De l idée au livre Expérience d un auteur, conseils d un éditeur

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1 La Master Class de Grégoire Solotareff, auteur-illustrateur et responsable de la collection Salon du livre - mars 2015 De l idée au livre Expérience d un auteur, conseils d un éditeur Mon expérience d auteur J ai commencé à écrire pour la jeunesse en Publié d abord chez Hatier, j ai tout de suite eu envie d être publié à l école des loisirs, malgré la réputation difficile d Arthur Hubshmid. Mais son prestige au-delà des frontières comme éditeur ne fait pas longtemps hésiter. Grégoire Solotareff Je suis l auteur d environ 180 à 200 livres pour la jeunesse. En presque trente ans ce n est pas énorme. En 1994 je suis devenu directeur de la collection Loulou et Cie, intitulée comme cela d après un livre qui avait eu un certain succès et j ai ainsi édité environ quatre cents livres pour tout-petits au sein de cette collection qui a donc aujourd hui vingt ans. Les premiers livres dont je suis l auteur sont à oublier et je n en parlerai pas car ils n ont qu une seule qualité : celle de la conviction. Ils sont sans intérêt artistique aucun, d une banalité de sujet consternante, mais ils ont une chose pour eux, ils sont un peu culottés dans leur forme, c est-à-dire que je n avais pas conscience de leur mauvaise qualité et j étais libre par rapport à ce qui existait puisque je ne connaissais rien. Bref, la seule chose qui a plu aux éditeurs que j ai rencontrés, c était ma conviction : je voulais non pas «être auteur» mais faire ces petits livres-là, je voulais simplement qu ils existent absolument et je pensais que ça allait arriver assez naturellement et c est la seule raison pour laquelle ils ont existé. Ensuite, une fois que j étais dans la place, je me suis pris par la main et j ai beaucoup travaillé pour améliorer ce que je savais être mauvais. Pas assez sans doute, mais pas mal quand-même. Je vais vous raconter, non pas mon histoire qui n a d intérêt que pour moi-même, mais plutôt comment je crois qu il faille procéder pour faire des livres pour enfants. De bons livres pour enfants si possible, mais ça c est plus tard qu on peut le dire. En tout cas après qu ils sont faits et imprimés. De l idée au livre Faire des livres pour enfants une cuisine de petit artisan Pour faire des livres pour enfants il faut d abord une idée. Ou plutôt il faut d abord avoir envie de faire un certain livre, la vision d un livre qui n existerait pas et qu il faudrait simplement faire pour qu il existe. Picasso plaisantait beaucoup avec les journalistes, mais il a dit aussi des choses très vraies ; par exemple : «Un peintre, c est quelqu un qui se fabrique sa propre collection de tableaux.»

2 Autrement dit, des tableaux qui n existent pas encore. La littérature jeunesse ce n est pas de la peinture, on reviendra là-dessus, mais un auteur jeunesse, un bon auteur jeunesse, c est quelqu un qui fait un livre qui n existe pas encore, c est-à-dire qui n existait pas avant que lui le fasse. Avoir seulement envie d être auteur, ce n est pas suffisant, c est comme un enfant qui aurait envie d être pilote, ou rappeur, il faut commencer par le commencement c est-à-dire, pour un futur auteur, être capable de formuler une histoire et d en faire les dessins. Je ne dis pas faire de beaux dessins ou être écrivain. On peut faire des livres pour enfants sans savoir ni écrire ni dessiner. On en connaît. Est-ce que ce sont de bons livres? En tout cas ils peuvent avoir du succès, même s ils sont moches et passablement stupides. Non, ce que je veux dire, c est qu il ne faut pas faire de «beaux dessins», il ne faut pas être peintre+écrivain pour faire des livres pour enfants. C est plutôt une cuisine de petit artisan : posséder, assembler un ensemble de paramètres qui font qu un livre fonctionne bien. Bien sûr, du bon dessin est mieux que du mauvais, mais si on n est pas bon il ne faut pas se décourager, on peut quand-même faire un ou des livres très amusants, drôles justement par leur maladresse - le culot qu on a de dessiner un cheval alors qu on n en est pas capable en fait. Le cheval sera tellement ridicule qu il sera drôle et le tour est joué. Ou des arbres lamentables, comme des balais, des gens sans bras avec des doudous monstrueux. Ça existe. Mais il faut qu ils soient mis en valeur. On y reviendra un peu plus tard. À la source de l inspiration, le plaisir est fondamental L idée, donc. Comment vient une idée? Il ne faut surtout pas se poser cette question, elle n a pas de réponse, ou elle en a mille. Ça peut être ce qu on voit dans la journée, un incident, un chien habillé de façon ridicule dans la rue avec une vieille dame qui a l air d une vielle souris habillée comme son chien, avec un manteau écossais. Ou peut être, au contraire, une ancienne idée qui traîne depuis des années dans un coin de sa tête, le souvenir ancien d une histoire d enfant qu on garde et qui vous fait rêver depuis toujours. Surtout ne pas essayer de retrouver cette histoire : c est l impression de cette histoire qui compte, qui peut être suffisante pour donner envie d en faire une à son tour. Pour moi, par exemple, La Fontaine a été une grande source d inspiration. Plus encore que les fables elles-mêmes, ce sont certaines illustrations des fables qui m ont donné tellement de plaisir que j ai toujours voulu re-fabriquer ce plaisir, non pas seulement pour les autres, mais d abord pour moi-même. Le plaisir : fondamental. Tout est là. Le plaisir comme étincelle et le travail pour que ce plaisir naisse et perdure à la lecture du livre que vous faites. S il y a du plaisir à le faire, on aura du plaisir à lire le livre. C est capital. C est la force du dessin, de l art en général. Le plaisir, la tristesse, l émotion, la noirceur de l esprit, tout, absolument, se voit dans un dessin. Quand il est bon. Je ne veux pas dire beau. Je dis bon. L inspiration c est aussi les autres. Ce qu il en est de l influence Tout a existé, peut-on peut dire. Ce qu on fera n est pas nouveau. Ou rarement. Il y aura seulement une part de nouveau, une petite part. Mais ça suffit. L influence des autres est bonne quand elle pousse à travailler, quand elle donne envie. On aime une chose, un peintre, un illustrateur. On le regarde. On essaye d analyser ce qu on aime et ce qu on n aime pas chez lui. Ça sert beaucoup. Le danger est de faire comme lui. Il y a beaucoup d imitateurs. Ils le savent au fond et ils sont malheureux. On a le droit de s inspirer, de démarrer d une idée existante, d un univers existant mais on n a pas le droit de «piquer». On peut réussir en piquant, il y a pas mal d illustrateurs qui piquent et qui marchent. Mais on ne les envie pas pour le regard dans la glace, le matin.

