Éléonor Jacques PÉRIER de SALVERT ( )

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1 Éléonor Jacques PÉRIER de SALVERT ( ) 1783) Lieutenant de vaisseau Fondateur de la loge La Triple Espérance à l Orient de Port-Louis dans l Île de France Par Jean-Marc VAN HILLE Loge maritime de recherche La Pérouse 1. LES PREMIÈRES ARMES Dans l Histoire maritime, les exemples ne sont pas rares de lignées d officiers qui, génération après génération, se sont illustrés, glorieusement ou pas, mais ont d une façon ou d une autre laissé un nom dans les archives. Ainsi les fils, frères et cousins du grand Colbert 1, les familles Des Nos, Duquesne, d Estrées, Gabaret, etc. La famille Périer 2, originaire du Havre, en est un autre exemple : le grand-père Périer, capitaine au commerce en 1654 ; le père ( ), capitaine de vaisseau anobli en 1726 et qui devient donc Périer de Salvert ; les deux fils : Etienne ( ), dit Périer l Aîné, un des bons officiers du roi, sachant bien son métier 3 et Antoine-Alexis ( ), dit Périer le Cadet ; le premier, né au Havre, a commandé en second le vaisseau Achille de la Compagnie des Indes et s empara du fort d Arguin dont les Hollandais s étaient rendus maîtres. Il finit capitaine de vaisseau après 70 ans de service. Le second, né à Dunkerque, chef d escadre, put revenir vivant de Louisbourg. Tous deux avaient fait leurs débuts avec Forbin et Duguay-Trouin ; Antoine-Alexis était capitaine corsaire en 1712 à bord du Lion avec lequel il fit 38 prises, garde de la Marine de la Compagnie des Indes de 1721 à 1724, après avoir commandé le Neptune de 10 canons l année précédente, lieutenant de vaisseau commandant les troupes en Louisiane en 1730, combattant les pirates de Salé à Larache huit ans plus tard, capitaine de vaisseau en 1741 au commandement du Dauphin Royal puis chef d escadre ; Etienne qui commença à naviguer à 8 ans à la Compagnie du Sénégal, ancêtre de la seconde Compagnie des Indes, avant de commander les Saint Alban, Jason, Duc du Maine sur la Guinée ou Saint-Domingue où il fut commissaire de la Compagnie chargé de régler les contentieux occasionnés 1 Nous citerons le bailli Antoine de Colbert ( ), Charles Colbert de Croissy ( ), François Colbert de Saint-Mars ( ), Jean-Baptiste Colbert de Torcy ( ), Charles Colbert du Terron ( ) qui créa le port de Rochefort, sans oublier M. de Colbert-Turgis qui épousa la fille de l amiral d Albert de Rions, et dont descendent les familles Colbert encore présentes en France de nos jours. 2 Ou Perrier, selon les sources. 3 Archives nationales, fonds Marine, C 1 161, 166 cité par G. Lacour-Gayet. 1

2 par des employés indélicats, capitaine de vaisseau en 1738 à bord des Griffon et Bourbon avec lequel il prit le Northumberland Le tableau de carrière des Périer de Salvert Eléonor Jacques est cité en bas à droite. (Archives nationales, Fonds Marine, C 7 242) Voilà une belle ascendance pour le jeune Eléonor Jacques ; trois générations d ancêtres qui ont sillonné toutes les mers, servi le roi Louis XIV, le Régent, le roi Louis XV ; qui ont navigué avec d illustres marins comme Jean Bart, Pointis, St Pol- Hécourt, se sont battus à terre quand les circonstances de la guerre l imposaient, ont traversé de multiples conflits, essuyant ça et là quelques blessures puis, la paix revenue provisoirement, s engageant dans la Compagnie des Indes non pour y faire fortune, mais pour continuer à servir. En effet ils ne sont pas riches ; en 1754 ils sollicitent des 2

3 pensions mais aussi des honneurs tels que la croix de Saint Louis. Les deux leur sont accordées par un roi qui aimait ses marins plus qu on ne l a dit. Etienne, le fils aîné, qui cumule 31 campagnes, 10 commandements, 10 combats, 4 abordages, plusieurs blessures et quantité de prises, outre plusieurs sièges par terre du temps de Louis XIV 4, meurt à Morlaix le 31 mars Son frère Antoine-Alexis, capitaine de vaisseau et chevalier l Ordre de Saint- Louis, décédé à Versailles alors qu il était directeur du Dépôt des Cartes, eut trois fils dont Eléonor 5 Jacques ( ) qui nous intéresse aujourd hui. Il est né à Brest le 14 novembre 1748, un mois après le Traité d Aix-la-Chapelle qui mit fin à la guerre de Succession d Autriche, et fut ondoyé le même jour. Il ne fut baptisé que le 3 juin 1749 en la paroisse St. Louis par son curé, l abbé Moraër, et reçut les prénoms d Éleonor Jacques Marie Stanislas. De sa jeunesse on ne sait rien. Comme beaucoup de jeunes nobles attirés par la mer, il est entré aux gardes de la Marine le 5 avril 1762, à l âge précoce mais habituel de 14 ans. Acte de baptême (Archives nationale, fonds Marine, C 7 242) Le passage par l École des gardes était obligatoire pour les jeunes nobles, fussent-ils anoblis de fraîche date. Ceux qui transgressaient l usage, comme d Estaing 4 VERGÉ-FRANCESCHI Michel, Les officiers de vaisseaux issus de la Compagnie des Indes 5 Eléonore sur l acte de baptême, généralement Éléonor ou parfois Léonor dans les autres archives. 3

4 ou Bougainville, ont traîné toute leur carrière une réputation sulfureuse d «intrus». D Estaing n a cessé de se l entendre reprocher, à tous niveaux de la hiérarchie, et bien entendu surtout par la noblesse car il était très bien apprécié de ses équipages! Sous Louis XIV il n y avait pas d âge exigé, de 11 à 23 ans, le plus souvent de 14 à 16, et la formation était axée sur les mathématiques. Le jeune garde gagnait 216 livres par an mais sa famille devait le «subventionner» à hauteur de 450 livres. A partir de les jésuites ont assuré la formation et les matières enseignées étaient l écriture, l arithmétique, le dessin, l escrime et la danse, le maniement d armes, la construction navale, le canonnage et l hydrographie. Deux jésuites, les pères Fournier et Lhoste, se distinguèrent dans cet enseignement et laissèrent des traités qui firent longtemps autorité. En 1749 toutefois ils cessèrent de plaire, le ministre jugeant leurs cours dépassés. En 1763 les jésuites furent expulsés et pendant deux siècles, le cours d hydrographie de Bézout leur succéda 7. L année suivante la réforme de Choiseul entraîna une réduction des effectifs et l enseignement fut confié exclusivement à des professeurs de mathématiques 8. L année où Eléonor Périer de Salvert entre à l école, le commandant de la Marine à Brest est le comte Aymar Joseph de Roquefeuil ( ), capitaine de vaisseau depuis 1746, et celui de la compagnie des gardes, Monsieur Paul-Osée de Bidé de Chézac ( ). Mais le ministre de la Marine, Berryer, est un «terrien», ancien lieutenant de police avant d entrer au Conseil d État, qui ne connaît rien à la mer et sera, par ses lenteurs, responsable des plus grands désastres 9 de la guerre de Sept Ans qui fait encore rage. Le jeune Léonor doit regretter de ne pas pouvoir y participer, ce qui ne l empêche pas d embarquer sur les vaisseaux le Diligent, l Union, les frégates la Licorne et la Légère. Le 15 août 1768 il est enseigne de vaisseau. Analysons le relevé de ses navigations tel qu'il apparaît dans son dossier personnel dans le Fonds Marine des Archives nationales. Son premier embarquement, dès la sortie de l'école des gardes, fut sur le Diligent de 74 10, qui venait d'être lancé par les chantiers de Lorient et avait été financé par les régisseurs de la Poste. Éléonor n'y resta que six semaines et embarqua du 11 mai au 6 septembre 1764 sur l'union de 64 11, vaisseau qui nous est bien connu pour avoir été co-financé par les loges maçonniques bretonnes 12. Suivirent la Licorne et la Légère 13, deux jolies frégates de 32 canons également fraîchement sorties des 6 Révocation de l Édit de Nantes. 7 Cours de mathématiques à l usage des gardes du Pavillon et de la Marine, par Bézout, de l Académie des Sciences et de celle de la Marine, Examinateur des Gardes du Pavillon et de la Marine, des Élèves et Aspirants du Corps de l Artillerie, Etc.A Paris, De l Imprimerie de Baudelot et Eberhart, rue S. Jacques, n 30 8 VERGÉ-FRANCESCHI Michel, conférence donnée en Sorbonne le 12 janvier VERGÉ-FRANCESCHI Michel, Marine et Éducation sous l Ancien Régime. 10 Campagne de Lorient à Brest. 11 Campagne d'évolution. 12 Voir Le vaisseau de 64 canons l'union, in Volume II des Travaux de la loge The Link, Croisière en Guadeloupe. 4

