Jacques Ozer. Jour J

Transcription

1 Jacques Ozer Jour J 2

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3 Jour «J-9» 2 3

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5 C est fait. La décision est prise. Il n y aura plus de changement, plus de recul, plus de retour. Je suis presqu heureux. J ai envie de courir, de respirer, de me remplir les poumons. Dehors, le ciel est gris. L été n est jamais venu et l automne n est pas encore là. Un peu comme dans mon corps, un peu comme dans mon cœur. Etrange. Je me sens rempli d une espèce de paix. Puis-je dire d une espèce de joie? Un grand bouquet de fleurs sauvages, des épis, des branches de chêne. Un grand bouquet sur la table, dans la vasque en terre cuite. Je l ai cueilli ce matin, dès que la décision fut tombée. Avec une espèce de rage, une espèce de délire. Avec la folie que l on éprouve à chaque tournant de sa vie, à chaque changement, à chaque fois que l on bascule. Aujourd hui, c est la fête. J ai souvent pensé que ce serait dur, difficile. Qu il faudrait m accrocher, me battre. La mort, c est forcément triste. 2 5

6 Non. C est la paix. C est le calme. C est le vent qui s apaise, l orage qui s éloigne, la mer qui se retire. Je ne suis pas triste. Je suis guéri. Guéri de mes tourments, de mes questions, de mes angoisses. Guéri de ma vie. Et je me suis donné dix jours. Dix jours de vacances. Dix jours pour brûler mes derniers feux, mes dernières peurs, mes dernières soifs. Mon testament aura dix pages. Je vais les écrire une à une. Une odeur de verger. Il faudra que je ramasse les fruits. Jamais, le pommier n a été aussi lourd. Il s est écrasé sur le sol, vaincu par le poids de ses pommes. Je n aurais pas le temps de le tailler. Cela fera partie de l héritage. Plus de fruits mais des branches à couper. Toute ma vie, j ai coupé les branches sans manger les fruits. La roue tourne. Un coup d œil vers le ciel. Les nuages déferlent comme des grosses vagues qui se jettent sur la plage. Cela me fait une impression bizarre. Je me vois bien sur un nuage. Léger, léger. Un gros nuage blanc, bordé de rose. Et qui file vers un carré de ciel bleu, vers un coin de soleil. Je pense que les rêves vont devenir de plus en plus étranges. Je n ai plus qu eux pour m aider, je n ai plus qu eux pour parler. 26

7 Dix jours. C est peut-être trop long Il faut bien se fixer un délai. Il faut que la fin soit jolie. Il faut terminer ses travaux. Il faut se donner les moyens de mourir. J ai soif. L envie subite d un grand verre d eau, de poser mes lèvres dans le courant du ruisseau. L envie de trouver une source. Ma gorge est devenue sèche. Comme un morceau de bois, comme un fétu de paille. Boire. C est dérisoire de penser encore à des choses aussi matérielles. Boire à m en couper le souffle, à me noyer. Source de vie. Source de mort. Le soir tombe. Les ombres se font plus épaisses. J entends crier les colombes. Les roses ont déjà fermé leur corolle. La nuit. Ce n est pas difficile. Il suffit d éteindre les lumières. Il suffit de fermer les paupières, de mettre un drap sur la fenêtre. Et puis, tout reste simple. Les heures tournent, les minutes, les secondes. Le temps s échappe pour ne plus revenir. Il fait des trous dans la mémoire. Il fait des trous. 2 7

8 La décision est prise. Simple, finalement. Etonnante dans les sentiments qu elle dégage. Le bonheur peut se cacher dans les endroits les plus inattendus. La paix. La joie de mourir plus forte que la joie de vivre. Il suffisait de le vouloir. Il va me rester dix jours. Les plus beaux de ma vie, les plus riches, les seuls à se donner les moyens d un projet. La nuit tombe très vite. Je devrais fermer les tentures, cacher le voile noir du néant. Les autres jours, tous les autres jours de mon existence, je l ai fait. Soigneusement. Dès le premier rayon de lune. Comme un rituel implacable. Pour me renfermer, pour m isoler. Aujourd hui, ce n est déjà plus ma vie. Je n ai plus rien à cacher, plus rien à protéger. La nuit, le jour, le soleil ou les étoiles, ces notions n ont plus d importance. Seule compte la décision prise. Seule. Le plus dur est fait. La plus dure journée depuis que les heures défilent au cadran de ma vie. Je vais reprendre le rythme. Refaire les gestes quotidiens. Je vais soigneusement laver les traces. Je vais préparer mon corps à la nuit. 28

9 Le lit. Froid. Bien sûr. Je m y glisse comme dans un linceul. Lentement. J ai peur de froisser les draps, peur d y trouver la forme d un corps. Peur d y être enfermé. Peur de cette prison blanche au parfum de lavande. Froid. Réchauffer petit à petit, frotter les pieds, frotter les mains. Souffler mon haleine pour faire des petits nuages gris. Il reste une ampoule. La dernière. Le lampadaire a disparu depuis longtemps. La dernière ampoule avant l abandon, avant la descente au tombeau. La nuit. Tout se perd. Tout s abandonne. Je ne veux pas. Je veux garder les yeux ouverts. Bien grands. Il me reste dix jours. Dix jours de vacances. Neuf. 2 9

10 210 Le ciel se couvrira de neige et puis de froid il y aura peut-être quelque part un éclair puis la nuit tombera très lourde et sans lumière.