Il reprit son récit, l œil noir comme le café qu il ne cessait de boire.

Transcription

1 Elle habitait au premier étage, moi au septième, je l ai remarquée un soir. Comme je fumais tranquillement sur mon balcon, entre chiens et loups, elle descendait de sa voiture, sa démarche altière, ses cheveux noir corbeau, sa silhouette longiligne, sa robe sombre et son chapeau au large bord, tout détonnait ce soir là, comment une aussi belle et mystérieuse femme pouvait loger dans cet immeuble insipide des années soixante-dix? J ai emménagé il y a six mois dans cet appartement pour préparer mon diplôme en psychologie, non pas que je me destinais à une carrière de psychologue, mais après le baccalauréat, il vaut mieux entrer lentement dans l âge adulte. Je l ai croisée une seule fois, dans le hall de l immeuble, cette jeune fille au regard fatal et au sourire intelligent, ce que je n avais pu voir du haut de mon balcon s affichait violement sur ses lèvres, du rouge puissant qui effaçait tout son visage, mes yeux fixaient cette bouche sensuelle quand mon courrier tomba à mes pieds. Je ramassai doucement, un à un, tous les prospectus, catalogues d hypermarché, vide-grenier local, bricolage, pompes funèbres, la tête baissée, je prenais mon temps tout en regardant ses jambes galbées qui faisaient claquer le sol avec des talons pointus ; j ai pu éviter son regard qui m aurait certainement troublé. Je ne lui ai jamais adressé la parole, intimidé par tant de beauté, je n ai jamais eu l âme d un séducteur. Devant ces femmes auxquelles on attribue toutes les qualités physiques contemporaines, le cœur des hommes sèche la bouche et étouffe la hardiesse, je n ai jamais compris et je ne comprendrai jamais pourquoi certains osent tout et d autres rien, les femmes le savent sûrement. Elle était belle, pas d une beauté qu on voudrait voler, plutôt un corps à enlacer, à serrer contre soi, à protéger ; mes amis quand ils venaient chez moi après l avoir croisée étaient dans un état second, comme s ils avaient vu un fantôme dans l escalier et qu ils les avaient montés quatre à quatre en buvant une bouteille de champagne : un sourire large sur la figure, ils pointaient derrière eux un être invisible en claironnant «Ta ta voisine, elle est!!». Tous sans exception me disaient, quand ils ne l avaient pas vue, qu ils ne l avaient pas vue ; et quand ils avaient la chance de la croiser, les mots étaient inutiles, j avais tout compris et la discussion qui s ensuivait concernait les atouts de la jeune fille qui se transformait en objet de tous les désirs. Pas un commentaire sur mon appartement, sur la belle lumière qui traverse le salon, sur la super cuisine équipée que je venais d installer en trente-huit heures, sur le nouveau disque de Bénabar, sur le dernier livre lu qui donne envie d écrire ou sur le dernier film vu qui donne envie de lire, non, que des sourires ou des déceptions sur le visage de mes invités. J ai même pris l habitude de les accueillir par des «Gagné!» et des «Perdu!». Elle devenait l objet de toutes les discussions et de toutes les questions, pourquoi je ne suis pas allé lui demander du beurre, pourquoi je ne l inviterais pas ce soir, pourquoi je ne me renseigne pas grâce à sa boîte aux lettres, pourquoi je ne l aborde pas? Je soupçonnais certains amis de prendre un faux prétexte pour me rendre visite et peut-être avoir la chance de la croiser, d autres misaient sur l heure où ils l avaient

2 croisée la dernière fois, parfois j avais des visites impromptues qui ne duraient que cinq minutes : une chance à la montée, une chance à la descente. Mais parce qu ils sont mes amis ou parce qu elle était trop froide, aucun ne lui adressait la parole, tous ceux qui l avaient vue n avaient jamais osé lui parler ni même la regarder en face. Hier, je devais recevoir Karl, ami ponctuel et fidèle, qui n avait jamais croisé la voisine du premier, il neigeait beaucoup mais il tenait tout de même à dîner avec moi, il m a confirmé sa venue à dix-neuf heures. A vingt-et-une heures Karl n était toujours pas arrivé, il ne répondait pas au téléphone. Je l imaginais déjà dans un embouteillage, la voiture patinant dans la neige, le portable sans batterie ; je me mis alors à manger seul le repas que je lui avais préparé. Je me suis inquiété jusqu à minuit mais je n avais pour seule solution que d attendre un signal de sa part, celui-ci ne venant pas, je pris le parti de m endormir douillettement, enroulé dans ma nouvelle couette d hiver, dehors les flocons tombaient crescendo dans le noir épais d une nuit sans lune. Le lendemain, à sept heures, je reçus un appel de Karl, le froid et la neige avaient persisté et c est le corps tremblant, sorti de mon confort duveteux pour sauter sur le téléphone près de la fenêtre, que je lui répondis. Il s excusait bien sûr de n avoir pu dignement rendre hommage à ma cuisine sucrée-salée mais plus surprenant encore, il me demanda s il pouvait venir partager le petit-déjeuner avec moi. Quelques biscottes et la confiture de mûres de ma grande tante feraient bien l affaire, je passai vite mon peignoir, le café coulait tandis que la vie au dehors se réveillait, ralentie par l enneigement, comme si ce jour était un cadeau qu on ouvrait doucement. Karl arriva, sa nuit dut être blanche aussi, des yeux vitreux et cernés lui donnaient une allure d étudiant du vendredi. Mais je compris qu il n avait pas révisé cette nuit, qu il s était passé quelque chose d étrange dans sa vie. Il avait changé, un air grave, une figure d ange comme s il était devenu un autre, Karl avait pris de l épaisseur, c était plus qu un homme. Il resta muet pendant quelques minutes, secouant la tête pour me faire comprendre qu un monument de sa vie s était construit en quelques heures, une nuit à marquer d une pierre blanche, la première pierre, celle qui convoque les ministres pour une inauguration, quelque chose de grandiose était arrivé. Sa voix rauque et éraillée me fit sursauter : «Elle est magnifique!». Je n ai pas compris tout de suite qu il s agissait de la fille du premier, Karl a un cœur d artichaut et je ne compte plus les feuilles que j ai dû ramasser avec lui. «Splendide, une âme, un corps, les deux en une personne, une femme, une vraie femme.» Karl n a jamais été un poète, le doute m envahit et ma première impression se confirma, ce n était pas l Arc de Triomphe ni même la Tour Eiffel mais toute la dentelle des sculptures de Notre-Dame qui se dessinaient dans sa voix.