5 Détail du tableau ci-dessus (Archives nationales, fonds Marine, C 1 175, 181, 182, 184) chantiers de Brest et du Havre, jusqu'au 22 juillet 1767, puis à nouveau l'union de décembre 1770 à juillet Ses états de service devaient être excellents car même si le cotre le Furet de 6 canons, lancé à Bordeaux en 1770, était un petit navire, il n'en constituait pas moins le premier commandement de notre jeune officier. Périer resta en fonctions d'août à novembre 1772 et débarqua, probablement sans savoir qu'il resterait à terre plus de deux ans et demi! A-t-il participé à bord du Furet à l'escadre d'évolution que le ministre Bourgeois de Boyne avait confiée à l'amiral d'orvilliers? C'est très vraisemblable car cette escadre comportait 3 vaisseaux, 6 frégates, 3 corvettes et 3 cotres, et rentra à Brest le 6 septembre après avoir croisé dans le golfe de Gascogne et poussé jusqu'aux côtes portugaises. La France n'était alors plus en guerre ; celle de Sept Ans ( ) l'avait passablement ruinée et si Choiseul avait su mener à bien une politique agressive et efficace de remembrement de la flotte en lançant un programme de constructions navales, beaucoup d'officiers devaient encore attendre un embarquement plus longtemps qu'ils ne l'eussent souhaité. La paix avait entraîné la reprise des expéditions scientifiques ; Marion Dufresne était parti l'année précédente dans les terres australes, jusqu'en Nouvelle Zélande et en Tasmanie ; Cook de son côté explorait les îles Marquise, les nouvelles Hébrides et la Nouvelle Calédonie ; Kerguelen découvrait les îles de la Désolation et celle à laquelle il donna son nom... 5

6 Mais de l'autre côté de l'atlantique déjà, les premières frondes populaires qui allaient mener à la Déclaration unilatérale d'indépendance le 4 juillet 1776 se manifestaient. L'année 1773 fut calme ; le gouvernement la mit à profit pour créer une Ecole royale de Marine au Havre, sous l'impulsion du ministre Bourgeois de Boyne et la proposition du professeur de mathématiques Bézout. Cette école devait insérer dans les programmes beaucoup plus d'exercices à la mer que par le passé, mais elle n'eut qu'une courte existence. Le commerce international reprenait avec vigueur, y compris malheureusement celui de la traite ; en navires partirent pour Saint Domingue, 106 pour la Martinique, 48 pour la Guadeloupe et 13 pour la Guyane 14. Éléonor va mettre ce temps mort à profit pour mener à bien un projet qui lui tient à coeur depuis longtemps : se faire recevoir dans la franc-maçonnerie, en l'occurrence par la loge de L'Heureuse Rencontre où il connaît déjà de nombreux officiers de marine 15. La loge avait été créée le 6 novembre 1745 par la loge L Anglaise n de Bordeaux, et sur l initiative d un armateur et d un commissaire de la Marine, et tenait donc sa constitution de la Grande Loge d Angleterre. Cette constitution fut remplacée en 1772 par la Grande Loge de France, puis l année suivante date officielle de sa création - par le Grand Orient 17. La situation était compliquée car la loge fédérait en fait plusieurs autres loges dont il ne reste plus trace. Les débuts n en furent pas faciles. Lors de son passage sous la coupe du Grand Orient, des conflits personnels surgirent. Ainsi le 9 août 1773, la loge demanda l exclusion des loges régulières de la loge La Constance que l on soupçonnait d accueillir rien moins que des bagnards et qui, depuis le départ de son Vénérable Sauvat, tient des assemblées irrégulières, comme sa conduite! On va même jusqu à accuser un certain Benoît Luzen d avoir proposé à un visiteur de lui communiquer tous les grades moyennant la somme de douze francs Le 9 octobre enfin, les Constitutions lui étaient accordées 18. Éléonore Périer de Salvert y fut initié le 13 août 1774, (le registre mentionne Réception du professeur Perier de Salvert âgé de 26 ans, officier de la marine du Roy). Sur les Colonnes, entre autres, on pouvait voir les Frères Floriot de Langle, Linois, La Pérouse, MacNamara, Bruix et Cosmao Kerjulien, les seuls qui laisseront un nom dans l histoire avec Périer de Salvert VERGE-FRANCESCHI Michel, Chronique maritime de la France d'ancien Régime. 15 Le Tableau de loge de L'Heureuse Rencontre de 1786 mentionne 67 membres dont 30 officiers navigants et plusieurs commissaires, professeurs d'hydrographie et officiers de port. Voir l Annexe Qui ne portera ce numéro d ordre qu en Elle fut sans doute fondée vers 1732 par des officiers de la marine de commerce anglaise, lors d'une escale à Bordeaux. 17 LE BIHAN Alain, Loges et chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France. Le texte de la Constitution est à la Bibliothèque nationale, fonds maçonnique, Fm Voir Annexe III. 19 Bibliothèque nationale, département des Manuscrits, fonds maçonnique, Fm 2 186, Fm etc. On trouvera en Annexe 1 une liste plus exhaustive. 6

7 Éléonor fut élevé au degré de Compagnon le 22 août et exalté à celui de Maître le 9 septembre de la même année. On sait qu une telle progression était l habitude à l époque, mais on ignore la nature de sa qualité de professeur. On sait qu'il était membre adjoint de l Académie de Marine depuis , mais cela n'explique pas l'appellation, mystère qui n'est d'ailleurs pas le seul. En effet le relevé de ses embarquements ne mentionne pas l'indien, vaisseau de 64 racheté par le roi à la Compagnie des Indes en 1770 et utilisé pour les relations avec les Mascareignes et l Asie, et à bord duquel il serait parti en 1775 pour l'île de France, si l'on en croit le Dictionnaire de biographie mauricienne cité par Louis Rivalz Quenette 21. L'auteur nous dit que Périer de Salvert aurait obtenu l'autorisation d'y débarquer de façon à pouvoir... servir sur les bâtiments faisant les voyages d'inde en Inde, c'est à dire pour le compte de la Compagnie des Indes. A partir de 1765, il était en effet fréquent qu un garde de la Marine ou un jeune enseigne de vaisseau soit affecté sur un navire à destination de l océan Indien, dans un but de formation, sans pour autant exercer un commandement effectif. Il fallait pour ce faire que l armement fût accepté par le Conseil supérieur, donc par le roi, pour assurer le ravitaillement des Mascareignes. Les navires chargeaient également du fret particulier 22. Toujours est-il que lors de la Tenue du 27 mars 1775 de L'Heureuse Rencontre, après qu Éléonor eût demandé le troisième scrutin pour l'affiliation et la régularisation du Frère de Langle, il fut autorisé par la loge à... s'absenter des travaux pendant quelque tems sur la demande qu'il a fait S'agit-il déjà du projet de création d'une loge à L'Isle de France, ou plus simplement de l embarquement immédiat sur l Indien? Nous penchons pour cette dernière hypothèse car le 4 décembre de la même année, la loge demandant par lettre au Grand Orient de donner au F. Dudrenec, lieutenant de vaisseau en partance au mois de février pour l Inde, membre de l Heureuse Rencontre, de donner pour lui des pouvoirs d Inspecter toutes les loges de ce Continent et d y installer la Loge de l Isle de France, qui est en instance de Constitutions, de même que de régulariser les travaux de celles qu il feroit dans le cas de visites, et qui ne seroient munies d aucun pouvoir régulier En décembre 1775 Périer de Salvert était depuis longtemps dans l océan Indien. Dudrenec a-t-il été défaillant et son mandat a-t-il été cédé à Éléonor? Nous savons qu il n était pas membre de l Heureuse Rencontre. La question restera sans réponse. Selon Rivalz Quenette, Salvert embarqua dès son arrivée à Port-Louis sur le Curieux de la Compagnie des Indes, capitaine François Ernault de Landéneuf, à destination de Pondichéry, où il fut affecté de mai à octobre à la Tourterelle, frégate de 32 construite à Bordeaux en 1770, puis en mars 1776 au vaisseau le Brillant de 64 lancé à Brest l'année précédente et à la Pourvoyeuse où il restera d'abord du 3 septembre au 9 octobre puis, après l'intermède de l'enighead, du 9 au 29 décembre L'Académie de Marine, fondée en 1752 par Bigot de Morogues, comprenait des membres ordinaires, libres, adjoints et honoraires. Nous remercions le contre-amiral (2S) J.-P. BEAUVOIS, secrétaire général de l'académie de Marine, de ces précisions. 21 Editions La Vauverdoise, Port-Louis, Île Maurice, Nous remercions le professeur Philippe HAUDRERE de cette information. 23 Bibliothèque nationale, département des Manuscrits, fonds maçonnique, id. 7

