Cours : Marcel Mauss, Essai sur le don



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La culture Cours : Marcel Mauss, Essai sur le don Alain Cugno Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l auteur et la provenance. Plan du cours : 1. La définition de la culture se fait par opposition fondamentale à la nature. a. La culture est ce que les hommes ont secrété d absolument original et qui d ailleurs les a inscrits dans leur historicité, dans ce fait que nous seulement ils ont une histoire, b. mais qu ils sont même leur histoire : ils changent et demeurent les mêmes. c. On peut dire que la culture est l ensemble des significations qui ont été reçues des générations précédentes, consciemment ou inconsciemment, et qui servent de repères pour agir et penser. La transmission est l essence de la culture. 2. Cette opposition à la nature constitue le point de départ. a. Et c est même sans doute cela qui explique l émergence extrêmement tardive du concept de nature : le XVIII e siècle. b. Il fallait non seulement avoir remarqué la coupure entre l homme et l animal, par exemple c. mais il fallait aussi s être aperçu qu il y avait une histoire, d. mais il fallait aussi s être aperçu que la distinction Grec/barbares ne suffisait pas pour épuiser la question de la diversité des cultures. e. Il fallait 1492, la découverte du nouveau monde et son exploration (le voyage de Bougainville) pour s apercevoir que la chose était très complexe et que la question de savoir comment nous étions sortis de l animalité pour construire des cultures devait être posée (pas une seule manière de faire l homme) 1

f. C est pourquoi le vrai point de départ de la réflexion sur la culture dans l histoire de la philosophie, c est Rousseau. g. Mais du fait même qu il dévoile son objet et ne le connaît pas, il se lance dans une opération extrêmement aléatoire dont il évitera les pièges en réalité mais pas du tout quant aux questions qu il pose. Il cède immédiatement au folklore gaulois de l état de nature. Cet état il sait et il dit qu il n a jamais existé. Mais il ne sait pas à quel point il a raison quand il dit cela. h. Il faut revenir vers Rousseau, il ne faut pas en partir. C est ce que nous ferons dans la seconde partie, la partie anthropologique au sens philosophique. 3. Et à partir de là, d ailleurs, il est possible de découvrir comment la culture était présente, la réflexion sur la culture était présente, depuis le début. Après tout, le poème de Parménide opposant la doxa à la vérité est déjà une réflexion sur la culture et les pièges qu elle est capable de produire. 4. Pour l instant et pour nous, l évocation de la culture mobilise un ensemble de a. techniques, b. d outils, de rites, c. de vêtements d. de manières (les bonnes manières, les manières de table, etc. etc.) 5. Phénoménologiquement, la culture se présente d abord comme une réalité sociologique. 6. Et c est dans cet horizon comme tel que nous commencerons par l accueillir. Afin de répondre à la question : Qu est-ce que la culture (en son essence?) 2

PREMIÈRE PARTIE LA CULTURE AU SENS SOCIOLOGIQUE DU TERME A. L Essai sur le don de Marcel Mauss 1. Le point de départ 1. Histoire de déblayer le terrain on va lire un ouvrage fondateur. Marcel MAUSS, Essai sur le don, in [Sociologie et anthropologie], PUF, «Quadrige», 1997. L essai a été originellement publié dans L Année sociologique, 2 e série, 1923-1924, t. I. a. C est un modèle absolu de compréhension sociologique et anthropologique, b. et en même temps l exhumation d un aspect fondamental peut-être l aspect le plus fondamental, de ce qu est et de ce que peut la culture. c. C est très compliqué et très sinueux parce que plusieurs problématiques y sont imbriquées : le vrai lieu où faire une copie scotch. En fait, il y a quatre problématiques. Une question de sociologie à résoudre à propos d un phénomène repéré, et donc une description de faits. La réponse à une question beaucoup plus fondamentale : comment se fait-il que les hommes se tiennent pour obligés de rendre les dons qu on leur fait? Un ensemble de questions épistémologiques : qu est-ce c est, faire de la sociologie? quelle validité pour ce discours? Quelles leçons pouvonsnous tirer de ce genre de travail pour la résolution de nos propres difficultés politiques et sociales? 2. Le point de départ de Marcel Mauss : «Dans la civilisation scandinave et dans bon nombre d autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus» (Introduction, p. 147) 3. De ce fait de civilisation, Mauss tire une question à résoudre : «Quelle est la règle de droit et d intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu? Quelle force y a-t-il dans la chose qu on donne qui fait que le donataire la rend?» (p. 148) 4. Et là il tombe d entrée de jeu sur trois déterminations épistémologiques majeures : a. «Cette morale et cette économie fonctionnent encore dans nos sociétés de façon constante et pour ainsi dire sous-jacente» (148) b. Aucun folklore préhistorique de la reconstruction des échanges à partir du plus évident (le troc) n est concevable. Tout est toujours extrêmement complexe, d emblée : i. quand on a cru observer l échange et le troc chez les Polynésiens, c est qu on s est laissé emporter par les évidences 3

