L ÉVOLUTION DE LA DÉFENSE ET DU DROIT DE LA DÉFENSE À PARTIR DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L HOMME (*) Les conférences qui se sont succédées ce matin et cette aprèsmidi, de continent à continent, ont bien mis en lumière ce qu était, ce que devrait être la défense dans la mouvance de la Déclaration universelle des droits de l homme. La différence d approche culturelle n a pas nui, bien au contraire, à l analyse. Ce tableau impressionnant suscite un premier constat. La nécessité de la défense est apparue dans le monde au sens le plus large. Défense de l Humanité après le génocide, suite à l appel de Churchill «Plus jamais cela». Défense de l homme contre l oppresseur et défense de l accusé devant ses juges. Combien de crimes, combien d exécutions avaient eu lieu sans procès au cours des siècles et pendant les deux guerres mondiales 1914-1939. Mais la défense de l opprimé est l œuvre de tous. Dans un monde où trois quarts des populations n ont pas accès à la justice et au contradictoire, partout, parents, anciens du village, médiateurs se présentent pour assister, aider, réconforter. Là où les empires n ont pas prévu d ordre judiciaire, les témoins sont appelés devant les ordres religieux ou tribaux et viennent secourir l accusé. Souvenons-nous des témoins exigés par la Bible ou le Coran pour justifier l accusation ou la contester. Souvenons-nous des clercs devenant avocats avant même la naissance de l institution... Souvenons-nous dans la Bible des sept frères torturés; l un implorant pour l autre, bravant la force du Roi pour les plus jeunes d entre eux. Ceci pendant des siècles. Mais après la nuit de 1939-1945 la prise de conscience a été universelle. Il devenait possible enfin d instrumentaliser la défense. (1) Ce texte prononcé par le bâtonnier Louis Pettiti lors de la conférence du 12 novembre 1998 organisée par l Institut de formation en droits de l homme du barreau de Paris et l Ordre des avocats à la cour d appel de Paris pour le cinquantième aniversaire de la Déclaration universelle des droits de l homme quelques jours avant sa disparition, a été reconstitué par ses enfants Christophe et Laurent, à partir des notes manuscrites retrouvées dans son bureau. Il n est peut-être pas complet.
6 Rev. trim. dr. h. (2000) Le souffle de l universalisme a fait admettre le principe même d une défense multiple, ni exclusivement nationale, ni exclusivement corporative. Désormais, au sein de chaque peuple, quelle que soit sa culture, il est admis et reconnu qu on ne peut juger sans témoins ni défenseur. Mais cette défense peut être assurée au besoin par tous, car elle est l expression de la conscience, du jus cogens, de la solidarité. Ce sont les exigences du meilleur respect de la personne et de la qualité qui ont conduit à des monopoles partiels qu il faut chaque jour mériter. La tradition nationale judiciaire ancrée depuis le XIII e siècle dans quelques nations, dans le couple juges et avocats, devait être étendue dans tous les Etats car le principe était affirmé dès 1948. «Il ne peut y avoir de protection des droits fondamentaux sans défense». «Il ne peut y avoir défense sans procès équitable et contradictoire». Ceci se heurtait encore au XX e siècle à une insuffisance de structures et à des obstacles d ordre culturel peu à peu surmontés. Le pouvoir pouvait croire que la vérité lui appartenait sans avoir besoin de l exposé des thèses sur la culpabilité et l innocence. La deuxième guerre avait définitivement anéanti cette prétention arbitraire. L universalisme de 1948 a suscité l universalisme de la défense. Dans les grands procès d après guerre, la présence d avocats de tierce nationalités dans les procès politiques pour surmonter les obstacles ou les menaces subies par les avocats locaux, est devenue fréquente d un continent à l autre, soit sous la forme de missions d observateurs internationaux dans les procès majeurs (FIDH, Amnesty, MIJC, ACAT), soit même comme avocats à la barre quand cela était possible, soit encore comme consultants spécialisés. Ainsi pour Madagascar, le Sénégal, le Chili, le Brésil, l Argentine, le plus souvent les ordres constitués étaient des alliés. Parfois, lorsque toute défense était impossible, la constitution de para tribunaux type Russel, Basso, ou un procès bis type Tcharansky, venait réveiller les consciences et l opinion publique. La défense a pris une nouvelle dimension en privilégiant la défense des victimes. Il est significatif que depuis trente ans le rôle des parties civiles se soit accru positivement. De même, la protection des enfants victimes, grâce à la Convention des Nations Unies sur les droits de l enfant document considérable qui est en filiation directe avec la Déclaration universelle (15 points communs) comme la lutte contre les maltraitances et les abus sexuels sont devenues un territoire majeur de protection (Conférence de Stockholm). Certes la défense garde sa mission de défendre les auteurs
