Nice, les Savoie et le linceul de Turin. Il est, dans l histoire, des objets qui reçoivent une grâce : concilier la foi des croyants, le pouvoir des puissants et l intérêt des chercheurs. Ces objets sont peu nombreux. Parmi eux, le linceul de Turin ou le Saint-Suaire, est un des plus célèbres. Il se trouve que les hasards du passé ont, un temps, lié Nice et le linceul. Ce bref lien a marqué le patrimoine niçois. L occasion nous est aujourd hui offerte de le rappeler, non sans noter l inextricable imbrication du merveilleux, de l art et du réel dans cette étrange histoire. DE CONSTANTINOPLE A TURIN, UN LINCEUL VOYAGEUR On connaît la légende et l histoire du linceul de Turin. Il s agirait du linge qui enveloppa le Christ au tombeau et qui est retrouvé, vide, au matin de Pâques. Ce linge aurait ensuite été conservé à Constantinople, d où il a disparu à la suite de la IVe Croisade et du pillage de la ville par les chevaliers occidentaux (1204). Il réapparaît en Champagne en 1353, dans les mains du comte de Charny. La dernière descendante des Charny, Marguerite, le donne à Anne de Lusignan, épouse du duc de Savoie Louis Ier en 1452. Dès lors, le suaire est déposé à Chambéry et devient l objet d une grande dévotion des ducs de Savoie et de leurs sujets. En 1536, après avoir échappé à un incendie, le linceul est précipitamment emporté par le duc Charles III, fuyant l invasion française. Il est déposé à Verceil puis suivant le duc malheureux, dans sa fidèle ville de Nice (1537). Il demeure à Nice sans doute jusqu en 1540 au moins, peut être 1543. Charles III le ramène alors à Verceil. A la suite de la paix de Cateau-Cambrésis (1559) et de l évacuation par les Français des Etats de Savoie, il est rapporté à Chambéry. Ce sera le fils de Charles III, Emmanuel-Philibert, qui l installera définitivement à Turin, en 1578. Il y est toujours et le négatif de la photographie réalisée en 1898 est le point de départ du débat sur l authenticité du linceul. Ce transfert à Turin prend d ailleurs, déjà, une dimension politique. Il s agit, pour le duc de Savoie, de réunir dans sa nouvelle capitale (Turin a été choisie pour occuper cette fonction en 1563) tous les éléments symboliques de son pouvoir. Emmanuel-Philibert saisit même l occasion pour réaliser une opération de prestige. L archevêque de Milan Charles Borromée, haute personnalité religieuse de ce temps (il sera canonisé) déjà âgé, voulait se rendre en pèlerinage devant le linceul à Chambéry. Emmanuel-Philibert saisit l occasion :
pour raccourcir le voyage de l illustre pèlerin, il fait transporter le linceul à Turin et ainsi accueille ce prestigieux personnage dans sa nouvelle capitale DE SAINT MAURICE AU CHRIST, UN LINCEUL POLITIQUE L entrée du linceul dans le patrimoine des Savoie est une occasion politique qu ils surent saisir. A l instar d autres dynasties européennes, les Savoie, descendants de modestes fonctionnaires carolingiens, sont à la recherche d éléments forts de légitimité. Du XVe au XVIIe siècle, ils obtiennent le titre ducal (1416) puis affichent leur prétention à la couronne royale du prestigieux mais vain royaume de Chypre et de Jérusalem (1632), qui leur permet de se faire appeler Altesses Royales. Ils vont aussi en trouver en se mettant sous la protection de l insigne relique. Dans un temps où le symbole est primordial, elle les met en relation directe avec le Christ, leur confère en somme la même sacralité que l onction des rois de France. Dès lors, l ancien mais plus " modeste " protecteur de la dynastie, saint Maurice, dont la lance, conservé à l abbaye d Agaune veille pourtant sur elle depuis le XVe siècle, est reléguée à un rang accessoire. Désormais, l image des Savoie s associe au Saint-Suaire. Cette association est même renforcée par la localisation du linceul. En 1669, le duc Charles-Emmanuel II fait construire par le grand architecte baroque Guarino Guarini une vaste chapelle pour recevoir le linceul (qui y sera déposé en 1694). Cette chapelle, chef d œuvre de virtuosité géométrique (endommagée par un incendie en 1997), constitue à la fois l abside de la cathédrale de Turin et une aile du Palais ducal, qui est contigu, et les ducs peuvent y accéder directement depuis leurs appartements Une nouvelle fonction, politique cette fois, assure la popularité du linceul de Turin. Elle se caractérise par de nombreux usages symboliques forts. Ainsi, lorsque le duc de Savoie entre en agonie, on dispose le linceul sur son lit, à ses côtés, pour l accompagner dans ces instants difficiles. D ailleurs, jusqu à ce que le dernier roi d Italie le cède au Saint-Siège, dans les années 1980, le linceul est une propriété particulière de la maison de Savoie. EN 1538 A NICE, UN LINCEUL BIEN UTILE