idéologiques. [De la même façon que toute tentative pour reconstruire l origine des langues à partir de la complexification croissante des onomatopées sombre dans le ridicule et que toute langue, aussi archaïque soit-elle, est d emblée horriblement compliquée et savante, de même] ii. «Dans les économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesse et de produits au cours d un marché passé entre des individus. iii. D abord, ce ne sont pas des individus, ce sont des collectivités qui s obligent mutuellement, échangent et contractent [ ]. iv. De plus ce qu ils échangent ce n est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement, ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n est qu un des moments et où la circulation des richesses n est qu un des termes d un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. v. Enfin, ces prestations et contre-prestations s engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu elles soient au fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique.» c. «Nous avons proposé d appeler tout ceci le système des prestations totales.» (150-151)Ce faisant, car tel est le premier gain de cette enquête, Mauss fait un pas dans la seconde question, concernant la méthode même de la sociologie : ce qui est intéressant, ce sont les faits sociaux totaux, ceux dans lesquels toute une société, toute une culture, vient se réfléchir. d. On peut résumer ces avancées de l épistémologie de Mauss en disant qu il y a une universalité culturelle d une immense complexité qui vient se cristalliser dans des «faits sociaux totaux» i. Il y a une universalité culturelle, elle a la forme de l archéologique. On peut risquer, à nos risques et périls, une métaphore médicale : l intégration. Ainsi le réflexe de Babinski se trouve-t-il intégré dans circuits neurologiques. Par là, on se trouve devant due double question : a) Quelle est la forme de l universalité de la culture? b) Le concept d intégration est-il pertinent ici ou plus précisément qui éclaire quoi? Est-ce l archè qui ouvre au sens du déployé, ou bien est-ce l inverse? ii. Cet archaïque est immédiatement d une immense complexité qui d une part interdit toute référence à un état de nature quelconque, d autre part dévoile que ce qui constitue l essence de la culture, ce sont des échanges mais ce qui est échangé, ce ne sont pas des biens, c est tout autre chose. Mais quelle est cette autre chose? iii. Cet archaïque complexe vient se cristalliser dans des phénomènes sociaux totaux. L objet de la sociologie est-il 4

