L Europe : des États-nations fédérés mais aussi des peuples en mouvement!



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s engager Daniel Cohn-Bendit a bien voulu nous confier son sentiment sur les enjeux politiques et culturels majeurs de la construction européenne et sur les raisons pour lesquelles les candidats ayant des chances d accéder à la présidence de la République en parlent si peu, en tout cas au stade de la pré-campagne électorale où nous nous sommes entretenus avec lui, le 19 décembre 2011. L Europe : des États-nations fédérés mais aussi des peuples en mouvement! Un entretien avec Daniel Cohn-Bendit, député européen Daniel Cohn- Bendit est député européen L Europe, la grande absente du débat présidentiel Diasporiques : Il est frappant de constater à quel point la question européenne est absente des premières prises de position des candidats à l élection présidentielle, qu il s agisse des échanges entre les six candidats aux primaires socialistes ou des premières escarmouches entre les prétendants au titre. Daniel Cohn-Bendit : Cette élection se fonde aujourd hui c est peut-être un peu dur de le dire aussi crûment mais il vaut mieux être clair sur un mensonge. Ce mensonge résulte directement de ce que j appelle le national-présidentialisme. Un candidat à la présidence de la République n a pas le choix. Sauf à se mettre de lui-même hors jeu, il ne peut dire en substance que : «Si je suis élu» ou mieux encore «Quand je serai élu, vous allez voir ce que vous allez voir! JE vais faire ceci, JE vais faire cela et la France va changer en profondeur!». Si au contraire il disait la vérité, en l occurrence : «Je vais proposer à l Union Européenne d essayer de réguler la mondialisation car l Europe seule a la capacité politique d agir en notre nom à tous en ce sens», il se condamnerait sans appel! L Europe ne peut donc que disparaître de son discours. Mais, en même temps et de façon paradoxale, sa présence s impose. Personne ne peut prétendre sérieusement que la France peut se sortir seule de la crise. Pas plus qu aucun des autres pays de l Union. Et, dans toutes les tentatives de réponse aux problèmes posés par 6 Diasporiques nº 17 mars 2012

la crise financière, économique et environnementale actuelle, on a, de fait, à des degrés divers, une intervention européenne. Chacun sait que la décision, évoquée par certains, prônée explicitement par l extrême droite, qui consisterait à sortir de l euro et à sortir de l Europe n a aucune chance d aboutir. Mais Marine Le Pen a l avantage de ne jamais avoir à prouver ce qu elle avance en la matière, ce qui lui permet de mobiliser autour d elle toute cette frange de la population qui, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, en a aujourd hui ras le bol. On avait les «vrais» Autrichiens, les «vrais» Hollandais, on a maintenant nombre de «vrais» Finlandais et de «vrais» Français. Dans la situation historique où nous sommes, celle où les États-nations ne peuvent éviter de transférer une part de leur souveraineté à l entité supranationale qu est l Union Européenne, il y a inévitablement un repli sur soi d une partie de la société et c est ce qu utilise délibérément l extrême droite. Elle profite en la matière de l occultation de tout discours sur l Europe dans la mesure où toute référence positive à elle compromettrait définitivement les chances électorales de celui ou celle qui prendrait le risque d en parler. D : On a donc bien là un effet pervers de l élection du président au suffrage universel direct! D.C.-B. : Bien sûr mais aussi, corrélativement, de cette toute-puissance qu il prétend ainsi incarner D : et qui recouvre aussi la confusion entre le politique et le symbolique, confusion dont sont préservées les Dans le cadre de ce que j appelle le nationalprésidentialisme, un candidat ne peut dire que «Quand je serai élu, vous allez voir ce que vous allez voir!» 7

