeau qui a roulé à terre. De qui s agit-il? De même, à gauche, un autre homme s accoude à la palissade et contemple. L un et l autre ont la blouse sundgauvienne : s agit-il d une conséquence fâcheuse du pillage du vin? Toujours au premier plan, trois personnes à cheval forment un ensemble à part. Deux d entre eux ont un costume de ville, un haut de forme, voire une ceinture officielle. Tandis que l un des deux montre la scène du doigt, l autre retient son cheval. S agit-il des autorités administratives, du sous-préfet? Le maire du village, israélite, a quitté le village, ce n est donc pas lui. Dérisoire à côté des pilleurs ou des vandales, un gendarme charge seul, sabre au clair. Protège-t-il les deux autorités, ou est-ce l annonce de la répression? Cette scène, au dessin naïf, mais expressif, campe des personnes individualisées : une vieille dame chenue, un paysan riant La construction est soignée, avec une mise en perspective des maisons alignées du village, la perspective dégageant l église, bien au centre du village. Il s agit, pour le dessinateur, d affirmer la catholicité d un village à majorité juive. Il est quinze heures, l église est le seul havre de paix. Il y a toutefois une connotation complémentaire. Dans le clocher, deux personnages contemplent la scène, légèrement en retrait. Ce sont des habitants juifs du village, car tous n avaient pas fui en Suisse. D abord parqués au cimetière contigu à l église, ils ont été accueillis dans l église, grâce à l intervention du curé 19. La paix de l église et sa protection sont ainsi mis en perspective : le dessin exprime une idéologie, face aux troubles. La seconde planche porte un titre : Juden Rebold von Durmenach et une date 28 Hornung 1848. La curée est ici manifeste : la rue grouille littéralement de monde. L environnement rural est discrètement marqué avec l ouverture de la perspective sur un paysage de collines (avec des vignes?) ; il n y a plus de symboles (église, autorité). Le vandalisme est exprimé de la même manière que sur la première planche, avec peut-être une accentuation : les poêles sont cassés à la hache au premier plan, une maison s effondre au second plan. Le pillage est lui aussi accentué, avec des maisons truffées d individus en action ; dans la seconde maison, à droite, on ne compte pas moins de quatorze individus à l œuvre! Au centre, au second plan, des femmes sont groupées autour d un baquet, et, au premier plan on en voit une portant un petit baquet. S agit-il de vin? La paro- 178 Revue des Sciences Sociales, 2003, n 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle Tapie dans l imagerie pour enfant, une reprise antisémite de l imagerie de Munich (Imagerie Wentzel). die est elle aussi plus nettement mise en scène : l individu qui dispose de la Thora est assis, les pieds posés sur une petite estrade. Dans cette curée, un élément nouveau : l alcool coule à flot. Un tonneau est mis en perce au premier plan à gauche, huit personnes boivent ou servent de l alcool, tandis que l un d entre eux est en train de vomir, et qu à droite un sundgauvien emmène un tonneau sur une brouette. Une scène de beuverie, réaliste, accompagne donc l idée de pillage et de vandalisme. Nous sommes donc en présence d une véritable mise en scène d un des temps forts de l antisémitisme en Alsace : la mise à sac du village de Dürmenach en février 1848. Sans censure aucune, exprimant la joie, la beuverie, l idéologie catholique, un artiste a composé des scènes variées exprimant la libération de sentiments contenus par les barrières sociales 20. Si 1848 est en Alsace un moment antisémite majeur 21, dans la lignée