3 «Quelle douceur, quelle tendresse, et ses yeux sans fin, qui retiennent la noirceur de toutes les nuits du monde.» Il releva la tête et rajouta en me fixant : «Tu comprends, une femme merveilleuse, quelle beauté, en une nuit elle m a transformé, elle n est pas comme les autres, elle te fait voyager en un regard, j avais l impression de m envoler à chaque caresse, incroyable, incroyable, incroyable» Alors là j invoquai le Taj Mahal, la Chapelle Sixtine et Petra! Elle avait véritablement transformé Karl, je ne savais toujours pas qui était cette princesse aux yeux noirs. Alors que je le croyais bloqué comme une brebis sans défense qui n avait pas écouté Bison Futé, il s était tout simplement arrêté au rez-de-chaussée de l immeuble pour faire l amour à une inconnue recouverte de neiges éternelles,et son cœur ce matin subissait les crues du printemps! Karl était mon ami, le meilleur, il avait une intelligence fulgurante, il lisait Courrier International aussi vite que l Equipe qu il lisait en plus, il feuilletait Le Point et contrepointait dans le Nouvel Observateur, il adorait la philosophie et l Histoire des dessous féminins, il était aussi fidèle en amitié qu il était infidèle en amour, il avait de l ambition et pouvait rire de tout, c était un être comme un phare, une lumière au dessus de la tempête, une curiosité pour tous les horizons, un gardien des rives de l intelligence. Mais ce matin, le phare avait grillé, il avait trop brillé comme si cette jeune fille avait été tous les bateaux perdus de la Mer du Nord, il avait fait fondre tous les icebergs pour la guider sur la voie royale de l éternité. Il avait la tête de l homme qui avait touché du bout des doigts cette part d éternité qui existe dans toute rencontre amoureuse, mais lui, il avait mis les deux mains sur cette longue chevelure, la bouche sur cette peau sucrée et ses yeux avaient perdu leur éclat dans la nuit des siens. La confiture de ma grande tante, de la guimauve pour ses sens, il but dix tasses de café pour réanimer son cœur desséché. «Quand je suis monté, elle était sur son palier, des chaussures à la main. Elle a tourné la tête pour me dire bonsoir et tout de suite j ai compris que ses yeux disaient «Viens!». Je me suis figé au sommet de la volée de marches, mon corps ne répondait plus, ses yeux dictaient mes gestes, hypnotisé, je la suivis dans son appartement. Tous les volets étaient clos, il faisait très sombre, quelques bougies brûlaient et de l encens donnait au lugubre une odeur de tendresse. La décoration était sommaire et sobre comme si elle venait d emménager, peu de meubles, un canapé en cuir noir, une armoire en chêne massif et une table ronde, pas de télévision dans le salon où elle me menait aveuglément. Sur la table ronde, une immense bougie séparait deux assiettes. Je compris tout de suite que nous serions trois et que son invitation devenait quelque peu étrange. Ne voulant pas déranger les habitudes de ce jeune couple, je rebroussais chemin quand sa main parfaitement manucurée agrippa mon bras pour me retenir. Elle indiqua fermement et amicalement que la chaise de gauche était pour moi et que nous pourrions partager tous les deux le repas.»