s engager Quelle Europe, en tout état de cause? «La seule solution réaliste envisageable serait d aller vers une Europe fédérale, donc respectueuse de la diversité de ses composantes». Royautés comme celle de nos voisins d outre-manche ou les Républiques dont le président n a, pour l essentiel, que des pouvoirs de représentation, comme l Allemagne. D.C.-B. : Tout pays doit effectivement pouvoir se référer, en cas de crise, à un pouvoir symbolique. On pense par exemple au rôle que vient de jouer en Italie le président de la République. Mais il ne s agit pas pour autant d un pouvoir permanent qui, lui, ne peut relever que du suffrage des citoyens. Et il est vrai que nous sommes actuellement en France soumis à une complète confusion des rôles D.C.-B. : Une Europe «progressiste» est-elle concevable? Je me sens obligé pour ma part de mettre un bémol sur cet adjectif. Quand on analyse les lourds problèmes auxquels nous sommes aujourd hui confrontés, la seule solution réaliste envisageable serait d aller vers une Europe fédérale, donc respectueuse de la diversité de ses composantes et des opinions qui s expriment en son sein. De la période historique de la souveraineté uniquement nationale on en arrive désormais à l idée d un renforcement d une multiplicité de «souverainetés partagées». On parle notamment aujourd hui d une souveraineté partagée à propos de quelque chose qui était jusqu à présent considéré comme fondamentalement national : le budget! Cela étant, si l on est bien conscient de la nécessité de fédéraliser, en pratique on le fait manifestement à reculons! Or une Europe réellement consciente de la situation historique où elle se trouve et de ses possibles conséquences, négatives mais aussi positives, devrait accepter de bon gré une telle fédéralisation, tout en renforçant le poids des structures de contrôle démocratique au niveau de l Union : la Commission européenne devrait effectivement être contrôlée par le Parlement. Et l on devrait logiquement, à mon avis, aller à terme vers une Europe à deux Chambres : une sorte de «Sénat» européen, qu on pourrait judicieusement désigner en utilisant le terme allemand de «Bundesrat» (ce serait la chambre représentant les «Étatsmembres», au même titre que le Bundesrat allemand représente les 8 Diasporiques nº 17 mars 2012

Länder) et d autre part un Parlement européen, représentant, lui, l ensemble des citoyens du continent. Ces deux Chambres seraient les colégislateurs de l Union Européenne. Et le tout serait couronné par l élection au suffrage universel direct du président de l Europe D : Je suis un peu surpris que vous transfériez au niveau européen ce que vous dénoncez à juste titre au niveau national D.C.-B. : La situation n est pas tout à fait comparable mais je vous accorde volontiers que cette élection pourrait aussi être de la responsabilité du Parlement, une partie des députés de cette assemblée étant élue sur des listes établies directement à l échelle européenne. D : Pourquoi «une partie» seulement? Dans la mesure où il existerait une Chambre représentant les États, ne serait-il pas possible de concevoir que tous les députés du Parlement européen soient élus sur des listes européennes et non pas au travers d un savant équilibre entre des listes nationales et des listes européennes? Cela permettrait de renforcer le caractère fondamentalement politique de cette élection, un caractère que nous avons largement perdu en France depuis que nous avons abandonné le scrutin de liste au profit de l élection locale des députés. D.C.-B. : S agissant de la France vous avez évidemment raison : le mode actuel de choix des députés induit pour une large part une incapacité à exprimer autre chose que les demandes spécifiques de leurs électeurs à l échelle locale, aux dépens de l intérêt général. La loi électorale allemande est de ce point de vue très supérieure à la nôtre : elle permet aux députés de défendre prioritairement des positions politiques nationales. D : Serait-elle transposable au niveau européen? D.C.-B. : Théoriquement oui bien sûr mais je crois malheureusement qu on n en est pas encore là dans l évolution des esprits. Moi-même j ai toujours défendu l idée de listes transnationales mais je n ai jamais osé proposer qu elles se substituent complètement aux listes nationales, convaincu que je suis que cette idée n aurait pas passé la rampe. Il me semble plus réaliste de proposer un accroissement progressif du nombre des députés élus sur des listes transnationales, ce qui permettrait à la longue disons dans une ou deux décennies peut-être un basculement total vers ce que vous suggérez. D : Quand vous dites «on» n en est pas encore là dans l évolution des esprits, qui est ce «on»? D.C.-B. : Eh bien! moi d abord, puisque je n ai pas osé le proposer! Vous savez, dans la configuration politique actuelle on n arrive même pas à obtenir l élection d une centaine de députés sur des listes transnationales! Le chemin à parcourir est donc bien long! Mais il est vrai que, dans la logique d une construction démocratique européenne, on devrait en arriver là. Ce que vous suggérez des élections du Parlement européen à l échelle d une circonscription européenne unique faciliterait 9