8 Le tableau de ses services à la mer laisse apparaître un blanc entre le Brillant et la Pourvoyeuse. Il semble que Périer de Salvert soit revenu en France puisqu en 1777 nous le trouvons membre de la loge brestoise Militaire de la Marine, nouvellement créée sous le patronage de l Heureuse Rencontre et la Triple Alliance, et qui succédait à la loge l Accord Parfait et Harmonique 24 dont le Vénérable était l inévitable Frère Beuvier de la Louërie, un jeune enseigne de vaisseau aussi prétentieux qu ambitieux et qui sema une véritable zizanie dans les loges brestoises de l époque. La demande de Constitutions en avait été présentée par le Frère de la Chaussée le 4 août 1775 sous le titre Loge de la Marine. Plusieurs officiers du régiment du Beaujolais en furent les fondateurs, aux côtés de nombreux officiers de Marine toulonnais et bordelais. La naissance de la nouvelle loge se fit dans la douleur. 2. LA TRIPLE ESPÉRANCE Le jeune officier débarque de la Pourvoyeuse à Port-Louis le 29 décembre 1778, où il va rester jusqu au 16 mai 1779, date à laquelle il mettra son sac sur la Consolante. En effet le chirurgien major de l escadre a déjà jugé sa santé compromise la veille de sa prise de fonctions, le 8 décembre, et lui ordonne le repos que Périer va mettre à profit pour fonder une loge, La Triple Espérance. En son absence, la Pourvoyeuse s est emparée du vaisseau anglais Osterley au large du cap de Bonne Espérance. La prise est partagée entre l équipage, mais Salvert est oublié! Il plaide l absence involontaire, qu il était malade à terre sans être débarqué administrativement et se déclare assez puni de ne pouvoir partager les fatigues de ses camarades. Il a d ailleurs remis à M. de Montigny qu il a rencontré à la mer une copie des pièces qui appuient ses droits à une part dans la prise de l Osterley. On lui demande La part dans une prise est le prix du danger que l on a couru pour la faire et la récompense de la valeur. Celui qui étoit à terre pendant que la prise a été faite est-il dans ce cas-là? Mais l île est séduisante et il y fait bon vivre Le port offrait presque les avantages d une station européenne, écrit La Varende. Bourbon 25 n apportait aux navigateurs qu une relâche agréable mais médiocre, quand l Isle-de-France les comblait. Edénique, l île semblait avoir été la Tahiti du XVIII e siècle. Les souvenirs voluptueux, les récits enthousiastes des marins, avaient créé autour d elle une légende de délices 26 Suffren, qui craignait pour la vertu de ses équipages, surnommait l île la Gueuse parfumée! C est donc sur cette île paradisiaque que Périer de Salvert va créer sa loge, avec l assistance du lieutenant de vaisseau François Camille Ledre de la Serrée et du chirurgien major Lecouat. Il existait sur l'île, et depuis le 21 septembre 1765, une loge de la Grande Loge de France, Saint-Jean de la Philadelphie, constituée par un capitaine de brûlot de la Compagnie des Indes, Jean-François Le Maître de Moulu 27, qui avait navigué pour la 24 Bibl. nat., fonds maçonnique, Fm 2 186, Fm Aujourd hui l île de La Réunion. 26 La Varende, op. cit. 27 LE BIHAN Alain, Loges et Chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France, 8

9 Compagnie de 1740 à 1760 puis avait acheté, comme neuf de ses confrères, une plantation sur l'île de France 28. Dans des conditions douloureuses, la Grande Loge de France avait dû se dissoudre en 1773 et la même année naissait le Grand Orient de France. Le 22 octobre, son Grand Maître, Philippe d'orléans, duc de Chartres, était installé. L'Obédience commençait mal en mettant à sa tête un homme méprisable et, qui plus est, le plus médiocre officier que la marine ait jamais connu. L'administrateur général de l'obédience, Charles de Montmorency Luxembourg ( ), souhaitait implanter des loges dans l'océan Indien, à commencer par les colonies françaises et dès 1776, avait fait part de ce projet aux membres de la loge de L'Heureuse Rencontre de Brest. Périer de Salvert était alors déjà installé à Port-Louis et se trouvait donc être l'homme de la situation puisqu'il était très certainement resté en contact épistolaire avec sa loge mère. Selon Rivaltz Quenette, en février 1777 Salvert fit un voyage à l'île Bourbon et y rencontra des francs-maçons désireux eux aussi de créer une loge. La Parfaite Harmonie à Saint-Denis reçut ses Constitutions du Grand Orient le 14 août de la même année. La loge essaima aussitôt à Saint-Paul, en créant L'Heureuse Réunion qui fut constituée le 4 septembre 29. Le titre distinctif de la loge de Saint-Denis laisse supposer qu'il pouvait avoir existé auparavant des loges militaires à Bourbon, car deux loges, portant le même nom, existaient en métropole, et toutes deux fondées par le Frère Beuvier de la Loüerie, à Rochefort en 1762 et à Toulon en Ces loges, bien qu'ayant l'aval du Grand Orient, n'en étaient pas bien vues du fait de la personnalité de leur fondateur qui prétendait être Vénérable à vie des loges portuaires de la Marine 30. Les rapports négatifs qu'avait faits le chanoine Pingré, alors inspecteur des loges, n'y étaient pas pour rien. Rivalz Quenette donne une preuve qu'existait bien au moins une loge avant 1777, en citant un rapport envoyé en 1754 par le préfet apostolique des Lazaristes à l'archevêque de Paris, qui écrivait... Il est vrai que la comédie et les loges des francsmaçons sont supprimées depuis longtemps 31. Toujours est-il qu'à Port-Louis, Périer de Salvert eut, semble-t-il, quelques difficultés à recruter. Il prospecta d'abord dans les milieux maritimes et bientôt Michel Sirandré, ingénieur hydrographe qui avait été initié à Saint-Malo, lui présenta à l'automne une demande de constitution au nom des Frères Dumolard, pharmacien de la marine, Duclos-Guyot, capitaine de port, de Chauvallons, commissaire, Desvallons-Macé, officier de marine et cinq autres Frères. Périer de Salvert devant rembarquer pour les Indes, les choses en restèrent là. Il avait été promu lieutenant de vaisseau le 14 février 1778 et fut à nouveau affecté à la Pourvoyeuse. Du 9 octobre au 9 décembre, il prend le commandement de l'équipage de 28 HAUDRERE Philippe, La Compagnie française des Indes au XVIII e siècle. 29 Alain LE BIHAN mentionne bien ces loges, mais pas le voyage de Périer de Salvert. 30 Voir notre Dictionnaire des marins francs-maçons, Volume I des Travaux de notre loge. 31 MAMET Joseph, Les Lazaristes, fondateurs de la Chrétienté de l'ïle de France, diocèse de Port- Louis, 1972, cité par L. RIVALZ QUENETTE in La franc-maçonnerie à l'île Maurice. 32 La concordance des dates entre ce qu'écrit RIVALZ QUENETTE et celles qui apparaissent sur les états de service de Salvert est à prendre avec prudence. Ainsi l'auteur dit que la demande de Sirandré lui est parvenue le 16 octobre 1778 alors qu'à cette date il commandait l'enighead! Nous avons donc préféré, par prudence, écrire «à l'automne 1778». 9

10 prise du navire danois Enighead qu'il doit ramener à l'île de France, ce qu'il fait le 9 avant de rembarquer sur la Pourvoyeuse mais il tombe malade en route et débarque à Port-Louis le 29 décembre 1778, nous l'avons vu plus haut. En revanche nous ignorons si le chirurgien major qui l'a déclaré malade est le Lecouat avec qui il va fonder La Triple Espérance. Ici, nouvelle incompatibilité théorique entre le récit de Rivalz Quenette et les archives de la Marine 33 : l'auteur écrit... Pourtant ce ne fut que le 11 décembre 1778 que Périer de Salvert, assisté de Ledre de la Serrée et de Lecouat, également Sublimes Princes Rose-Croix, y jetèrent les bases des Hauts Grades Capitulaires. Il s'agit là d'une réunion régulièrement convoquée, car l'estampe qui orne la correspondance du présent chapitre de La Triple Espérance porte toujours cette même date. Ce fut lors de cette réunion que fut décidée la création d'une loge qui porterait le signe distinctif La Triple Espérance [...] Le 18 décembre 1778, à une heure de l'après-midi, lors d'une réunion tenue chez M. Ricard de Bignicourt... fut créée La Triple Espérance à l'orient de Saint-Louis [...] Périer de Salvert dirigea lui-même les premiers travaux qui commencèrent le 23 décembre suivant [...] Le 25 décembre 1778, Périer de Salvert passa la présidence à Ricard de Bignicourt et, le 30 du même mois, quittait l'isle de France sur La Pourvoyeuse après avoir remis à la loge une charte provisoire. Or le 11 décembre Périer de Salvert était en mer, malade, et n'arriva à Port-Louis que le 29, où il restera plus de quatre mois. Il semble donc qu'il faille décaler en conséquence les dates données par l'auteur de La franc-maçonnerie à l'île Maurice, sauf à considérer que ces visites ont eu lieu alors que la frégate de Salvert était en escale à Port-Louis pour aiguade ou approvisionnement, ce que les archives de la Marine ne précisent pas 34. On ignore qui décida du choix du titre distinctif de la loge. Diverses hypothèses ont été avancées, toutes aussi incertaines. En mai 1779 Périer de Salvert quitta Port-Louis pour embarquer sur la Consolante de 40. Le 13 septembre 1780, il prit le commandement de la frégate la Subtile de 24 qu il garda jusqu au 19 septembre 1781, année où nous le retrouverons plus loin à bord de la Fine de 36 dont il prendra le commandement à Port-Louis en novembre. Alors qu il est sur la Consolante le 20 septembre 1779, il présente sa demande de la croix de Saint Louis, appuyé par son commandant qui écrit Monsieurt de Salvert, lieutenant de vaisseau employé actuellement sur la frégate Le Consolante, a l'honneur de vous écrire pour vous faire la demande de la Croix de St Louis dont plusieurs de ses cadets viennent d'être décorés, Il est vrai que son ancienneté au service est postérieure à la leur mais si cette grâce peut s accorder au zèle, au talent et au désir de servir utilement, Mr. De Salvert est fondé à la réclamer, c est un sujet vraiment digne de vos bontés. Mais revenons à l'histoire de La Triple Espérance. Il semble qu'elle connut un beau succès dans ses débuts, mais qu'elle n'échappa pas aux luttes de pouvoir qui ont assombri l'histoire des loges dès les origines de la 33 Archives nationales, fonds Marine, C Il faudrait pour cela dépouiller les journaux de bord de la série 4 JJ 74 à 85, ce qui dépasserait nos moyens! 10