3 On peut surtout s inspirer pour détourner. On voit qu une idée a été traitée, on a le sentiment qu elle est bonne mais pas comme on voudrait. Rien n empêche de reprendre l idée générale il n y en a pas dix mille et de la traiter sous un autre angle, celui qu on aurait aimé. Construire l idée Une fois qu on a l idée d un livre et avant de se mettre vraiment au travail, je crois qu il faut tourner et retourner cette idée en tête et la construire, ou la re-construire si on veut la modifier. Construire l idée c est comme construire une maison, il faut une base solide et dedans on fait la décoration. La décoration c est le développement de cette idée. Comment elle est amenée, édifiée, bouclée. L idée est là, donc. Pas trop d idées à la fois. Pas deux idées à la fois pour un bon livre : une seule idée. Forte, indiscutable, une idée simple sera toujours plus efficace qu un ensemble d idées, un fourre-tout où l on veut mettre tout ce qu on sait, ou croit savoir, c est le pire mais c est un peu le défaut de jeunesse : vouloir montrer qu on a plein d idées. Une fois qu on a une idée, donc, qu on l a un peu construite, façonnée, on peut alors et seulement alors se demander si elle est bonne. Non pas seulement bonne en elle-même, mais si cette idée peut intéresser les enfants. Oui, c est une question qu il faut se poser assez rapidement, mais pas tout de suite. Il faut tourner autour d abord, la faire mijoter pas mal de temps. Aux gens qui n ont en général pas d idée, vous leur racontez une petite anecdote qui vous est arrivée, un petit incident de la vie, ils vous disent : - Tu devrais écrire un livre là-dessus! - Non. C est une mauvaise idée! C est à vous de savoir si le petit incident de la vie auquel vous avez assisté ou dont vous avez été l actrice ou l acteur est une idée de livre. Personne ne vous donnera une bonne idée de livre sur ce qui vous est arrivé. Une fois que cette idée s est un peu solidifiée, qu elle peut intéresser un enfant, il faut rapidement vous demander si c est un livre. Je veux dire : c est peut-être un film, et alors c est une idée riche qui a besoin d un long développement, ou alors seulement un dessin et ça ne tient pas pour en faire un livre. Cette idée doit être simple. C est un peu comparable à une nouvelle par rapport à un roman. Une nouvelle tient en général sur une petite idée, une atmosphère, un personnage ou deux, pas une foule de choses. Les personnages, c est important, évidemment Un livre peut partir d un personnage. Il faut que ce personnage soit attachant, il faut qu on puisse s y identifier. C est un peu bête de dire ça, mais c est comme pour un roman. Non, pas exactement, on peut faire un livre sur une lampe. Une pauvre petite lampe cassée qui voudrait bien être une belle lampe mais on la jette dans la poubelle, elle étouffe sous les épluchures de légumes, elle se noie, au secours, à l aide Non, c est plus facile de commencer une carrière d auteur de livres jeunesse en n écrivant pas une histoire d une pauvre petite lampe cassée. Quoique! En fait si vous êtes original, vous pouvez écrire sur tout, évidemment. Étre original dans son idée : il ne faut surtout pas avoir ça comme obsession, on rate toujours son but dans ce cas-là, c est une question qu on peut se poser après l écriture : est-ce que cette histoire n est pas d une banalité consternante? Une question qu il faut se poser aussi : on est fait pour quoi? Est-ce qu on est fait pour écrire une fiction ou un récit du quotidien?