des émeutes Hepp-Hepp. de 1819 en Allemagne, avant les pogroms de Russie dans les années 1880 22, l image montre l ampleur de la confrontation entre juifs et catholiques dans ce moment. Le courant antisémite perdure dans l imagerie de manière discrète ou dans des images religieuses équivoques. La chance pour le chercheur sur l imagerie française est de pouvoir disposer du Dépôt Légal, fait en sous-préfecture puis de la Préfecture au Ministère, qui sert de point d appui à une censure relativement tâtillonne du moins à certaines périodes, source fiable à partir du second Empire. Durant cette période, Wentzel de Wissembourg a déposé 1645 images (1% de la production lithographique française), tandis que Pellerin en déposait 2154 (soit 1,3%). Dans les Portefeuilles de la Série Non Reliée du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale (Paris), nous avons eu en mains 1391 feuilles soit 85% de cette production, en sachant, bien évidemment que malgré la censure il a pu y avoir l une ou l autre exception, l une ou l autre erreur dans la chaîne. Encore que, à la base, le souspréfet de Wissembourg veille, passant en personne devant la vitrine de Wentzel! Suivant les périodes, cette production imagière fait progressivement place à une thématique religieuse, une quête de la clientèle enfantine, met en valeur la Patrie ou les souverains, décrit un quotidien somme toute limité. Dans le domaine religieux, cet imagier protestant cherche en premier lieu la clientèle catholique et l imagerie catholique forme une masse imposante de son catalogue, de 68% vers 1850 à 59% en 1880. Toutefois, deux années après la première image catholique (Sacré Cœur de Jésus, 1838) apparaissent quelques images protestantes (Martin Luther 1840) essentiellement luthériennes mais un portrait de Calvin vient s ajouter à cette série en 1863. L Ancien Testament apparaît en 1851 avec Moïse, mais aussi Détail de la reprise de l imagerie de Munich par Wentzel. 179

Dépôt légal en 1869 (B.N. Estampes) Aron Abraham et Lot Rebecca à la fontaine Jacob chez Laban Geschiche Josephs in Egypten Le Sacrifice d Abraham Moïse sauvé des eaux Saül sacré par Samue Tableau 1. 1857 Joseph vendu par ses frères Chasteté de Joseph Joseph explique les songes Joseph reconnu par ses frères 27 Tableau 2. l une ou l autre série «diversité», servant à contourner la censure (Joseph et la femme de Putiphar 1867). Et surtout, la même année 1851, un Misrah qui accompagne en 1860 le Juif errant de Wentzel, dans le filon exploité par Epinal, Metz 23. Le Mizra h indique l Orient. Conformément à l exhortation du Psaume 113, v. 13 «Du lever du soleil jusqu à son couchant, loué soit le nom de Dieu, ou plutôt de 1 Rois 8, 44 ou 48 : s ils prient Yahvé, tournés vers la ville que tu as choisie et vers le Temple que j ai construit pour ton Nom», le Juif dit ses prières tourné vers Jérusalem, et le Mizra h sert donc à orienter sa dévotion. Il y a donc chez cet imagier une part d imagerie juive, qui, dès le départ, recèle une ambiguïté : s agit-il d offrir à un marché d origine confessionnelle juive l un ou l autre élément utilitaire-remplaçant par là une imagerie populaire artisanale 24? S agit-il, à travers un prétexte, une histoire de l Ancien Testament, de pouvoir introduire du naturel refoulé 25? Ou encore de l élaboration d une présence juive dans un catalogue adressé à un vaste public? En examinant le Dépôt légal, plus complet sur ce thème que les Portefeuilles de la Série Non Reliée, on mesure un tournant en 1869. À cette date, est constituée une série d images de l Ancien Testament, où l arrière-plan effectif voire sexué n est pas