11 franc-maçonnerie, et continuent de nos jours. Dès février 1779 des dissensions se firent sentir et une deuxième loge fut créée dont un rapport conclut à l'inutilité. Aussitôt commencèrent les excommunications réciproques, les refus d'inter visites etc. La Consolante ayant touché Port-Louis le 7 mai , Périer de Salvert fut invité à trancher le litige, mais les incartades de Ricard de Bignicourt avaient fait des dégâts. La loge travaillant toujours sous constitution provisoire, son statut était fragile. On accusa Ricard de Bignicourt de manœuvres douteuses Tout serait parfait si le cidevant F. Ricard de Bignicourt à qui les paquets ont été adressés ne les retenait pas par une conduite que nous ne voulons pas nous permettre de qualifier [ ] nous sommes parfaitement instruits qu il s occupe des moyens d élever un temple avec nos constitutions et qu il est puissamment secondé par quelques mauvais membres cidevant de notre atelier [ ] si le ci-devant Ricard s obstine à nous les retenir, nous vous prions de bien vouloir nous certifier par une pièce conforme que nous sommes la Triple Espérance formée par vous Ricard a donc reçu la constitution, mais il n en fait pas part à la loge. Pourquoi? Une nouvelle loge ayant été créée sur l'île Bourbon, le projet d'une Grande Loge provinciale vit le jour et La Triple Espérance fut conviée à en faire partie, dans l'espoir d'obtenir sa charte définitive plus rapidement. Là encore l expérience se solda par un fiasco et un nouveau contentieux surgit entre les loges de Bourbon et de l Isle de France. L espoir fut enfin récompensé puisque le 17 juin 1783 Périer de Salvert ne le saura jamais - la loge était enfin reconnue par le Grand Orient, avec rétroactivité au 21 décembre 1778, par une charte signée du duc de Montmorency-Luxembourg. Elle en profita derechef pour se retirer de la Grande Loge provinciale. Il en découla un litige qui ne trouva sa solution qu'en Le rôle de La Triple Espérance dans ce contentieux est trouble et fut, à l évidence, guidé par des ambitions personnelles. Son retrait brutal de la Grande Loge provinciale suscita des commentaires venimeux que l intention de la loge de la Triple Espérance a été d avoir recours à ce subterfuge pour empêcher la Grande Loge provinciale qui ne pouvait donc plus subsister aux termes des règlements du Grand Orient qui exige le concours de trois loges pour l établissement de toute Grande Loge provinciale. Que cette intention se manifeste aujourd hui sans équivoque, puisque la loge de La Triple Espérance vient tout juste de reconnaître l innocence du F. Ricard qu elle avait proscrit pour des inculpations très graves et qu elle a rappelé dans son sein. L atmosphère demeura tendue et le Grand Orient semble avoir conservé une certaine méfiance à l égard de la loge de Port-Louis. Ricard de Bignicourt bénéficiaitil d appuis en haut lieu? Sa réintégration semble le prouver car sa gestion avait comporté plusieurs irrégularités comme le cumul des fonctions de Vénérable, secrétaire et trésorier, le fait qu il ait fondé de nouvelles loges de sa seule initiative etc. Le calme revenu et désormais libre de ses mouvements, la loge essaima et régularisa plusieurs autres loges comme La Sincère Amitié ou Le Bon Choix. Toujours composée d'une majorité d'officiers de marine et la guerre avec l'angleterre étant terminée depuis 1783, elle créa à Pondichéry la loge La Fraternité Cosmopolite qui reçut sa Constitution le 23 novembre 1786, qui installa six ans plus tard Les Amis 35 Les dates de Rivalz Quenette sont données sous toutes réserves. 11

12 Réunis, dont la première demande de Constitution avait été présentée par la loge brestoise Les Elus de Sully. Entre-temps La Triple Espérance avait créé des loges à Madagascar et aux Seychelles, prouvant ainsi sa vitalité. La loge traversa la Révolution sans trop de remous, se contentant de remplacer les expressions Art Royal par Art Maçonnique et Trône par Orient, d'abroger les titres de chevalier et de prince et d'imposer les trois couleurs du nouveau drapeau aux sautoirs des Officiers. Le 22 mai 1796 le Vénérable Lapotaire de Long Fossés initia Robert Surcouf. L'Île de France, colonie française depuis 1715, fut reprise par les Anglais le 3 décembre 1810, date de la capitulation du général Decaen, alors qu'en juillet les Britanniques avaient été vaincus à la bataille de Grand Port. L'animosité des Anglais envers nos compatriotes put enfin s'extérioriser officiellement, de sournoise qu'elle était auparavant. Le Grand Maître provincial, Sir Robert Townsend Farquhar, fut nommé gouverneur de l'île. Le 19 août 1813 il recevait, dans le grand temple de La Triple Espérance, le Grand Maître de la Grande Loge d'angleterre, Lord Moira, qui se fit affilier à la loge. Les loges françaises et anglaises purent néanmoins cohabiter pendant plusieurs décennies, l'influence française diminuant toutefois notablement, quelques incidents troublant parfois la sérénité des travaux. Les deux Obédiences rivalisaient d'actions humanitaires, pour le plus grand bien de la population, par la construction d'écoles et de dispensaires où furent soignées les victimes du choléra de 1854, ou l'adoption d'enfants abandonnés. Le lundi 30 mai 1870, la loge organisa un grand bal maçonnique en l'honneur du Prince de Galles, Grand Maître de la Grande Loge d'angleterre. Bien que l'île fût devenue britannique en 1810, l'usage voulait encore que l'on portât un toast à l'empereur Napoléon III et au général Mellinet, Grand Maître du Grand Orient de France. Ce qui aurait pu provoquer un incident diplomatique prit au contraire une tournure heureuse puisque ce fut le Prince de Galles lui-même qui porta les santés après avoir salué dans leur langue les Frères français invités à la soirée de gala. Le Vénérable en chaire, le docteur Charles Poupinel de Valencé, prononça l'allocution suivante : «Prince, la loge La Triple Espérance en vous ouvrant les portes sacrées de son temple, a voulu vous témoigner toute sa reconnaissance et vous exprimer toute sa joie. Vous avez daigné, Prince, répondre à notre invitation ; votre souvenir dans le coeur des maçons de La Triple Espérance sera toujours bien doux. Dans ce temple où nous avons coutume de nous réunir, notre but est l'étude de la morale. Nous enseignons à nos frères la vérité et sa liaison intime avec la sagesse. Notre ordre est basé sur les principales vertus chrétiennes : Foi, Espérance et Charité, Nous demandons à nos frères le culte de la famille, le dévouement à l'etat et l'obéissance aux lois de notre ays, Comme devoir : respecter l'infortune et tendre toujours une main amie à l'indigence. Ce qui ajoute plus d'éclat à la solennité de cette fête, c'est l'union fraternelle de deux des grandes nations du monde ; l'angleterre et la France. Fondé en 1778 par Périer de Salvert, lieutenant de vaisseau de la marine française, ce temple va bientôt atteindre son siècle d'existence, car huit ans encore, Prince, et il sera centenaire. Il vous était réservé par l'arbitre des destinées du monde de venir sceller, comme capitaine de 12

13 vaisseau de la marine britannique, cette union fraternelle et, comme prince du sang, de venir consacrer ce temple. Voilà ce qui cause notre joie, ce qui rendra La Triple Espérance à tout jamais glorieuse. Nous venons vous demander, et je suis heureux que ma voix vous le demande, de boire à votre santé, A la santé du Prince!...» 36. Mais l'union fraternelle et les bonnes relations ne tardèrent pas à se détériorer. En 1877, quand le Grand Orient supprima toute référence au Grand Architecte de l'univers, les membres de La Triple Espérance insistèrent pour être dispensés de cette disposition, et obtinrent gain de cause 37. Les relations avec les loges dépendant de la Grande Loge d'angleterre, qui contraignit tous ses membres à quitter les loges françaises sous peine de déchéance, furent néanmoins suspendues. Certains Frères s'affilièrent à la loge Friendships n 439 qui travaillait sous Constitution de la Grande Loge d'ecosse. Les relations s'envenimèrent encore davantage en 1881 lorsque La Triple Espérance célébra la fête du 14 juillet, ce qui créa l'incident diplomatique auquel on avait échappé lors de la visite du Prince de Galles. La loge devait également faire face aux sentiments férocement antimaçonniques du nouveau gouverneur, Sir John Pope Hennessy, catholique conservateur, et de l'évêque de Port-Louis. La haine des pouvoirs temporel et spirituel généra un climat de zizanie au sein de la loge que beaucoup de ses membres avaient déjà quittée sur l'injonction de la Grande Loge d'angleterre. Pour comble de malheur, le 29 avril 1892 un cyclone dévasta la région. Les Frères de La Triple Espérance dépensèrent le peu qu'il leur restait en caisse pour venir en aide aux victimes, et durent réparer les dégâts occasionnés à leur Temple par la tempête. Il leur fallut emprunter, non sans difficulté car les banques refusaient leur confiance. La position prise par le Grand Orient en 1877 concernant le Grand Architecte occasionnait toujours des remous, mais on a vu que La Triple Espérance avait reçu dispense d'appliquer la nouvelle règle. Au grand dam de la rue Cadet, le 29 avril 1898 la Grande Loge d'angleterre prenait acte de cette dispense et déclarait [qu'] il n'y a aucune raison à ce que les Frères de ces loges ayant été ainsi initiés ne puissent être affiliés aux loges travaillant sous la Constitution anglaise, aussi longtemps que ceux-là acceptent la croyance en Dieu comme étant un «landmark» essentiel de l'ordre 38. A l'aube du nouveau siècle, les caisses de la loge étaient vides. Totalement isolée face aux loges britanniques dont beaucoup lui manifestaient une agressive hostilité, souffrant du désintéressement total du Grand Orient, elle chercha les possibilités de s'affilier à la Grande Loge de France ou même à une loge américaine, Les diverses démarches échouèrent. En 1924 il n'y avait plus que neuf Frères sur les Colonnes dont aucun ne voulait assumer le Vénéralat. Le 16 avril la loge fut mise en sommeil. Elle reprit ses Travaux cinq ans plus tard après un lamentable procès concernant l'usufruit du Temple pendant la période d'inactivité. Le 21 novembre 1928 le Grand Orient la réveilla officiellement, mais ses membres n'avaient plus de quoi payer les capitations et envisagèrent de vendre le bâtiment construit au temps de Périer de Salvert aux Anglais. La transaction ne put heureusement se concrétiser. 36 Archives personnelles. 37 MQ Magazine n 11, octobre RIVALZ QUENETTE L., op. cit. 13