Rev. trim. dr. h. (2000) 7 de violation, les criminels, les barbares, avec le recul philosophique nécessaire. Mais cette mission doit être accompagnée de la part des barreaux d une action éducative aux droits de l homme au-delà du palais de justice. Défense de la mémoire, contribution historique à l autocritique et à la repentance, dans la tolérance et l altérité. L universalisme c est aussi la reconnaissance invisible des fautes commises par tous contre tous. Le principal acquis contemporain est celui de l affirmation que les droits de l homme sont avant tout les droits d autrui. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l homme a couronné cette évolution. Elle a imposé la règle du procès équitable comme droit fondamental majeur et prioritaire. Elle a consacré l exigence, pour qu il y ait procès équitable, de l assistance de l avocat choisi ou pris en charge par l aide judiciaire. En même temps, elle a imposé l exigence de l égalité des armes ce qui était une innovation. Des centaines d arrêts rendus par la Cour européenne ont imposé les normes et les principes qui sont devenus du droit positif de la défense. Désormais le juge national en Europe sous contrôle international judiciaire doit appliquer ces normes. L influence de la Convention européenne des droits de l homme sur ce point a été considérable, bouleversant les procédures administratives, pénales, sociales, disciplinaires, grâce au relais de la subsidiarité. La défense est également assurée par les agents du gouvernement, parfois ce sont des avocats, devant les juridictions internationales lorsque les Etats sont mis en cause pour leurs manquements dans le respect des traités. Parfois, cette défense est trop axée sur la dénégation et le recours aux exceptions procédurales. Heureusement sous l influence du concept de l obligation positive des Etats dégagée dans le domaine des droits de l homme par la Cour européenne, une évolution se produit afin que les Etats assurent la prévention par l anticipation législative et ne se bornent pas à une défense du cas d espèce, et à l exécution d un arrêt de condamnation. Les Etats après les barbaries des années 1993-1998 doivent sortir de comportements hypocrites, reconnaître leurs complaisances qui ont engendré conflits et violations et engager résolument une politique de protection des droits qui passe par une justice équitable et
8 Rev. trim. dr. h. (2000) consolidée. L institution d une Cour pénale internationale est un pas important dans cette voie. L apprentissage est rude pour l avocat afin de savoir garder le recul éthique nécessaire, savoir ne pas réclamer l impossible quand des problèmes politiques majeurs se posent, accepter de nouveaux impératifs, connaître l anthropologie, connaître la géopolitique, la politologie, respecter la hiérarchie des combats de défense, distinguer l action militante des prestations de défense tributaires des traités, des saisines et des compétences spéciales, éviter la confusion des genres. Le «cri du cœur» n est pas toujours la méthode adéquate. Les avocats ont assumé avec brio cette mission. Pour mémoire, la plaidoirie de l avocat allemand de [von Danarak] au procès de Nuremberg et celle des avocats de Eichman, et plus encore les défenses à l époque des dictatures. A contrario, les procès sans défense qui se transforment en parodies dramatiques (Ceaucescu, Tcharansky). Tous les barreaux ont eu leurs échecs ou leurs victoires parmi ceux qui affrontent les pouvoirs. La défense au plan international des droits de l homme a montré quelques défaillances à l époque de la guerre froide. Les indignations pour les procès politiques contre les dissidents militants des droits fondamentaux étaient parfois à sens unique. Seules quelques