l interprétation des phénomènes sociaux totaux, et qu est-ce que cela signifierait? A quel type de vérité accèderait-on alors? e. On se trouve donc maintenant devant la question suivante à résoudre : qu est-ce qui s échange dans la culture et pourquoi l échange fait-il semblant de ne pas être un échange, mais un don? 2. Le potlatch 1. Le phénomène ici identifié trouve sa forme la plus pure et la plus énigmatique dans une pratique du Nord-Ouest américain : le potlatch. Il s agit de tribus riches qui passent l hiver en une vaste et inextricable fête. a. «Mais ce qui est remarquable dans ces tribus, c est le principe de la rivalité et de l antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y va jusqu à la bataille, jusqu à la mise à mort des chefs et des nobles qui s affrontent ainsi. b. On y va d autre part jusqu à la destruction purement somptuaire des richesses accumulée pour éclipser le chef rival et en même temps qu associé (d ordinaire grand-père, beau-père ou gendre). c. Il y a prestation totale en ce sens que c est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu il possède et pour tout ce qu il fait, par l intermédiaire de son chef. Mais cette prestation revêt de la part du chef une allure agonistique très marquée. Elle est essentiellement usuraire et somptuaire et l on assiste avant tout à une lutte des nobles pour assurer entre eux une hiérarchie dont ultérieurement profite leur clan. Nous proposons de réserver le nom de potlatch à ce genre d institution que l on pourrait, avec moins de danger et plus de précision, mais aussi plus longuement, appeler : prestations totales de type agonistique.» (152-153) 2. Ce que le potlatch permet de dégager comme trait supplémentaire c est la formidable agressivité qui se tient à l intérieur même du déploiement d un processus fondamentalement paisible. 3. Le laboratoire polynésien des échanges 3. Mais Mauss poursuit son enquête sans quitter sa question initiale : quelle raison y a-t-il de rendre? La Polynésie est le lieu le plus pertinent pour étudier la circulation des biens et donc l échange et donc l obligation de rendre. «Etudionsla particulièrement, nous verrons clairement quelle force nous pousse à rendre une chose reçue, et en général à exécuter les contrats réels.» (153) 4. D où une suite de description de circulation des biens. 5. On pensait qu il n y avait pas de potlatch proprement dit en Polynésie, parce que manquaient justement la dimension de rivalité et la dimension des destruction des biens. 5

6. Mais on peut du moins saisir la complexité des échanges fait sous forme de dons qui y sont des obligations de rendre, sous peine de perte de toute autorité. Cette circulation se fait par les alliances entre famille et tout particulièrement le prêt d enfants. On s aperçoit alors que la diversité des circuits et la caractéristique des biens se fait selon leur origine utérine ou masculine. Exemple de l enfant vivant chez son oncle utérin. Il est un bien utérin qui provoque l afflux de biens utérins (tonga) de la famille de l enfant vers la famille d accueil. Les tonga sont des biens de prestige et de richesse et entrent donc dans les familles par les femmes. 7. Cependant, symétriquement ou parallèlement, l enfant prêté sert de pompe à biens étrangers (oloa) vers la famille d origine. Les oloa sont spécifiquement des instruments, bien du mari. 8. Or, il apparaît chez les Maori la raison même pour laquelle il convient de rendre ce qui a été donné : les taonga sont dangereux, il faut d une certaine façon s en débarrasser. «Dans un proverbe, heureusement recueilli par sir G. Grey et C. O. Davis, ils sont priés de détruire l individu qui les a acceptés. C est donc qu ils contiennent en eux cette force, au cas où le droit, surtout l obligation de rendre, ne serait pas observé». (157-158) «Les taonga et toutes propriétés rigoureusement dites personnelles ont un hau, un pouvoir spirituel. Vous m en donnez un, je le donne à un tiers ; celui-ci m en rend un autre, parce qu il est poussé par le hau de mon cadeau ; et moi je suis obligé de vous donner cette chose, parce qu il fait que je vous rende ce qui est en réalité le produit du hau de votre taonga» (159) «Au fond c est le taonga qui veut revenir au lieu de sa naissance.» (160) 9. D ailleurs, «Refuser [ ] équivaut à déclarer la guerre ; c est refuser l alliance et la communion» (162-163) 4. Les dieux 10. Sur quoi, poursuivant l investigation sur les échanges/dons et cherchant les acteurs impliqués dans l échange, Mauss tombe sur les dieux. «Dans toutes les sociétés du nord-est sibérien et chez les Eskimos, de l ouest alaskan, comme chez ceux de la rive asiatique du détroit de Behring, le potlatch produit un effet non seulement sur les hommes qui rivalisent de générosité, non seulement sur les choses qui s y transmettent ou y consomment, sur les âmes des morts qui y assistent et prennent part et dont les hommes portent le nom, mais encore sur la nature» (164-165) 11. «L un des premiers groupes d êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c étaient avant tout les esprits des morts et des dieux. En effet, ce sont eux qui sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde. C est avec eux qu il était le plus nécessaire d échanger et le plus dangereux de ne pas échanger. Mais inversement, c était avec eux qu il était le plus facile et le plus sûr d échanger.» 12. «La destruction sacrificielle a précisément pour but d être une donation qui soit nécessairement rendue. Toutes les formes du potlatch nord-ouest américain et du nord-est asiatique connaissent ce thème de la destruction. Ce n est pas seulement pour manifester puissance et richesse et désintéressement qu on met à 6