En 1537, réfugié à Nice avec sa femme Béatrice de Portugal, son fils Emmanuel-Philibert, son trésor et sa relique, Charles III paie en fait un choix politique. Depuis son accession à la couronne ducale (1504), le duc de Savoie est pris dans un conflit qui dépasse largement les faibles forces de ses Etats, celui qui oppose le roi de France François Ier, qui est par ailleurs son neveu et l empereur Charles-Quint de Hasbourg, roi d Espagne, souverain de Naples et de Milan, des Flandres, de l Autriche et de Nouveau-Monde, qui est aussi son beaufrère. Après de longues hésitations, Charles III choisit le parti du Habsbourg. Immédiatement, les troupes françaises envahissent la Savoie, franchissent les Alpes et occupent l ouest du Piémont (1536). Comme nous l avons dit, le duc vint s établir à Nice, seule ville de ses Etats qui lui demeura fidèle, et le pape Paul III tenta de réconcilier tout le monde. Il organisa, à Nice, au printemps 1538, un congrès réunissant les trois princes. Son initiative déboucha sur une trêve, qui ne dura guère, mais les négociations furent longues et délicates. Charles-Quint, logé sur sa galère à Villefranche, refusa de rencontrer François Ier, installé au château de Villeneuve-Loubet, tandis que le pape, logé au couvent Sainte-Croix, sur le site de la Croix de marbre actuelle, s épuisait en incessantes navettes. Tous cependant étaient d accord pour demander à l infortuné Charles III de livrer le château de Nice, chacun pour son propre compte. Le duc ne put refuser qu en invoquant dans ses murs la présence du linceul, que Dieu avait confié à la garde exclusive de sa famille. On ne saurait être plus habile, et voilà un linceul bien utile. Mais ce séjour marqua le souvenir des Niçois, d autant que, selon la tradition, le linceul fut présenté au peuple le Vendredi Saint 30 mars 1537 du haut de la tour Saint-Elme (approximativement située alors sur le site de l actuelle tour Bellanda). DEPUIS 1620, LA CONFRERIE DES PENITENTS BLANCS DU SAINT-SUAIRE Dans le grand mouvement de la réforme catholique consécutive au concile de Trente, de nouvelles confréries se créent à Nice à la fin du XVIe début du XVIIe siècle. Parmi elles apparaît en 1620 une confrérie de Pénitents blancs qui se place sous la protection du Saint-Suaire. Sur son vêtement, pour se différencier des autres confréries de pénitents blancs (de la Sainte-Croix et du Saint- Esprit), elle porte une image du visage du Christ. Elle construit une première chapelle sur la Marine (actuel cours Saleya) en 1621, puis déménage pour un nouveau site, plus à l est. En 1657 commencent les travaux de l actuelle chapelle du Saint-Suaire. Notons qu elle est installée alors du coté du Sénat, le tribunal suprême qui symbolise l autorité souveraine des ducs de Savoie. Décidément, Savoie et Suaire sont politiquement inséparables. La confrérie entretint paisiblement son culte et sa chapelle jusqu à l invasion française de 1792. La chapelle fut alors saisie et ruinée. Les Pénitents blancs du Saint-Suaire se reformèrent pourtant, dès 1807, restaurant leur culte dans l église Saint-Jacques-Le Jésus. Ce ne fut qu en 1824 que le roi de Sardaigne Charles-Félix rendit les ruines de la chapelle aux Pénitents. Ceux-ci, sous l impulsion de leur prieur, le peintre Paul-Emile Barberi, de trois confréries (le Saint-Nom de Jésus, le Saint-Esprit et le Saint-Suaire) n en formèrent qu une seule. Elle prit le nom d archiconfrérie du Saint-Suaire et de la Sainte-Trinité (allusion aux trois entités qui la composaient) et choisit le rouge de l ex-confrérie du Saint-Nom-de-Jésus pour couleur de sa cappa (son aube, en niçois). C est ainsi que dans l iconographie de la chapelle, en particulier aux angles de la calotte du chœur, on voit
représenté les symboles de chacune des confréries originales : la colombe pour le Saint-esprit, le monogramme IHS pour le Saint-Nom-de-Jésus et la Sainte-Face pour le Saint-Suaire. C est cette confrérie qui, aujourd hui encore, célèbre chaque année en mai le culte du linceul de Turin, le Saint-Suaire, dans sa chapelle. UN SOUVENIR EN IMAGES La chapelle et la confrérie qui l entretient ne sont que deux facettes d un souvenir multiple. Il faut rappeler en effet les nombreux témoignages iconographiques que le linceul a laissé dans le patrimoine local. A Nice, bien sur, il faut citer le superbe tableau de Jean-Gaspard Baldoino (vers 1590-1669), peintre niçois, qui représente l ensevelissement du Christ et la gloire du Saint-Suaire. Peint en 1660, récemment restauré, superbe œuvre baroque encore empreinte de souvenirs Renaissance, avec ses deux registres présentant en bas une Mise au tombeau et en haut une Ostension céleste, il est conservé dans la chapelle du même nom. Plus loin, toujours dans la chapelle, Paul-Emile Barberi (1775-1847) produisit le même sujet, un siècle et demi plus tard. Il faut noter toutefois la différence structure entre l œuvre de Baldoino et celle de Barbéri : dans ce dernier cas, le linceul est figuré au pied d une Trinité, ce qui permet au peintre de réunir les deux dénominations de la confrérie et de sa chapelle dans une même image. Mais n omettons pas de rappeler que le linceul est aussi présent dans d autres églises du Comté, comme à Saint-Sauveur-sur-Tinée ou dans l église paroissiale d Utelle, entre autres. Il est intéressant de noter, par exemple, que le tableau d Utelle présente saint Maurice en adoration devant le Suaire ce qui, en un seul élément, concentre les deux protecteurs célestes de la maison de Savoie tout en subordonnant le premier au second. C est dire si, malgré l éloignement, sa popularité s était répandue, sans doute aidée par la faveur des princes. Ainsi, à différents titres, Nice et le linceul de Turin ont en commun un morceau d Histoire. Loin des polémiques scientifiques et des articles de foi, c est ce morceau qui fait de cet objet de mystère et de curiosité une part indéniable de notre patrimoine.
Lieux de séjour du linceul de Turin dans les Etats de Savoie