absent (voir tab. 1., en encadré). Nous retrouvons en 1881, entièrement en édition allemande, les images produites en 1869 et donc toujours proposées à la vente après l Annexion de l Alsace et le changement de marché. Aux neuf images s ajoutent deux images plus anciennes datant de 1851. À ces onze images, il convient enfin d ajouter une suite de quatre images, dans la série Geschichte / Histoire, apparues dès 1857 (voir tab. 2., en encadré). À ce stade, la réponse aux questions posées est simple : il y a un (petit) marché pour l imagerie avec un sujet juif destiné aux juifs (Mizra h) qui est offert à la vente de 1851 à 1881 ; il y a une présence juive avec l Ancien Testament, stable de 1856/1859 à 1881, avec toutefois la possibilité d évoquer Sodome, la hardiesse du désir féminin de la femme de Putiphar, le désir masculin «âgé» avec les vieillards et Suzanne (1867 et 1881) le mariage d Isaac (Rebecca). David et Bethsabée (1867) a disparu du catalogue mais aussi la Genèse. Un public plus vaste peut acquérir ces images. Images bibliques en 1881 26 Misrah (1851) Moses (1851) Aaron Adam u Eva Lot fliehet Sodom Abraham und Lot scheiden Rebekka am Brunneun Jakob bei Laban Geschiche Josephs Abrahams Opfer Moses aus dem Wasser gezogen Saul zum Königgesalbt 1881 Joseph wird verkauft Joseph s Keuschheit Joseph deutet Träume Joseph von seinen Brüdern erkannt Seules quelques images n appartiennent à aucune de ces séries, mais mettent en jeu de manière détournée un antisémitisme. En 1856, le Rognement 28 met en scène deux personnages dans un intérieur bourgeois (alcôve, horloge, tableaux au mur, table de qualité). Un peseur d or, soigneusement vêtu, une bague à la main gauche lève l index ayant devant lui des instruments de pesée de monnaie et, à travers ses lunettes, regarde un autre personnage, coiffé d une kippa, barbu, le nez allongé, de corpulence un peu forte. Celui-ci sourit en rognant avec une paire de ciseaux une pièce d or. Sous ses mains, un linge permet de recueillir cet or «détourné», et les pièces sont abondantes. Avec une légende en anglais The circumcision, il n y a pas d ambiguïté. Un juif rogne la monnaie, de manière à gagner illégitimement de l argent, et c est au fond la tradition de la coupure propre à cette religion qui est à l œuvre. Et un conseil pratiquez toujours la vertu et la probité, conseil qui se place en phase avec l index levé du bourgeois vient renforcer l absence d éthique du juif. En 1859, une Ombre nouvelle, jeu destiné aux enfants, met en scène la foire où Israïl ne peut manquer / ses faux bijoux il va colporter / souvent aussi une rosse / il vend pour la plus belle des juments. Evoquant deux métiers auxquels se livrent, faute d accès à la terre 29, le juif ici Israël, le commerce des bijoux ou la vente de bestiaux, Wentzel fait passer un message de malhonnêteté commerciale qui permet à l acheteur, et notamment l acheteur rural de se retourner contre son vendeur. De ce courant, Les différentes positions sociales, Die verschiedene Stände im menschlichen Leben attestent en 1869 comme en 1881, que nous sommes dans un espace à la fois du Saint Empire romain germanique (L Empereur dit : j exige le tribut), avec une noblesse (Le gentilhomme dit : j ai des biens privilégiés) et protestant (Le Pasteur dit : les taxes d étole m appartiennent). S ajoutent à l empereur et au gentilhomme le soldat (je ne paye rien) et le mendiant qui n a rien. Deux personnages demeurent : le paysan, cossu, bien habillé, qui dit que le Bon Dieu fasse à sa guise, il faut que je vous nourrisse tous les six. Et de fait les marches de ces positions sociales dominent un espace