4 Il n y a pas de miracle. Si on n aime pas la lecture, si on n a jamais rien lu ou presque, il ne faut pas faire des livres pour la jeunesse et plutôt, s il vous plaît, pas de livre du tout d ailleurs. Mais si on aime les livres, si on a aimé beaucoup les livres, alors c est un signe. On peut essayer de s y mettre à son tour ; on peut essayer. Et là on doit se demander pour quel genre de livre on est fait. Soit on aime inventer, soit on n aime pas inventer. Il n y a pas de règles, on peut faire un livre très terre à terre et très amusant. Le tout c est d avoir du recul sur ce qu on voit, observer, avoir un univers intérieur qu on va essayer de reproduire pour donner envie au lecteur d y entrer. Évidemment, plus on a lu et vu, plus cet univers est riche. On n est pas auteur de livres pour enfants si on n a aucun univers. Si. On peut être auteur, mais on est mauvais. Il y en a beaucoup. Mais ceux qu on aime ce sont ceux qui ont un univers particulier, c est certain. Un livre pour enfants est d abord un livre d images C est un livre d images, soutenu ou non par un texte. Il y a des livres sans texte. Ou simplement un mot. Mais un livre pour enfants est fait pour des enfants de zéro, disons à huit-dix ans. C est donc un livre qu un enfant qui ne sait pas lire peut «lire» tout seul. Ce sont donc des images ; plus important, je disais, que le dessin lui-même, c est sa mise en valeur, les couleurs, la mise en page surtout, parce que les couleurs sont une affaire de goût. En tant qu éditeur, il arrive évidemment souvent que je publie un livre que je n aime pas comme couleurs, qui ne sont pas du tout les miennes. Ce n est pas mon goût. Ceci ne m empêche pas de le trouver bon. La mise en page La mise en page est confiée à l éditeur et son équipe, mais si on met en page soi-même c est mieux, ça veut dire qu on a une idée de l harmonie - ce qui est capital dans la vie - mais encore plus important quand on fait des images. Mettre en page, techniquement, c est savoir utiliser un outil, c est simple, tout le monde peut le faire. Avant, on faisait ça avec des ciseaux, maintenant avec un ordinateur, et c est plus propre et plus rapide. Pour le présenter, il faut regarder dans les librairies comment sont faits les livres, quels formats ils ont. Aller voir. Être curieux de ce qui existe déjà. Ne pas faire comme premier livre des tableaux à l huile de deux mètres sur trois, ni des livres de huit cent pages, mais une fois que vous êtes connus, vous pouvez y aller. Il y a seulement un petit peu de boulot avant.

5 Grégoire Solotareff Conseils d un éditeur Pour terminer, je vais vous parler du livre vu par moi «auteur», les petites recettes. Peut-être est-ce cela que vous attendez depuis le début? En fait, autant vous le dire tout de suite, il n y a pas de recettes. Ou plutôt, il n y a pas de recette pour réussir un livre ou pour qu il marche, évidemment. Ça se saurait. Donc rapidement, une petite cuisine : 1. Se renseigner : format, pages, etc. Être à peu près dans la norme technique pour avoir une petite chance d être lu. 2. Être à l aise avec son matériel de dessin, pour prendre du plaisir et non faire un devoir. Ça se voit tout de suite, un devoir. Et les bons devoir sont parfois pire que les mauvais. 3. Une fois qu on a l histoire, la découper en séquences à illustrer. Grosso modo vingt pages, vingt séquences-type à illustrer si on choisit de faire deux images par double page, la moitié si on ne fait que des doubles pages. 4. Mettre en page les masses à dessiner, assez rapidement, c est-à-dire faire ce qu on appelle un chemin de fer : c est comme un story-board du livre entier, comme une petite BD du livre. 5. Faire les dessins correspondants aux cases du chemin de fer. 6. Revoir le texte, parfois inutile si on dit la même chose en images qu en mot, ne pas se répéter, ne pas être redondant. 7. Étaler ou accrocher ses images sur son mur pour avoir une vue d ensemble et percevoir la cohérence de tout le livre, que ça ne soit pas vingt images disparates, qu il y ait une harmonie, encore une fois, de l ensemble. Fondamental, l harmonie. 8. S attaquer à la couverture. Il y en a qui commencent par ça tellement c est important. C est ce qui va donner envie d ouvrir le livre. Et c est ce qui peut donner envie de le faire. C est mon cas, je commence toujours par la couverture. Et je la change une fois sur deux lorsque le livre est fini mais peu importe. La couverture n est pas une affiche mais elle doit avoir son impact, dire l essentiel du livre sans tout dévoiler. 9. Mais pour nous c est la fin. Comme c est un livre pour enfant c est évidemment du personnage ou des personnages qu il s agit, et l idée principale est de dire de quoi ça parle, sans dire la fin bien sûr. 10. Ah oui! Une fois que tout est fini, qu on estime avoir fait son travail, on doit se poser la question : «Est-ce que c est un livre attirant, gai, ludique, intéressant. Est-ce qu on l achèterait?» Si la réponse est non, il ne faut pas le montrer et alors on recommence, ou on abandonne. On aura essayé.