s engager 1 Diasporiques n 13 (mars 2011), p. 16-23. incontestablement les évolutions politiques nécessaires. Il arrive bien souvent que des vérités soient inaudibles à un moment donné de l histoire, mais cela ne veut pas dire qu il faut renoncer à les énoncer. Et je considère que j ai gagné ma matinée en prenant conscience du fait qu il faut d ores et déjà mettre cette idée en perspective et en débat! Comment mobiliser des citoyens peu concernés voire hostiles? D : En fait la question qui nous tracasse est la suivante : l Europe à l évidence «passe» mal auprès des citoyens européens. Ne passerait-elle pas un peu mieux si l on était plus clair sur ce que l on veut effectivement en faire? D.C.-B. : Les gens ont peur de toute évolution radicale! D : Il est normal qu ils aient peur, surtout si l on ne leur dit pas ce vers quoi on veut aller. Revenons, si vous le voulez bien, à ce que vous entendez par fédération. J avais lu il y a quelques années le livre de Guy Verhofstadt que nous avons récemment interviewé dans Diasporiques 1 sur «Les États-Unis d Europe». D.C.-B. : Nous sommes souvent d accord lui et moi, nous travaillons ensemble tout en conservant nos divergences sur les orientations économiques. D : J avais trouvé très intéressante sa proposition de faire de l Europe une fédération politique, économique, sociale et de défense, à la fois forte et qui demeure respectueuse de la diversité culturelle du continent. «Arrêtons l eurospeak, disait-il en substance, parlons un langage que tout le monde peut comprendre, appelons «ministre des affaires étrangères» le ministre des affaires étrangères européen, appelons «ministre des finances» le ministre des finances, etc. et donnons à ces ministres la totalité des pouvoirs de décision requis pour l exercice de leurs fonctions. Mais aussi préservons la diversité essentielle, d ordre culturel, au niveau des États et plus généralement des communautés humaines du continent. D.C.-B. : En ce qui me concerne, je pense que l Europe devrait effectivement être une sorte de «parapluie» permettant de préserver les différences culturelles, et cela même du point de vue économique, tout en se donnant la possibilité de les faire évoluer. Je vous donne un exemple à l articulation du politique et du culturel. Nous avons en France une vision très idéologique des services publics, respectable bien sûr mais qui, en même temps, nous fige dans ce qui a été mis en place ici il y a plus d un demi-siècle au sortir de la guerre et pendant les Trente Glorieuses. Nous pourrions peut-être regarder de plus près ce qui se passe autour de nous et en tirer quelques leçons. Il y a aussi des services publics parfaitement fonctionnels en Allemagne, mais fondés sur des principes et des modes d organisation différents. Ainsi, en France, s agissant de la production et de la gestion de l énergie électrique, le compromis historique gaullo- communiste sur le nucléaire a pratiquement interdit tout débat sur 10 Diasporiques nº 17 mars 2012

les choix énergétiques du futur. Cela mérite réflexion, non? D : Toujours dans la perspective de mobiliser les citoyens européens, il semble important de s interroger sur la crédibilité politique d un projet européen tel que vous le définissez, largement fondé donc sur la prise en compte et la préservation de la diversité des composantes du continent. Pour autant bien sûr qu on évite le piège des enfermements communautaristes, ne faudrait-il pas trouver aussi les moyens d exprimer la légitimité des faits communautaires ou encore des composantes identitaires collectives? Faute de quoi on risque fort de laisser la parole à la seule extrême droite et de n avoir comme politique que la condamnation de ses propos racistes et xénophobes, ce qui serait incontestablement bien faible! Il n est évidemment pas facile de s exprimer de façon positive sur un sujet aussi sensible mais est-ce une raison pour se taire? D.C.-B. : Évidemment non, et ce d autant que l intensification des mouvements migratoires mondiaux induit elle-même, et avec force, de tels questionnements. Quelle Europe culturelle? D.C.-B. : Imaginons un instant qu en ce moment nous n ayons pas réussi à commencer à bâtir une Union Européenne. Nos identités seraient alors fortement menacées par la monoculture qui s impose du fait de la force des moyens matériels, de l argent, mais aussi de l imaginaire culturel de la puissance américaine. Deux exemples : les contes que nous racontons à nos enfants et le film La liste de Schindler. Ces contes résultent directement de l imaginaire européen, qu il s agisse de ceux de Perrault, d Andersen ou de Grimm mais ce sont aujourd hui Hollywood et Walt Disney qui les popularisent! Quant au film de Spielberg, qui traite lui aussi d une histoire essentiellement européenne, il n a pu être l œuvre du cinéaste allemand Volker Schlöndorff qui rêvait de le tourner mais qui n a pas réussi à trouver les moyens financiers lui permettant de le faire. D : Mais l Europe elle-même n estelle pas en train de s américaniser? D.C.-B. : Bien sûr mais, existant en tant que telle, elle a quand même une plus grande force de résistance à cet envahissement. Et il y a des domaines culturels où cette résistance est par nature plus intense, je pense en particulier à la littérature. L une des tâches prioritaires de l Union Européenne devrait ainsi être d assurer «Les gens ont peur de toute évolution radicale!» 11