4 Karl stoppa son récit, il reprit une tasse de café, se leva et se dirigea lentement vers la fenêtre, la neige avait cessé mais le paysage urbain s était paré d un manteau blanc, le soleil brillait dans un ciel bleu et sec, la ville scintillait, quand il reprit l historique de sa folle nuit, quelques larmes cristallines se lovaient dans le coin de ses yeux. «Elle était bouleversante, nous n avons rien mangé, nous nous sommes regardés, droit dans les yeux, je ne pouvais détourner mon regard, ses pupilles étaient deux pierres aimantées, ses iris faits du feu qui brûle les hommes, je n arrivais pas à parler tellement sa beauté était étouffante, je raclais plusieurs fois ma gorge comme un blizzard sur le permafrost, mes entrailles de glace tiraillaient mon esprit devenu frileux. Quand elle ouvrit ses lèvres brûlantes, j eus peur, très peur, des frissons me parcouraient, je tremblai, mes mains, mes jambes, ma nuque ne supportaient plus que le vide de mon cœur, j étais froid.» J interrompis Karl sur ce «froid» par une grivoiserie sur le réchauffement rapide des relations entre un homme et une femme dont il avait le secret. J étais très étonné du récit de Karl, il n a jamais été impressionné par une femme, bien au contraire, il ne cherchait dans ses conquêtes nombreuses que celle qui pourrait véritablement le désarçonner. Alors tous ces mots, toutes ces comparaisons pour me décrire sa rencontre, c était trop et je l interrompis pour qu il reprenne forme humaine. J avais en face de moi un fantôme, ce n était pas l élégant ami qui se vantait d une nouvelle aventure, ce n était pas le parfait séducteur habituel qui me contait ses péripéties. Mais quand je lui coupai la parole pour lui faire cette remarque superfétatoire dont j avais l art, du genre «Bon allez tu l as embrassé et vous avez fait l amour sur le canapé», ses yeux ne riaient pas et son visage restait de marbre, il me glaçait par son insensibilité amicale. Je compris alors que quelque chose d autre s était passé cette nuit, quelque chose qui avait totalement bouleversé mon ami et je compris aussi qu il me fallait l écouter sans l interrompre, que le monde ne tournait plus, que cette neige au dehors serait le seul témoin immaculé de son brutal changement de nature humaine. Il reprit son récit, l œil noir comme le café qu il ne cessait de boire. «Elle m a tout dit, je veux dire, elle m a dit moi, qui j étais, qui était ma mère, mon père, mon frère, comment j étais enfant, adolescent, elle citait mes qualités, mes défauts, elle évoquait mes regrets et mes espérances. Elle ne parlait que de moi, elle savait tout de moi, sur moi, derrière moi. Elle me livrait mes plus profonds secrets, toutes les fois où j ai pleuré, toutes les fois où j ai touché du doigt le bonheur, quand je l ai gâché, quand je l ai pris, toute ma vie dans sa voix, dans ses yeux, dans ses mains. Plus elle parlait, plus je me réchauffais, moins j avais peur, j étais rassuré. Cette inconnue me connaissait par cœur et j étais comme un enfant dans les bras de sa mère, je me laissais bercer tendrement par sa voix voluptueuse, je rentrais doucement dans les parties de mon être que je n avais pas encore visitées. Elle m a donné envie de me livrer mais je n avais pas le temps de parler qu elle savait déjà ce

5 que j allais dire et le disait à ma place. J étais bouleversé d entendre une autre personne prononcer toutes les pensées, mêmes les plus malsaines, qui ont pu parcourir mon esprit. Comme je pris mal à la tête, elle me conseilla de m allonger sur le cuir chaud du canapé, comme un psychologue le ferait, elle s est assise près de moi, mais je ne pouvais plus parler, je regardais le plafond fixement et des tâches apparaissaient dans mes yeux, des tâches chaudes, jaunes, oranges, rouges, puis tout mon corps brûlait, alors elle a osé poser les mains sur mon cœur, elle a osé me regarder dans les yeux et ses lèvres de feu m ont achevé, je ne sentais plus qu une chaleur étouffante qui oppressait tout mon être. Je la laissai, lascive, m effeuiller, page par page, elle écrivait ma véritable histoire, elle lisait le roman de ma vie, citant tous les personnages principaux et secondaires, toutes les péripéties, tous les détails, des descriptions précises des lieux où j ai vécu aux dialogues précieux que j ai pu avoir avec mes amis, tout y était, tous les ingrédients qui m avaient constitué, rien n y manquait. Toute la nuit elle a dessiné la carte de mon destin, elle m a montré les erreurs de parcours, les déroutes, elle a souligné les contradictions de mon être et ce matin j ai fini par comprendre qu elle ne m avait pas laissé le choix, je devais toucher l inatteignable, mon âme.» Mon téléphone sonna, il était sept heures, mes yeux s ouvrirent, la neige avait cessé, la ville était blanche et lumineuse, la mère de Karl pleurait et ne put dire qu un mot : «accident», ses sanglots me glacèrent le cœur. La neige avait fondu depuis trois jours, nous étions tous réunis, les yeux rougis, autour du cercueil de Karl ; la mort était ma voisine, elle habitait au premier étage, j aurais tant voulu vivre ce matin enneigé, Karl se délectant d un peu de confiture, buvant sereinement son café, me racontant passionnément sa dernière conquête. Mathieu GILLOT