organisations non gouvernementales marquaient la même vigilance pour dénoncer les violations commises par l un ou l autre bloc. C est à propos du Chili et du régime Pinochet qu il y a eu une action commune et constante des ONG Est et Ouest. Cette étroite coopération a contribué au retour à la démocratie. Récompense assurée par l Histoire, tant par le retour au pouvoir des avocats qui en avaient été écartés que par le réveil des consciences. En 1998, quelque soit le résultat, le droit international judiciaire a progressé. Parfois les avocats ont trop cédé à leur idéologie, confondant militantisme pour une cause et objectivité face à l Histoire. Parfois, l élan de leur mission les a conduits à trop communier avec l homme accusé. Parfois aussi, comme beaucoup de partenaires de la société civile, quand le pouvoir change de camp, leurs indignations ne sont plus les mêmes et deviennent sélectives. Mais presque tous, plus tard, font leur mea culpa, ce qui est à leur honneur. En tout cas, dans les missions à l étranger au moment des violations massives
Rev. trim. dr. h. (2000) 9 commises par les juntes militaires et les dictateurs, les avocats des ONG ont remarquablement soutenu les opposants politiques, les dissidents, les réfugiés. Même peu nombreux, ils ont été efficace. C est cette défense hors procès, hors prétoire qui à l époque des crises a trouvé sa forme d expression exemplaire dans un monde voué à la violence. Mais ceci appelle à des devoirs nouveaux. Ne pas s installer dans un confort judiciaire complaisant. Acquérir une meilleure connaissance du droit international public. Apporter une contribution à des comités de déontologie, notamment pour élaborer un règlement intérieur, un régime des preuves, une régulation des «disclosures» en fonction de la procédure internationale adoptée. Les avocats y ont contribué pour le Tribunal pénal international de La Haye. En même temps, ils se sont préparés à des défenses plus scientifiques et thématiques, moins démagogiques, moins narcissiques. Ils ne sont pas les acteurs du procès, mais les serviteurs de la justice et de l opprimé. La Cour criminelle internationale va donner un nouvel essor à la défense, même si l accès n est pas ouvert aux parties civiles. Dans ce combat de trente ans pour faire aboutir à la conférence diplomatique de Rome la création de cette Cour, les avocats ont été les plus chauds militants. Déjà ils ont apporté un soutien exemplaire au Tribunal pénal international de La Haye et celui de Kigali, soit pour composer siège et parquet, soit pour défendre. Les volontaires ont été nombreux et remplis de courage, notamment au Rwanda. La voie de l universalisme ne peut rester purement académique, elle doit s inscrire dans une série de mesures concrètes réalisant une protection effective des droits, au moins dans les démocraties ce qui n est pas toujours le cas. Les domaines des abus sexuels, de la lutte de l exclusion, l excision, le travail forcé, doivent recevoir en tous pays des systèmes de protection et des sanctions identiques, sinon l universalisme est une chimère. Peut-on espérer que pour l an 2000 les théoriciens et praticiens du droit international des droits de l homme acceptent de sortir de leurs universités, de leurs palais de justice, de leurs prétoires, dépassent leur rôle de Conseil et deviennent des porte-parole de la communauté internationale. C est à eux qu il appartient de relever les défis, celui du péril qu encourt «la petite planète uniquement monde» de l accroissement des violations qui ne sont le fait des Etats, celui du péril qui menace les générations futures, celui de la
10 Rev. trim. dr. h. (2000) montée des violences gratuites, des crimes en série, des réveils de l anarchie. Hommes et femmes «de bonne volonté» défendant l homme même coupable, gardant le cri de Primo Levi. Dans l Histoire récente, la meilleure avocate a été la femme torturée qui dit à son tortionnaire «ton fils est-il guéri». Primo Levi expliquait l année de sa mort, ce qu il avait écrit et qui avait été mal compris de ses camarades de l enfer concentrationnaire, «le bourreau est un homme comme je le suis, si je n essaie pas de le défendre ou de le comprendre alors c est toute l Humanité qui est condamnée et moi avec elle». Louis Edmond PETTITI Président de l Institut de formation en droits de l homme du barreau de Paris