s engager D.C.-B. : Vous avez vous avez raison de dire qu on ne parle pas suffisamment de ces questions essentielles. Peut-être parce qu elles sont trop sensibles! On gagnerait pourtant à confronter nos expériences en la matière. Pensons par exemple au débat sur le foulard islamique. Il était de la même intensité en France et en Allemagne, mais pas de même nature. Ainsi, en Allemagne, le foulard des gamines à l école n intéressait personne sans doute parce que la religion y est de longue date formellement présente. Mais tel n était pas le cas s agissant des signes ostensibles de leurs engagements personnels portés par des enseignants! Il serait évidemment intéressant de procéder à des confrontations d opinions et de pratiques à l échelle européenne sur des questions de cette nature. L Europe : des États-nations et des peuples? En mai 1968... 2 Diasporiques n 15 (septembre 2011), p. 29. la traduction des ouvrages européens dans les diverses langues en vigueur au sein du continent. Nos principaux atouts résultent de la diversité de nos cultures et de nos langues, qu il faut préserver tout en favorisant un dialogue ouvrant sur des évolutions constructives. D : Mais, encore une fois, il faudrait pour cela que les politiques acceptent de parler de ces questions en les considérant non point comme des variables d ajustement marginales mais bien comme centrales si l on veut parvenir à construire une Europe sincèrement et profondément acceptée par ses citoyens. D : Dans l avant-dernier numéro de Diasporiques 2, la juriste Monique Chemillier-Gendreau nous faisait remarquer que les Nations Unies se sont constituées en 1945 sous ce vocable, mais qu il s agit en fait d une réunion d États dont la philosophie énoncée est le droit des peuples à disposer d eux-mêmes. Mieux réfléchir en particulier aux différences et aux complémentarités entre les concepts d État-nation d une part et de peuple de l autre permettrait sans doute de faire un pas important dans la construction du projet européen. Nous avons en effet affaire aujourd hui à une double réalité formelle : l existence relativement stabilisée d États-nations, détenteurs du label de la nationalité, c est-à-dire 12 Diasporiques nº 17 mars 2012

d une expression très forte d appartenance ; mais aussi l existence beaucoup plus fluide d appartenances à des communautés humaines, voire à des peuples, c est-à-dire d entités qu on peut considérer comme relevant pour une large part d espaces de représentation. Souvenez-vous que nous fûmes tous un temps, en 1968, des Juifs allemands D.C.-B. : J étais moi-même à cette époque étudiant à Paris D : Ah bon, je ne savais pas! (rires) D.C.-B. : Bon, je n ai rien dit! L expression que vous évoquez ne vient en tout cas pas de moi même si elle se référait de façon émouvante à mon rôle ; elle est sortie spontanément de la foule au cours d une manifestation. D : Elle est en fait éclairante parce qu elle exprime, symboliquement, qu on peut avoir à la fois une citoyenneté nationale et des appartenances historiques, culturelles, sensibles de multiple nature. Dans cette ligne de pensée, ne pourrait-on concevoir que la deuxième Assemblée européenne que vous évoquiez, ce Bundesrat, ne soit pas seulement constituée à l image des États-nations mais qu elle le soit aussi à celle des peuples européens, ces ensembles aux frontières floues et évolutives qui, d une certaine façon, constituent la base possible d une identité européenne aux multiples composantes? D.C.-B. : Pourquoi pas en effet? Partons de l exemple des Juifs ou plutôt du «peuple juif». Je me suis souvent fait attaquer par ce que je disais que la création de l État d Israël marquait d une certaine façon la fin du peuple juif : les habitants de ce pays ont bien sûr une histoire ou plutôt des histoires qui s enracinent notamment (mais pas seulement) dans l histoire multiséculaire des Juifs diasporiques mais ils sont maintenant des Israéliens, ils ont une «identité nationale» israélienne. C est tout à fait leur droit mais ce qui est moins acceptable est le chantage permanent qui s exerce sur les Juifs de la diaspora pour qu ils se rattachent à cette identité, et il faut être vraiment sûr de soi pour y résister! La situation est similaire pour les Palestiniens, ainsi que vous l avez bien montré dans Diasporiques 3, comme elle le serait pour les Arméniens et pour bien d autres peuples. Les grandes minorités vaincues de l histoire sont plus généralement des exemples parlants de ce type de légitime dualité D : pas seulement les minorités que vous déclarez «vaincues» D.C.-B. : les trois dont je viens de parler d une certaine façon l ont été, mais on peut légitimement substituer à l adjectif «vaincues» le qualificatif plus large de «martyrisées et en partie détruites». En tout cas, pour la Révolution française le mot peuple désignait tous ceux qui vivaient dans notre pays sans distinction d origine, il ne s agissait évidemment pas seulement de ceux qui étaient de «sang français». D : C est exactement cette définition que donnait Monique Chemillier- Gendreau dans l entretien que nous avons eu avec elle pour le numéro précédent de la revue 4. 3 Diasporiques n 15 (septembre 2011), p. 18-33, «Le double droit des Palestiniens à une existence territoriale et non territoriale». 4 Diasporiques n 16 (décembre 2011), p. 37. 13