14 Grâce à une importante subvention de la mairie, le temple fut partiellement reconstruit. Le Grand Orient avait exceptionnellement dispensé les Frères du paiement de leur cotisation pour 1932 mais une demande similaire pour l'année suivante fut rejetée, Toutefois l'obédience accorda une subvention de 3000 francs et un prêt de francs à moyen terme. Mais tous ces efforts furent ruinés à la suite d'un nouveau cyclone qui, en janvier 1945, détruisit totalement le Temple. Dans l'impossibilité financière d'engager de nouveaux travaux, le terrain et les murs restants furent vendus à l'évêché. En 1952 un temple plus modeste fut construit. Entre-temps, les relations avec le Grand Orient s'étant dégradées, les membres de La Triple Espérance manifestèrent le souhait de s'intégrer à la Grande Loge Nationale Française, dans l'espoir de se voir ainsi reconnus par les loges britanniques. La proposition fut rejetée et la loge demeura dans le giron du Grand Orient. En 2007 elle est toujours en activité. Pierre Mollier, archiviste bibliothécaire du Grand Orient de France nous a confirmé qu elle était «en pleine forme». Souhaitons-lui jolie brise pour les décennies à venir et revenons à Périer de Salvert! 3. LE COMMANDANT DU VAISSEAU LE FLAMAND DE 64 Après le désastreux Traité de Paris qui mit un terme à la guerre de Sept Ans en 1763, la France ne conservait aux Indes que cinq comptoirs, bien connus des écoliers d autrefois : Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Mahé et Yanaon. L Angleterre gardait la maîtrise absolue de l océan Indien et protégeait jalousement ses immenses territoires. Il fallait donc un bel optimiste au gouvernement français pour y envoyer, vingt ans plus tard, une division navale placée sous le commandement de Suffren 39, dans l espoir de reprendre une place tant convoitée. La guerre de l Indépendance américaine va favoriser l initiative et fournir à notre pays l occasion d une revanche qu à Versailles on espère éclatante. Les succès 39 Que Suffren ait montré une volonté inflexible et un courage peu commun ne suffit pas à le désigner pour figurer parmi les grands noms de la stratégie ou de la tactique navales. (CARON François, Le mythe de Suffren). 14

15 Planche de convocation à la Tenue du 11 décembre 1888 de La Triple Espérance rencontrés en Amérique par les Insurgents aidés par la France y sont pour beaucoup. De Brest à Ceylan il y a plus de dix mille milles et il faut environ trois mois à une escadre pour faire le voyage. La logistique rigoureuse indispensable à une telle campagne se met en marche : le 9 janvier 1781 Castries, ministre de la Marine, dépêche en Île de France la frégate Bellone 40, le cotre Sprightly qui naviguait encore récemment comme corsaire sous pavillon de Jersey, et la corvette de 14 canons Sylphide 41, commandée par le lieutenant de vaisseau Corbel de Killéau, avec mission d activer les préparation des vaisseaux en vue d une campagne de six mois. L action est d autant plus urgente que l Angleterre a déclaré récemment la guerre à la Hollande, et se prépare à envoyer aux Indes une flotte de cinq vaisseaux sous le commandement de l amiral Palliser 42. Il est donc urgent d approvisionner la colonie en personnel et en matériels. Le ministre envisage d y envoyer le régiment de Pondichéry, une ou 40 Qui sera prise en 1798 par le HMS Melampus et sera rebaptisée Proserpine. 41 Construite à Nantes en Archives nationales, fonds Marine, B

16 deux compagnies d artillerie de l Inde, quatre à cinq cents hommes du régiment d Austrasie, et trois à quatre cents novices matelots pour remplacer les pertes survenues dans les équipages des vaisseaux de Sa Majesté 43 Le total fait environ mille deux cents hommes. Le 28 janvier 1781 Suffren reçoit le commandement du Héros de 74, construit à Brest trois ans plus tôt. Les Sphinx 44, Artésien 45 et Vengeur 46 de 64, l Annibal de la corvette de 18 la Fortune 48 et treize navires de charge escortés par le cotre le Clairvoyant de 14 49, vont l accompagner. Le départ est prévu pour le 20 mars, mais la pénurie d équipements, les incidents divers et les querelles incessantes entre Suffren et le comte d Hector qui est chargé de préparer l escadre, le retardent quelque peu. Le ministre envoie la frégate de 32 la Fine 50, commandée par Ollivier de Saint Félix, prévenir les colonies hollandaises du Cap et françaises de Port-Louis des retards. Le navire quitte Brest le 14 mars, suivi huit jours plus tard par la flotte de Suffren. Nous passerons sur les événements qui se sont déroulés entre le départ de France et l arrivée à l Île de France, en particulier la bataille de La Praya et l escale au Cap, qui n entrent pas dans le cadre de cette étude. La route depuis le cap Vert avait été exécrable Suffren la qualifie lui-même «d affreuse» Vents contraires, tourmentes dans le printemps mal établi, maladies nombreuses, décès journaliers 51. Nous retrouvons Suffren le 25 octobre sur rade de Port-Louis, où il fait jonction avec l escadre de l amiral d Orves, de retour des Indes. Le spectacle devait être impressionnant : outre les navires venant de Brest, on pouvait voir les vaisseaux l Orient de 74 qui portait la marque du chef d escadre d Orves, le Bizarre, le Flamand, et le Brillant de 64, les frégates la Fine de 36, commandée maintenant par Périer de Salvert 52, et la Pourvoyeuse de 40 commandée par Morard de Galles, les trois corvettes l Argus, la Subtile et l Ajax et un brûlot, le Pulvérisateur - commandé par un homme qui fera plus tard parler de lui, Villaret de Joyeuse -, sans parler des navires de charge. Le 7 décembre les deux escadres quittaient le mouillage à destination des Indes. Deux mois plus tard Suffren prend le commandement de l armée navale, l amiral d Orves étant décédé de maladie. Le 6 février 1782 les escadres arrivaient en vue de Madras et se mettaient en attente. La mousson du nord ne facilite pas les manœuvres. Le 14 Suffren envoie Périer de Salvert reconnaître les approches de la rade ; il s agit 43 Cité par François CARON, op. cit. 44 Commandé par le capitaine de vaisseau Du Chilleau de La Roche. 45 Commandé par le capitaine de vaisseau Cardaillac, qui sera tué à La Praya. 46 Commandé par le capitaine de vaisseau Forbin (à ne pas confondre avec le comte de Forbin). 47 Commandé par le capitaine de vaisseau Trémigon l Aîné, qui sera tué à La Praya. 48 Commandée par le lieutenant de vaisseau Lusignan. 49 Commandé par le lieutenant de vaisseau de La Tullaye. 50 La frégate avait été lancée à Nantes en La Varende, Suffren et ses ennemis. 52 Fils d un bon marin de l Académie. Audacieux, vaniteux ; des faiblesses, mais quand même un nouveau type de jeune marin (La Varende). 16