d abondance de vignes, de fruits, de 180 Revue des Sciences Sociales, 2003, n 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle pommes de terre, de choux, de carottes, avec un paysan qui passe la charrue tirée par deux chevaux (on est donc bien situé dans la catégorie supérieure des paysans, ceux qui disposent d un attelage de chevaux, les Rossbur) avec dans le lointain l esquisse du village et la croix qui domine l église paroissiale. Dans ce paysage, au sommet des positions sociales, le juif qui s exclame qu il faut vivre du profit. Besace au dos, bâton de marche, redingote fermée, la barbe et un nez allongé, il se trouve au centre de l image, tournant son regard vers le paysan, lui-même jetant un œil sur la scène d abondance. Chacun est à sa place, et le Juif, c est du moins le message de cette image de Wentzel, est un parasite. Entre le mizhra, l Ancien Testament avec une équivoque certaine et cet antisémitisme quasi naturel 30, la censure ou n a rien vu venir ou, plus certainement, a laissé faire. Car à l œuvre, derrière ces éléments, on a un antisémitisme qui cherche à s exprimer, et qui le peut lorsque, en situation de crise, la protection de l État disparaît. C est ce dont témoignent les images du sac de Dürmenach, dans le Sundgau, en 1848. Il faudrait pouvoir prolonger cette étude par l examen des illustrations d almanachs, telle cette image déposée par le colmarien Hoffmann en août 1860 et mettant en scène deux juifs qui crachent l un sur l autre, devant deux militaires et un bourgeois amusés, la légende s interrogeant en allemand «Les juifs peuvent-ils cracher au dessus de la barbe?», la barbe étant ici un élément d identité juive. Il faudra lire les almanachs et leurs histoires drôles 31, et interroger les uns et les autres, ici Tomy Ungerer : «Les arbres sont très sérieux, ils n ont comme l amour, aucun sens de l humour. Ils sont fiers sans être arrogants. Ils sont religieux. Les conifères sont protestants, les feuillus catholiques, les saules sont juifs et pleureurs» 32. Derrière cette longue tradition d antisémitisme, on a là une des clés de la reconversion intégrale au niveau de l activité, de la résidence et du poids de la population juive en Alsace qui en 1871 était évaluée à 32.241 habitants, soit 3,1 % de la population alsacienne, et à 20.684 en 1936 soit 1,70 % de la population 33. Le temps de l imagerie est bien l un des chaînons de l histoire en image de l antisémitisme. L almanach (ici celui de Hoffmann à Colmar en 1860) met en scène des juifs qui se crachent à la figure devant un public respectable. (A.H.R.) 181

L expression du désir féminin : la femme de Putiphar mise en scène (Imagerie Wentzel). Notes 1. Un état de la question à jour dans LERCH (D.), «En quoi l imagerie populaire a-t-elle été une industrie culturelle? Quelques propositions,» Histoire des industries culturelles en France, XIX e -XX e siècles, Paris, Association pour le développement de l histoire économique, 2002, pp. 321-339. 2. VANJA (Konrad), «Kulturkontakte in Europa : Faszination Bild. Das neue Museum Europaïscher Kulturen auf dem Weg nach Europa», Jahrbuch Preussischer Kulturbesitz, t. XXXVI, p. 124. 3. HOFFMANN (Charles), «Les troubles de 1789 dans la Haute-Alsace», Revue d Alsace, 1907, pp. 6-36, 124-135, 206-238, 354-386. 