s engager également heureux de faire partie du peuple français pris en tant que personne morale, c est-à-dire d une entité aux contours flous qui a, dans son passé, la Révolution, la Commune, la Résistance, etc. «Le peuple européen se nourrit en permanence de ce que lui apportent les peuples qu il attire en son sein» D.C.-B. : Le peuple, ce sont bien ceux qui sont ici et c est pourquoi je parle toujours non pas du peuple de France mais du peuple en France. Ce peuple «en France» se moule dans un vécu commun qui intègre une certaine image de l histoire. Autre exemple : je suis pour ma part fasciné par le fait que lorsque les Turcs qui ont longtemps vécu en Allemagne rentrent en Turquie, on les appelle «Allemands», et cela parce qu ils ont intégré une certaine manière de vivre typique de leur pays temporaire d adoption. Et réciproquement si je puis dire : le peuple européen se nourrit en permanence de ce que lui apportent les peuples qu il attire en son sein D : Les peuples comprennent évidemment, comme vous et Monique Chemillier-Gendreau le dites, «ceux qui sont ici» mais le concept peut avoir, me semble-t-il, une acception plus large et intégrer les peuples considérés en quelque sorte comme des personnes morales et non pas seulement comme des collections d individus. Je suis pour ma part français au sens de ma nationalité mais je suis D.C.-B. : Il est intéressant que vous évoquiez spontanément des pages glorieuses de l histoire de la France mais que vous ne mentionniez ni la colonisation ni la collaboration, de sinistre mémoire, qui font aussi partie de l histoire de ce peuple en tant que personne morale mais aussi immorale! D : Vous avez parfaitement raison de critiquer ce choix spontané mais il serait néanmoins intéressant d en débattre car l image internationale de la France celle qui fait qu on peut s attacher à ce pays sans en faire partie c est bien plus l image de ses pages glorieuses, de ce qu elle a apporté au monde, que celle de ses pages les plus sombres. La collaboration est une incontestable réalité française, celle du comportement d une bonne partie des citoyens français au moment de l occupation. Mais elle fut en fait fondamentalement l œuvre de l État français, de même que la colonisation, plus que du peuple français pris en tant qu entité historique et culturelle. D.C.-B. : En vous écoutant parler ainsi, je pense à l Allemagne, mon pays. Je sais qu il est, lui, aujourd hui surdéterminé par la catastrophe nazie. Je disais naguère à mon ami Oskar Fischer : «Arrête de me parler d Israël, ce pays qui donne de façon insupportable dans le racisme, etc.». Il me répondit avoir récemment 14 Diasporiques nº 17 mars 2012

rencontré le Premier ministre israélien, qui était alors Sharon, et lui avoir tenu un langage de même nature, ce à quoi Sharon avait simplement répondu : «Vous venez d où, vous?». Et Fischer s était tu D : Mais, précisément, l image de l Allemagne ne saurait se réduire à celle de cette phase épouvantable de son histoire étatique. L Allemagne, c est aussi celle des philosophes, des poètes, des musiciens, des physiciens, c est celle de Berlin, merveilleuse capitale de l Europe au temps des splendeurs de la Mitteleuropa! Je reste pour ma part convaincu que la prise en compte de ce qu apportent les peuples, notamment au travers de la richesse diversifiée de leurs cultures, pourrait constituer un contrepoids à la mainmise des seuls États-nations sur notre avenir, et tout particulièrement sur l avenir de notre continent. D.C.-B. : Ce qui va dans le sens de ce que vous dites est que, par exemple, les Écossais qui d une certaine façon se sentent brimés au sein du Royaume-Uni se ressentent comme beaucoup plus européens que les Anglais! La difficulté est de bien définir et de rendre crédible ce qui peut caractériser positivement un peuple dans sa dimension collective, dans sa dimension de personne «morale», alors même qu il peut se conduire de façon parfaitement immorale à certaines périodes de son histoire. Mais cette piste mérite à coup sûr d être explorée et je la range bien volontiers dans mon disque dur! Propos recueillis et retranscrits par Philippe Lazar Photographies de Jean-François Lévy 15