17 de sonder les fonds, de repérer les courants et les vents dominants, les possibilités de mouillages sains et les risques que pouvait présenter le découpage de la côte 53. Pierre-André, Bailli de Suffren ( ) (Tous droits réservés) Périer s approche avec la Fine et, à sa grande stupeur, découvre que les vaisseaux anglais ont précédé les escadres françaises! Il tente de les identifier et reconnaît l Eagle, le Superb, l Exeter, le Burford, le Worcester, le Hero, le Monmouth, l Isis, le Rippon, le Coventry, le Seahorse, le Cormoran et le Valentin. En un mot, toute l escadre de l amiral Edward Hugues. Inférieure en nombre de vaisseaux à celle de Suffren, sans doute, mais néanmoins redoutable puisque les neuf vaisseaux britanniques totalisaient 592 canons Périer revient faire son rapport à Suffren. Il trouve l amiral parfaitement conscient du problème : rétablir la présence de la France dans ses territoires coloniaux d avant 1763, passe par une victoire rapide sur l amiral Hugues. Il a 770 canons, cela lui semble une garantie suffisante, bien que les conditions ne se prêtent pas à une attaque immédiate. Néanmoins l amiral hésite. Il convoque les capitaines des vaisseaux ; Périer n en fait pas partie. Informé de la décision de Suffren de ne pas attaquer, il s en étonne ouvertement et ne mâche pas ses mots. Suffren s en offusque mais ne sanctionne pas le jeune commandant de la Fine pour sa franchise. En d autres occasions il a prouvé la confiance qu il avait en lui comme manœuvrier et comme capitaine. Périer argue qu il est le seul à s être approché suffisamment pour savoir que les Anglais sont mouillés à une distance de la côte telle qu elle permettrait indubitablement à l escadre française 53 Ordre de Suffren daté du 21 février 1782 La frégate du Roi La Fine appareillera ce soir et fera route à l Est. Elle fera 20 lieues dans cette aire du vent et croisera trois jours dans ce parage, ne négligeant aucun moyen d avoir des nouvelles du convoi et de le rallier, elle le conduira à Porto Novo, lieu du rendez-vous. M. de Salvert évitera de se compromettre avec des forces très supérieures. Je me rapporte d ailleurs à son zèle et à sa prudence. 17

18 de s insérer derrière eux. Suffren est insensible à l argument et l envoie surveiller les mouvements de l ennemi, puis lui ordonne de rejoindre l escadre qu il a décidé d emmener vers Sadras, une centaine de milles plus au sud. Mais le convoi ne suit pas, la brise est soudain passée au nord-est et les navires se dispersent ; à l aube, Périer signale treize voiles entre lui et la terre. Hugues veut saisir l occasion qui lui est offerte sur un plateau de s emparer des navires de charge. Ceci est un exemple de ce que seront les divers combats du Coromandel 54 sous le commandement de Suffren, à l exception du dernier d entre eux qui eut lieu à Gondelour le 20 juin : indécisions de l amiral, ambiguïté des signaux par pavillons entraînant leur incompréhension et donc leur non respect par les capitaines, fureurs et pulsions irréfléchies 55 de Suffren, sanctions disproportionnées infligées à des officiers dont certains, excédés, demandèrent à être relevés de leur commandement comme le capitaine de vaisseau Tromelin, accusations non fondées de manque de patriotisme, voire de lâcheté, climat délétère que ne cessait de s amplifier dans l escadre, sentiment de mortification des officiers qui cherchaient peut-être à se venger, refus d obéissance, tout cela générait la confusion et le manque de succès de notre armée navale. Périer de Salvert doit souffrir de cette situation. A la suite de l abordage de la Fine par l Isis, François Caron écrit 56 [Cette anecdote 57 ] paraît sinon totalement inventée du moins fortement romancée comme pour venger Suffren de l affront que lui avait fait subir Salvert au mouillage de Madras, car Salvert, officier sans doute moyen, ne paraît pas avoir été homme à paniquer de la sorte. Mais il avait commis l imprudence de donner une leçon d audace à son chef! Quoi qu il en soit, si l anecdote avait été avérée, il est probable que Salvert n aurait pas reçu ultérieurement le commandement du Flamand ; néanmoins le souvenir le poursuivit jusqu à la mort. Mais les remarques véhémentes que Périer de Salvert à faites à Suffren ont eu des témoins, pas tous favorables au jeune capitaine. Ainsi le capitaine de brûlot Trublet de la Villejégu, qui connaît sans doute bien Léonor puisqu il est membre de la loge L Union de Lorient et a peut-être eu l occasion de le croiser dans les milieux maçonniques bretons, est très attaché à Suffren, et n accepte pas l inconvenance du commandant de la Fine. Il ne mâchera pas ses mots après le décès de ce dernier Il regrettera d avoir mortifié ceux qui scruteront sa conduite avec d autant plus de sévérité qu un pareil début permettait d exiger davantage de lui Un jour encore, et il descendait au tombeau avec la certitude de laisser sa mémoire pure et sans tache 58. Preuve absolue toutefois de la confiance que Suffren a conservée à Périer de Salvert, comme le fait remarquer François Caron, en juillet 1782 il lui confie le commandement du vaisseau Flamand de Pour un lieutenant de vaisseau de 54 Sadras le 17 février, Provedien le 12 avril, Négapatam le 6 juillet CARON F., op. cit. 56 op. cit. 57 Racontée par La Varende, in Suffren et ses ennemis id - 59 Construit à Bordeaux en 1762, lancé en 1764 et financé par les États de Flandre dans le cadre de restauration de la flotte par Choiseul, après le désastre de la guerre de Sept Ans. Le vaisseau sera retiré du service en Il avait la réputation d être lent et de très mal remonter au vent. 18

19 Carte de la côte du Coromandel où eurent lieu les combats De Suffren contre Hugue 34 ans, c est une promotion exceptionnelle. Mais nécessité fait loi! Finies les missions de reconnaissance, le port des ordres de l amiral etc. Maintenant le jeune officier va enfin combattre. Le 12 avril 1782, l escadre de Suffren arrive à proximité de Provedien où l amiral Hughes l a précédée. L avant-veille Éléonor s était distingué en prenant un bâtiment de transport anglais et en y récupérant des liasses de documents diplomatiques d un grand intérêt. Le combat ne tarde pas à s engager, en ligne selon l usage. Mais les vaisseaux français sont trop éparpillés pour agir de façon efficace et encaissent coup sur coup. Le Héros de Suffren perd son petit hunier, compromettant ainsi sa mobilité en cas de manœuvre urgente. L amiral se transfère sur l Ajax et la 19

20 nuit tombe avant qu il ait pu réorienter le combat en sa faveur. L Ajax talonne les hauts fonds et mouille en catastrophe, imité sur son ordre par l escadre. Au petit jour, Suffren ordonne à Éléonor de passer une remorque au Héros, mais le temps est exécrable, la visibilité nulle et la Fine est violemment abordée par la grosse frégate anglaise l Isis de 50, égarée dans le grain. La Fine, déséquilibrée, se retrouve à couple de l ennemi, son ancre de bossoir emmêlée dans le gréement de l Isis. La Varende reproche violemment à Périer de ne pas avoir profité de la situation pour monter à l abordage de l Anglais et d en laisser l initiative à ce dernier, initiative qui d ailleurs échoua totalement ce qui prouve que techniquement, la chose était impossible, ce qui a totalement échappé au «terrien» qu était La Varende. Celui-ci, s inspirant toujours sans doute des récits ultérieurs de Trublet, n hésite pas à écrire Un matelot de l Isis, qui cependant veut sauter à notre bord, lanterne au poing, est abattu d un coup de sabre et disparaît entre les coques. Sans lanterne, eux, nos insolents garçons pénètrent sur le navire anglais où ils chapardent des choses, sans doute non loin de la cambuse. Le capitaine britannique prévient Salvert en français (Trublet l a entendu) : «Que d honneur! S il [Salvert] faisait un seul coup de feu, il lui enverrait ses deux batteries qui le couleraient» Salvert, alors, dit-on, lui répondit qu il ne ferait rien, et, paraît-il oui, paraît-il ajouta qu il avait amené [son pavillon], qu il s était rendu Quel crédit accorder à un tel récit? Les dit-on, les paraît-il y foisonnent. La Varende se laisse entraîner par les sentiments venimeux de Trublet de la Villejégu pour Périer de Salvert, au point de ne pas hésiter à ajouter Or, par une de ces chances qui confondent, le grain qui surprit les deux vaisseaux, les détacha l un de l autre, les sépara et en les faisant abattre de côtés contraires. Salvert, voyant de loin sa frégate libérée, la rejoignit ; fit voile vers son escadre, toucha, prit feu, s éteignit et rentra enfin dans le rang, sans gloire. Il fut l objet d une censure publique dont, malgré de louables efforts, il n était pas encore lavé quand il mourut. Et ce serait à un tel lâche que Suffren aurait confié le commandement d un vaisseau de 64? On croit rêver! Tout historien peut, à titre personnel, éprouver sympathie ou antipathie pour tel ou tel personnage qu il a mis en scène. Mais La Varende se discrédite lorsqu il écrit Qu on se rappelle M. de Salvert qui, après sa méchante histoire de Providien, se donna tant de mal avec sa Bellone 60 et réussit de belles actions ; il resta à jamais taré. Il fit bien de mourir. Ces mots n appartiennent pas au vocabulaire de l historien qui se doit de conserver une retenue irréprochable et ne pas laisser transparaître ses opinions personnelles. La Varende, qui surnomme Périer l arrogant mirliflore, s est beaucoup documenté chez Trublet de la Villejégu et son Histoire de la campagne de l Inde, et l on a vu que Trublet n était pas dans les meilleurs termes avec Périer, même s ils étaient tous deux francs-maçons. L histoire maritime est remplie de ces jalousies virant souvent à la haine tenace - cadet promu avant son aîné, heureux bénéficiaire d une croix de Saint Louis alors que d autres, plus méritants, l attendent encore etc. - mais il n appartient jamais à l historien de les exploiter à son profit, ni de prendre parti. 60 Périer de Salvert n a jamais commandé cette frégate. La Varende se tromperait-il? 20