4. S explique ainsi la fondation de la troisième communauté juive de Bâle, en 1805 après une période de présence journalière ou de tolérance. Il faudra attendre 1866 pour que la citoyenneté suisse soit accordée aux juifs résidants, cf. GER- SON (Daniel), «Zwischen Selbstbehauptung und Assimilation : die elsässischen Juden im 19. Jahrhundert», Juden im Elsass, Musée suisse des traditions populaires, Bâle, 1992, pp. 9-13. En Suisse même comme à Berne, il y a de fait au XVIII e siècle deux attitudes, l une de tolérance implicite fondée sur des intérêts monétaristes, l autre d opposition fondée sur un paternalisme d État soucieux de protéger les sujets, cf. RADEFF (Anne) et KAUFMANN (Uri R.), «De la tolérance à l ostracisme : la politique des États confédérés envers les juifs, 1750-1798». Revue Suisse d histoire. 1994, 44, pp. 2-13. 5. REUSS (Rodolphe). «Quelques documents nouveaux sur l antisémitisme dans le Bas-Rhin de 1794 à 1799», Revue des études juives, Paris, 1910, pp. 1-26. 6. HERBERICH-MARX (Geneviève), RAPHAEL (Freddy), «Mise en scène de la religion dans l imagerie à l époque révolutionnaire en Alsace», Pratiques religieuses dans l Europe révolutionnaire, Turnhaut, 1988, pp. 675-678. 7. Archives du Haut-Rhin (AHR), 2 U 180. 8. AHR 3 U 115. 9. MUNCH (Gérard), «Dans la nuit du 27 au 28 avril 1848, le saccage de la maison du juif Lang à Oltingue : une bien curieuse affaire», Annuaire de la Société d histoire du Sundgau, 1996, p. 232, note 3. Sur l usure, MARX (Roland), «Les juifs et l usure en Alsace. Réflexion sur un mythe», Saisons d Alsace, 55-56, 1975. pp. 62 67 reste un article fondamental. 10.AHR 4 M 3. 11.Violence et éducation, Ouvrage collectif présenté par Marie-Louise Martinez et 182 Revue des Sciences Sociales, 2003, n 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle Le message du jugement injuste : Jésus a été jugé par des Juifs (à remarquer le début de la «bulle»). Imagerie Wentzel. José Seknadjé-Askénazi, Paris, L Harmattan, 2001, 414 p. 12. La bibliographie récente sur ces émeutes antisémites, originalité de la Révolution de 1848 en Alsace comporte plusieurs articles : le point de vue Suisse, avec un dépouillement des archives haut-rhinoises dans GERSON (Daniel) «Die Ausschreitungen gegen die Juden im Elsass 1848», Leo Beck Institut Bulletin 87, 1990, pp. 29-44 ; la description des émeutes de Durmenach- 9 - et leur illustration dans l imagegerie, LERCH (Dominique), «Imagerie populaire et antisémitisme : le Haut-Rhin en 1848. De la véracité des images pour l historien», Gazette des Beaux-Arts, février 1988, pp. 81-87 ; sur le Bas-Rhin et Marmoutier, RICHEZ (Jean-Claude), Le Juif, le forestier et l État. L affaire de Marmoutier, Ethnologie française XXI, 1991, pp. 282-291, et sa synthèse «Emeutes antisémites» de l Encyclopédie de l Alsace. Un article original dans l Annuaire de la Société d histoire du Sundgau, 2001, pp. 227-266 de ROUSCHMEYER (Daniel), «1848 : Friesen dans les troubles antisémites du Sundgau». 13.AHR, 4 M 46. 14.AHR, 4 M 43, 12 mars 1848. 15.AHR, 1 M 62. 16.Archives départementales du Bas-Rhin, Notariat moderne, Marmoutier, 1/70, note communiquée par Jean Vogt. 17.Les deux images analysées se trouvent au Cabinet des Estampes à Strasbourg (250 / 357) et sont coloriées. Un exemplaire de l une de ces deux images est publié dans le catalogue Juden im Elsass, Bâle, 1992 (n 184-185), avec la mention lithographie de Boehrer, Altkirch, d après un dessin de L. Simon. 18.GOUTWILLER (Charles), Souvenirs d Alsace. À travers le passé, Belfort, 1898, p. 187. 19.SUNDGAUER (Frantz), Die Bauernrevolution von Durmenach, eine elsässische Episode aus dem Revolutionsjahr 1848, 8 p. 20.Il serait important de comparer le traitement de l antisémitisme en actes avec l iconoclasme, cf la contribution d Olivier Christin à l ouvrage collectif dirigé par DUPEUX (Cécile), JETZLER (Peter), WIRTH (Jean), Iconoclasme. Vie et mort de l image médiévale, Berne-Strasbourg, 2001, pp. 59 et 60. 21.BONUCCI-MATARD (Marie-Anne), «L image, figure majeure du discours antisémite», Vingtième siècle n 72, pp. 27-39. L article examine la fin du XIX e siècle et la caricature ou le dessin de presse et prolonge donc notre étude. 183

L implantation des communautés juives en Alsace vers 1850( Juden in Elsass, Bâle 1992, p. 6. 184 Revue des Sciences Sociales, 2003, n 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

Dominique Lerch Imagerie populaire et antisémitisme en Alsace au XIX e siècle 22.IGERSHEIM (Francis), Politique et administration dans le Bas-Rhin, c. 1848-1870. Strasbourg 1993, p. 71. 23.Cf. l exposition Le Juif errant. Un témoin du temps, au Musée d art et d histoire du Judaïsme, Paris, 2002 et son catalogue. 24.WEYL (Robert), RAPHAEL (Freddy), L imagerie juive d Alsace, Istra, Strasbourg 1979, 82 p. Les auteurs ont reproduit (page 54) un Mizra h réalisé en canivet en 1822 par Elias Danhauser fils à Horbourg (Haut-Rhin). 25.HADDAD (Michèle), «Une image déversoir : la Tentation de Saint Antoine dans la deuxième moitié du XIX e siècle», Usages de l image au XIX e siècle, Créaphis, Orsay Paris, 1992, pp. 101-113 Suzanne et les vieillards, Marie-Madeleine, Putiphar, l enfant prodigue, autant d images déversoir à étudier, le dernier thème ayant eu un succès réel dans l imagerie. 26.Gesammmt-Verlags Katalog der deutschen Buchhandels, Munster 1881-1894 col. 471-501. 27.On trouve le Mizra h et deux images du cycle de Joseph publiés dans le catalogue Juden im Elsass, op. cit. n 18, 20, 21. 28.Musée de Bouxwiller, où Alfred Matt m a également fait découvrir des chefs d œuvres artisanaux d antisémitisme scatologogique. 29.La gamme des métiers offerts aux juifs est restreinte. L imagerie n évoque pas les plus humbles métiers comme le colportage juif, cf. LERCH (D.), «Le colportage juif en Alsace au XIX e siècle», Revue des Sciences Sociales de la France de l Est 1977 pp. 102-119. Voir dans la même revue, en 1980, pp. 220-245 de RAPHAEL (Freddy), «Les Juifs de la campagne alsacienne», et sa belle synthèse sur ce sujet dans L Histoire de l Alsace rurale, Strasbourg, 1983. 30.À la différence du lithographe Simon, pas de portrait lithographié de rabbin et donc de juif «réel», cf Juden im Elsass, Schweizerisches Museum für Volkskunde, Bâle, 1992, n 31. 31.Des recherches en Suisse ont montré l importance de cette veine, DÜBLIN- HONNEGGER, Die Darstellung der Juden im den Schweizerischen Kalendern der 19. Jahrhunderts, ms dactyl, Bâle, 1974, 97 p, cf. Mentalities, Mentalités, n 2, 1984, p. 7. 32.Vracs, Paris, Cherche-Midi, 2000, p. 115. 33.La thèse de WAHL (Alfred), Confession et comportement dans les campagnes d Alsace et de Bade, 1871-1939, Strasbourg, Coprur, 1981, 2 vol., reste un outil fondamental. La vie quotidienne en Alsace entre France et Allemagne 1850-1950 rédigée par WAHL (Alfred) et RICHEZ (Jean-Claude), Paris, Hachette, 1993, 342 p. distingue l antisémitisme à fondement économique de celui de nature culturelle (p. 143) orchestrée notamment par la presse catholique. Sur le rebond de l antisémitisme en Alsace, voir STRAUSS (Léon), «L antisémitisme en Alsace dans les années trente», XIII e colloque de la Société d histoire des israélites d Alsace et de Lorraine, Strasbourg, 1997, pp. 77-89 et REIMERINGER (Bernard), «Un mouvement paysan extrémiste des années trente : le Bauernbund», Revue d Alsace, 1979, mouvement dont le fondateur, Joseph Bilger a donné aux chemises vertes de Dorgères leur uniforme, ce qu a soigneusement établit Robert Paxton, Le temps des chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural 1929-1939, Paris, Seuil, 1996, 316 p. 185