21 Quoi qu il en soit, Suffren continue à confier à Périer des missions de confiance, preuve supplémentaire que les diatribes de La Varende ne sont que regrettables interprétations. Le 8 février, Périer de Salvert s'empare du brick Retory de 10 canons. Le 9 mai il est envoyé en reconnaissance vers le sud, dans la direction de Negapatam. La 16 il annonce à son amiral le ralliement des navires de charge à l escadre. Le 5 juin il signale l approche de deux navires anglais ; la chasse est lancée avec le Sphinx et l Artésien, mais les Anglais parviennent à fuir, profitant du peu d enthousiasme au combat de M. de Maurville, le commandant de l Artésien. Dix jours plus tard la Fine s emparait du Yarmouth et de la Fortitude de 22, chargé à barroter de riz. La reconnaissance de Suffren ne se fait pas attendre. Sur rade de Negapatam, Périer de Salvert est muté comme commandant du Flamand 61. C est sans doute sans enthousiasme qu il apprend que son officier en second n est autre que Trublet de la Villejégu! Le combat fut plus dur que les précédents. Le Flamand subit de très graves avaries et perdit 80 hommes, mais les deux vaisseaux britanniques qui l avaient attaqué ne purent l achever. Dans la soirée les Anglais abandonnaient. Cette fois, Suffren pouvait vraiment dire qu il était vainqueur. En août eut lieu la bataille de Trincomalee. Suffren disposait de 14 vaisseaux contre 12 pour Hughes. Elle fut aussi désordonnée que les précédentes, avec des vaisseaux en triste état. Suffren manifesta à plusieurs reprises sa fureur envers ses capitaines, les accusant de l'avoir abandonné, fureur qui atteignit son paroxysme lorsqu'un boulet ayant sectionné le mât où flottait le pavillon royal, l'amiral crut que l'ennemi en avait déduit qu'il se rendait. Il fit arborer tout ce qu'on avait pu trouver comme tissu blanc à bord, draps et serviettes de table inclus, pour bien montrer à Hugues qu'il était toujours présent au combat. Trincomalee fut finalement pris, et les Anglais se retirèrent. Trublet put écrire... M. de Suffren resta persuadé que la plupart de ses vaisseaux avaient voulu l'abandonner, ou du moins avaient négligé de venir à son secours aussi promptement qu'ils l'eussent pu. Son mécontentement était extrême : il fit éprouver son ressentiment à plusieurs capitaines qui n'avaient rien négligé pour venir partager ses dangers et le sauver du péril dans lequel il se trouvait [...] Essayons de détruire jusqu'au soupçon d'une pareille perfidie 62. On réalise dans quelle ambiance délétère eurent lieu ces divers combats. Les excès de Suffren écoeuraient ses capitaines, mais il restait un chef d'escadre redoutable, l'amiral Satan comme on le surnommait! La marine avait véritablement besoin d'une refonte totale, à commencer par la restauration de la discipline chez ses officiers. Dans les combats des Indes, l'esprit de corps était totalement absent ; bien souvent chacun tirait la couverture à lui, multipliant les refus d'obéissance et les indisciplines de toutes natures. De Grasse, bien que moins violent que Suffren, avait suscité des sentiments identiques en Amérique du nord, à la même époque. 61 Selon les sources, ce vaisseau a 54 ou 60 canons, 62 Cité par F. CARON, 21

22 L été 1783 arriva. Depuis le 20 janvier les préliminaires de paix étaient signés à Versailles ; la guerre de l Indépendance américaine et la campagne de Suffren aux Indes en fait partie intégrante touchait à sa fin. Quel en est le bilan pour Suffren? Trois combats indécis contre Hugues : Sadras, Providien, Négapatam! Mille trois cents marins français tués, plusieurs milliers de blessés et les Indes ne sont toujours pas récupérées par la France. En juin, ni Suffren ni Hugues n'étaient informés des pourparlers de paix, et les combats continuaient. A Gondelour l amiral français opposa 15 vaisseaux et 1018 canons aux 18 vaisseaux et 1414 canons de Hugues. C était le cinquième combat en moins de dix-huit mois ; les hommes étaient épuisés, les vaisseaux en triste état. Jusqu au 20, le vent restant à l ouest, contre toute attente, ne permet pas à Hugues de prendre l avantage qu il recherche ; enfin, ce jour-là, les Anglais se décident à accepter le combat et à attendre l attaque. Elle est faite par Suffren avec 15 vaisseaux contre 18. Le feu ouvert à quatre heures et quart de l après-midi dure jusqu à six heures et demie. Des deux côtés, les pertes sont presque égales ; mais les vaisseaux anglais, abandonnant en même temps le champ de bataille et leur armée, retournent à Madras [ ] Le 25, le général écrit : «Mon esprit est à la torture sans un moment de repos, depuis le départ de l escadre, à cause du caractère de M. de Suffren et de la supériorité des Français, maintenant que nous sommes livrés à nous-mêmes...» 63. La guerre d'amérique se terminait par une bataille inutile, sans véritable victoire de part ou d'autre mais Suffren en retirant néanmoins le prestige puisqu'à plusieurs reprises il avait contraint les Britanniques à reculer. Mais il n'avait fait aucune prise, à l'exception de quelques navires de charge ; en revanche il avait perdu plusieurs navires. Mal approvisionné, souvent mal secondé, il s'en tirait quand même «avec les honneurs de la guerre» et fit un retour glorieux en France, salué au passage dans l'atlantique sud par des vaisseaux anglais qui admiraient le marin beaucoup plus que l'homme dont la grossièreté et le caractère détestable étaient bien connus des officiers anglais! Le combat de Gondelour, dernier d une guerre qui avait duré cinq années, fit 102 morts et 376 blessés chez les Français. Parmi ceux qui y perdirent la vie, Eléonor Jacques Périer de Salvert, lieutenant de vaisseau de la marine du Roy, chevalier de Saint-Louis et membre de l Académie de Marine. Moins connu comme officier de marine que ses ascendants, il ne laissa de trace que dans l'histoire maçonnique. Dans la campagne de l'inde sous les ordres de Suffren, il eut néanmoins un comportement plus louable que beaucoup de capitaines des vaisseaux de l'escadre ; à une exception près il n'est jamais cité parmi ceux qui critiquèrent violemment Suffren, et l'on a vu que ce dernier avait une estime certaine pour lui, peut-être parce que Salvert avait osé lui tenir tête à Madras? Bien au contraire, il a bénéficié d'un cursus social et d'une promotion que bien d'autres ont du lui envier : membre adjoint de l'académie de Marine à 37 ans alors que généralement il fallait être soit un scientifique célèbre, soit un stratège naval brillant, soit un 63 MAHAN A.T., Influence de la puissance maritime dans l Histoire. Le «général» en question est l amiral Hugues. 22

23 historien reconnu ; commandant d'un vaisseau à 44 ans alors qu'il était toujours lieutenant de vaisseau, âge précoce dans une Marine connue pour son culte de la gérontocratie. Sa veuve devra attendre près de deux ans pour bénéficier d une pension de six mille livres. Au-delà de leur histoire personnelle, les Périer témoignent de ce qu étaient au XVIII e siècle des officiers mixtes, à la fois au service du Roi et de la Compagnie des Indes : trois aspects peuvent être retenus : 1) Au plan social, il s agit essentiellement d hommes issus de la roture, de la marchandise, du commerce maritime, du négoce. Des pères capitaines marchands, armateurs, capitaines malouins. 2) Au plan professionnel : d excellents navigateurs, plus praticiens que théoriciens : des hommes nourris dans le métier de génération en génération par les pères et non par des maîtres : élevés par Etienne 1 er et par Boissays Du Bocage, les Périer sont à leur tour les maîtres de leurs fils et en 1779, le fils de Périer de Salvert ( ) apprend à son tour son «Bezout» à son propre fils Louis-Achillle ( ) sur le Languedoc, en pleine guerre d Amérique. 3) Il en résulte et c est ce qu il y a lieu de retenir à l issue de cet exposé volontairement analytique -, que les officiers mixtes ou officiers issus de la Compagnie des Indes sont érigés en exemple au lendemain du désastreux traité de Paris en C'est par ces mots que Michel Vergé-Franceschi clôt son intervention lors des cinquièmes Journées franco-britanniques d'histoire de la Marine sur Les Flottes des Compagnies des Indes qui se sont tenues à Lorient du 4 au 6 mai Éléonor Périer de Salvert est l illustration parfaite de ces générations d officiers de marine, formés sur le tas et jetés très jeunes dans les guerres navales. A l opposé des officiers de salon, ils ont fait leurs preuves jusque au sacrifice suprême au service d un roi qu ils vénéraient sans l avoir jamais rencontré puisqu ils ne fréquentèrent jamais Versailles Dont les Actes ont été publiés par le Service Historique de la Marine à Vincennes en

24 Certificat de décès de Léonor Périer de Salvert délivré par le ministre de la Marine (A.N. Mar. C 7 242) 24

25 ANNEXE I Relevé des Tableaux de loge de l Heureuse Rencontre pour les années ALON de Chirurgien de Marine BASTARD le Capitaine de frégate BEAUPOIL du St-AULAIRE Enseigne de vaisseau BEL de PENGUILLY le Officier de Marine BERTRAND de MARIGNY Lieutenant de vaisseau BORJOU de François Enseigne de vaisseau BOUTON Hubert Commissaire de la Marine BRAQUEMONT de Officier de Marine BRETON le Jean-François Capitaine du port de commerce BRUIX de Pierre Marie Lieutenant de frégate BRUIX de Eustache Enseigne de vaisseau CHAUMONT de LERY Commissaire de Marine CLUGNY de Lieutenant de frégate COALETEZ de Officier de Marine COAT le Chirurgien de Marine COLHOE du Daniel Officier Garde Côte COLLAC du ROSLAN Joseph Lieutenant de vaisseau COSMAO de KERJULIEN Julien Capitaine de vaisseau DREE de LASSERE François Enseigne de vaisseau DRENCE du Officier de Marine DUDRESIT François Claude Officier de port DUPLESSIS GRENEDOU Officier de Marine DURAND de LINOIS Charles Ecrivain de Marine DUVALLIERS des CHAMPS Ecrivain de Marine GLAIREAUX des Lieutenant de vaisseau GONIDEC de Officier de Marine GONOU de Jean-Marie Capitaine de navire GOUARDIN le Capitaine de vaisseau GOUIDEC Matthieu Lieutenant de vaisseau GOUZULLON de BELIZAL André Marie Lieutenant de vaisseau GROSLEAU François Capitaine de navire GUERGUINIOU de Commissaire de la Marine GUILLHEM Aîné Jean-Pierre Officier de Marine HERLIN Jean Médecin de la Marine HEUZY Jean-François Sous-inspecteur de Marine JAILLE de la Officier de Marine KANNIZART de Officier de Marine KEEROUART Lieutenant de vaisseau KEON Officier de Marine KERIMEL François Lieutenant de Vaisseau LA FAILLE Officier de Marine LA FOISON Charles Marie Chirurgien major de la Marine LA PEROUZE Lieutenant de vaisseau LA RIBE Guillaume Officier de Santé de la Marine LAJAILLE André Charles Lieutenant de vaisseau LANGEVIN de Bertrand Capitaine marchand 25

26 LARGE le Officier de Marine LEON de Chirurgien de Marine MACNAMARA Henry Lieutenant de vaisseau MADEC Nicolas Chirurgien major MADEE Chirurgien de Marine MARIGNY de Bernard Officier de Marine MENOREL de la HEUCHOIRE Garde du Pavillon MOREL Julien Chef Principal Service Marine MOULIN de ROCHEFORT Lieutenant de vaisseau MOULIN de ROCHEFORT Enseigne de vaisseau MUTTE Officier de port NEVIERE Pierre Gaspard Commissaire de la Marine PASCAL Officier de Marine PERIER de SALVERT Officier de Marine PIERRE Jean-Baptiste Caissier de la Marine POITTEVIN Louis Commissaire de la Marine RIVEAU Henri Sous inspecteur de la Marine ROCHEFORT de Sous inspecteur de la Marine ROSLAND du Sous inspecteur de la Marine SAUVAL Garde magasin de la Marine SOLAIE Marie Claude Lieutenant de vaisseau TROUILLET Officier de Marine VACHEUR de MAUBRUN Sous trésorier de la Marine VILLIERS du Sous commissaire de la Marine 26

27 ANNEXE II Constitutions de la Loge de l'heureuse Rencontre de Brest, renouvelées le 9 jour d'octobre 1773, ainsi qu'il suit A la Gloire du Grand Architecte de l'univers Et à la propagation de l'art Royal D'un lieu Très Régulier Très Fort et Très Eclairé ou règnent le Silence La Paix et l'egalité, A tous les chers frères maîtres des Loges régulières répandues Sur la Surface de la Terre Salut force et Union Sous le Bon plaisir du Très Respectable grand Maître de toutes les Loges Régulières de France, Notre Très Cher, Très Illustre frère S A S Louis Philippe d'orleans Duc de Chartres Prince Du Sang, Nous son Substitut Général, Vénérables Maîtres et officiers dignitaires de la Grande Loge de France, Scéante à l'orient de Paris régulièrement assemblés entre l'equerre et le Compas, Déclarons à tous les maçons Eclairés, que, Sur la requête à nous présentée par les frères y dénommés Résidens en la ville de Brest tendant à ce qu'il nous plut leur accorder des Constitutions pour la fondation à perpétuité d'une Loge régulière sous le titre distinctif de L'Heureuse Rencontre à la charge pour eux d'observer et faire observer tous les Règlements Généraux et particuliers faits et à faire par notre Grande Loge : vu la dite requête nous avons par les présentes Erigé et Constitué, Erigeons et Constituons dans la dite ville de Brest une Loge Régulière, sous le titre distinctif de L'Heureuse Rencontre, pour y exercer les travaux de l'art royal conformément aux STATUTS ET REGLEMENS DE NOTRE DITE GRANDE LOGE : Ratifiant et approuvant qui tant que besoin feroit. Les travaux précédemment par elle faits de Bonne Foy. Etablissons au gouvernement de la dite Loge le Très Cher Frère Nevierre pour Vénérable Maître, le Cher frère Delenois pour premier Surveillant et le Cher Frère Lestrediagat pour second Surveillant, Lesquels trois officiers avec les autres membres feront ensemble et par voie de scrutin la nomination des autres officiers. Enjoignons à tous les frères de la dite Loge de s'assembler tous les ans dans la quinzaine de la St Jean d'eté pour procéder à la nomination ou prorogation des autres officiers et de suivre et exécuter, faire suivre et exécuter les Statuts et Règlements de notre dite Grande Loge, dont nous leur avons fait remettre un exemplaire par notre Secrétaire Général. Si nous mandons à tous nos chers frère maîtres de Loges et autres de reconnaître la susdite Loge De L'Heureuse Rencontre pour régulière, de recevoir et accueillir comme bon frère tout porteur d'un certificat d'icelle. En foi de quoi nous lui avons fait expédier les présentes Constitutions faites et données au Grand Orient de Paris L an de la Grande Lumière cinq mil sept cens soixante douze, le neuvième jour du mois d'octobre, de nous signées, contresignées par notre Secrétaire 27

28 Général et Scellées et timbrées des sceaux et timbres de notre dite Grande Loge, par notre Grand Garde des Sceaux et archives et Contreficellées des armes du Sérénissime Grand maître et du V. F. Substitut Général pour la dite Loge prendre rang du six novembre mil sept cens quarante cinq date de ses Constitutions primitives. Vu par nous pair de France Brigadier des armées du Roÿ, signé le Duc de Luxembourg, S/im ad/em des Loges reg/re de France et plus bas, le Baron de Toussaint et Puisieux, Carbonel Richard. REMERCIEMENTS Les descriptifs des manœuvres d escadres et les détails des opérations ont été empruntés au livre indispensable du contre-amiral (2S) François CARON, Le mythe de Suffren. Nous remercions l amiral CARON qui nous honore de son amitié, de sa bienveillante coopération. Notre reconnaissance est également acquise à ceux qui ont bien voulu faire des recherches en archives, tant dans le fonds Marine des Archives nationales et dans le fonds maçonnique du département des Manuscrits à la Bibliothèque nationale à Paris qu au Service historique de la Défense, département Marine à Brest, ou qui ont accepté de nous confier des ouvrages épuisés de longue date. Qu ils soient ici chaleureusement remerciés de leur contribution. 1. SOURCES PUBLIÉES SOURCES CARON François, Le mythe de Suffren, Service historique de la Marine, ESTIENNE René, Les armements au long cours de la deuxième Compagnie des Indes ( ), Service historique de la Marine, HAUDRÈRE Philippe, La Compagnie française des Indes au XVIII e siècle, 2 volumes, seconde édition, Les Indes Savantes, LACOUR-GAYET George, La marine militaire de la France sous le règne de Louis XV, Honoré Champion, LE BIHAN Alain, Loges et Chapitres de la Grande Loge et du Grand Orient de France, Bibliothèque nationale, LA VARENDE Jean de, Suffren et ses ennemis, Les Éditions de Paris, LE CALVÉ Franck et ROCHE Jean-Michel, Liste des bâtiments de la flotte de guerre française, de 1700 à nos jours. Éditions de la Société française d histoire maritime, MAHAN A.T. Influence de la puissance maritime dans l Histoire, Claude Tchou, PAULHAN Jean, Suffren est-il un modèle? in Chronique d histoire maritime n 43, RIVALTZ QUENETTE Louis, La franc-maçonnerie à l île Maurice, La Vauverdoise, TAILLEMITE Étienne, Dictionnaire des marins français, nouvelle édition, Tallandier, TRUBLET de la VILLEJÉGU Jacques, Histoire de la campagne de l Inde par l escadre aux ordres de M. le Bailli de Suffren , Veuve Bruté, Rennes, 1802 (An X). VERGÉ-FRANCESCHI Michel, Dictionnaire d histoire maritime, Robert Laffont, Les officiers de vaisseaux issus de la Compagnie des Indes : l exemple des frères Périer, in Les flottes des Compagnies des Indes , Service historique de la Marine,

29 Marine et Éducation sous l Ancien Régime, CNRS, Chronique maritime de la France d'ancien Régime, SEDES, SOURCES MANUSCRITES Bibliothèque nationale, Département des Manuscrits, Fonds maçonnique Fm 2 186, Fm 1 13, 86, 33, Fm 3 261, dossiers de la loge L Heureuse Rencontre de Brest. Archives nationales, fonds Marine, sous série B 4, divers ; C (dossier personnel), C 1 175, 180, 181 et 184 pour les embarquements et les campagnes. Service Historique de la Défense, département Marine à Brest, Ms 5, Règlements particuliers de la loge de l Heureuse Rencontre à l Orient de Brest, An V (1796). 29