mort des esclaves, qu on brûle des huiles précieuses, qu on jette des cuivres à la mer, qu on met le feu à des maisons princières. C est aussi pour sacrifier aux esprits et aux dieux, en fait confondus avec leurs incarnations vivantes, les porteurs de leurs titres, leurs alliés initiés.» (167) 13. Et sur ce fond même de la violence divine (ou plutôt sur le fond de la violence humaine en échange de la violence divine) se profile encore autre chose : l idée de justice comme vengeance des pauvres. «La libéralité est obligatoire, parce que la Némésis venge les pauvres et les dieux de l excès de bonheur et de richesse de certains hommes qui doivent s en défaire.» (169-170) La sadaka arabe et la zedaqa hébraïque qui signifient l aumône, voulaient originairement dire la justice. (170). [C est le sens du verset du psaume qui a fait couler tant d encre : «L insensé a dit dans son cœur Dieu n est pas»] 5. L identité et la différence 14. Mais, toujours fidèle à sa question des échanges et de la motivation de l obligation de rendre le don, Mauss ne s installe pas en ce lieu pourtant extraordinaire. Il poursuit la quête concernant la raison des échanges comme tels. 15. Il exhume d ailleurs des choses tout à fait fondamentales : a. chez les Andamans on sait depuis 1906 par Brown dans Andaman Islanders que les échanges ne sont pas commerciaux. «Malgré l importance de ces échanges, comme le groupe local et la famille, en d autres cas, savent se suffire en fait d outils, etc., ces présents ne servent pas au même but que le commerce et l échange dans les sociétés plus développées. Le but est avant tout moral, l objet en est de produire un sentiment amical entre les deux personnes en jeu, et si l opération n avait pas cet effet, tout était manqué»» (172-173). «Personne n est libre de refuser un présent offert. Tous, hommes et femmes, tâchent de se surpasser les uns les autres en générosité. Il y avait une sorte de rivalité à qui pourrait donner le plus d objets de plus de valeurs.» (173) b. «Les présents scellent le mariage, forment une parenté entre les deux groupes de parents. Ils donnent aux deux côtés même nature, et cette identité de nature est bien manifestée par l interdit qui, dorénavant, tabouera, depuis le premier engagement de fiançailles, jusqu à la fin de leurs jours, les deux groupes de parents qui ne se voient plus, ne s adressent plus la parole, mais échangent de perpétuels cadeaux. En réalité, cet interdit exprime, et l intimité et la peur qui règnent entre ce genre de créditeurs et ce genre de débiteurs réciproques. Que tel soit le principe, c est ce que prouve ceci : le même tabou, significatif de l intimité et de l éloignement simultanée, s établit encore entre jeunes gens des deux sexes qui ont passé en même temps par les cérémonies du manger de la tortue et manger du cochon, et qui sont pour leur vie également obligés à l échange de présents.» (173) 16. «Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les 7

choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat et l échange.» (173) 6. Le kula 17. Vient alors un morceau de bravoure sur la circulation des biens : le kula. Tous les traits que nous avons rencontrés s y trouvent présents dans une sorte de festival. Reprise des travaux de Malinowski sur les îles Trobriand. (Papouasie - Nouvelle Guinée). Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, «Tel» Gallimard, 1989 (1922). a. La Kula, qui «est une sorte de grand potlatch» (176) b. «C est comme si toutes ces tribus, ces expéditions maritimes, ces choses précieuses et ces objets d usage, ces nourritures et ces fêtes, ces services de toutes sortes, rituels et sexuels, ces hommes et ces femmes, étaient pris dans un cercle et suivaient autour de ce cercle, dans le temps et dans l espace, un mouvement régulier.» (176) 18. «La donation elle-même affecte des formes très solennelles, la chose reçue est dédaignée, on se défie d elle, on ne la prend qu un instant après qu elle a été jetée au pied ; le donateur affecte une modestie exagérée : après avoir amené solennellement, et à son de conque son présent, il s excuse de ne donner que ses restes et jette au pied du rival et partenaire la chose donnée. Cependant, la conque et le héraut proclament à tous la solennité du transfert. On recherche en tout ceci à montrer de la libéralité, de la liberté et de l autonomie, en même temps que de la grandeur. Et pourtant, au fond, ce sont des mécanismes d obligation, et même d obligation par les choses, qui jouent» (177) 19. Objet essentiel de ces échanges : les vaygu a, une monnaie si l on veut. Mais il y a deux sortes de monnaies. Note fort importante sur la monnaie, p. 178, tout à fait dans le prolongement de ce qu on a vu l an dernier. Il y a un sens plus ou moins restrictif de la monnaie. On la prend ici dans son sens large : ce qui est échangé, ce dont la valeur est une valeur d échange. Mais ce n est pas une monnaie au sens où ce n est pas un étalon pour mesure la valeur d autres objets. Ce sens est extrêmement tardif et pas du tout originaire. La monnaie ainsi conçue, d ailleurs, change de valeur : plus elle a été échangée, plus elle est précieuse. 20. Deux monnaies donc : a. Les mwali (bracelets) qui se transmettent d ouest en est. b. Les soulava (colliers) d est en ouest. c. Circulation incessante et infaillible. On ne doit pas garder les biens trop longtemps, ni s en défaire autrement que dans le bon sens et avec les bonnes personnes On peut accumuler à condition de tout lâcher d un coup. d. «C est donc bien une propriété que l on a sur le cadeau reçu. Mais c est une propriété d un certain genre. On pourrait dire qu elle participe à toutes sortes de principes de droit que nous avons, nous, modernes, soigneusement isolés les uns des autres.» (180). Propriété, possession, gage, chose louée, chose vendue et achetée et en même temps déposée, 8

mandatée et fidéi-commise : «car elle ne nous est donnée qu à condition d en faire usage pour un autre, ou de la transmettre à un tiers, partenaire lointain, murimuri» (180) 21. Les vaygu a ne sont pas inertes. Les plus précieux ont un nom. Tous ont une face mythique, religieuse et magique : les objets sont enchantés (181). 22. Ainsi il y a un rituel, «d ailleurs très long ; il est longuement répété ; il a pour but d énumérer tout ce que le kula proscrit, toutes les choses de haine et de guerre, qu il faut conjurer pour pouvoir commencer entre amis.» (183) «Ta furie part comme la marée, le chien joue ; Ta colère part comme la marée, chien joue. Etc.» (183) «Il faut entendre Ta furie devient comme le chien qui joue. (183) 23. L essentiel est la métaphore du chien qui se lève et vient lécher la main du maître. «hommes et choses précieuses se rassemblent comme des chiens qui jouent et accourent à la voix.» (183) Autre métaphore utilisée pour décrire la double course des bracelets et des colliers, celle du mariage. 24. Mais l essentiel est sûrement de remarquer que le kula imprègne toute la vie (185). Le commerce et l échange sont d une extrême complexité, avec toujours, ce mélange ou cette équidistance entre l amitié et l agressivité. D une certaine façon, la kula constitue le fond de toute culture. 7. Conclusions 25. Malgré quelques apparences (Mauss décrit encore, montre des faits qui se laissent réduire à ce qui a déjà été vu) il commence à s orienter vers ses conclusions. On trouve comme première conclusion l affirmation que l archaïque, c est le concret le moderne la distinction. Quelque chose qui sera repris et amplement déployé par Jürgen Habermas dans Théorie de l agir communicationnel, 1981. «Le point sur lequel ces droits, et, on le verra, le droit germanique aussi, ont buté, c est l incapacité où ils ont été d abstraire et de diviser leurs concepts économiques et juridiques. Ils n en avaient pas besoin, d ailleurs. Dans ces sociétés : ni le clan, ni la famille ne savent ni se dissocier, ni dissocier leurs actes ; ni les individus eux-mêmes, si influents et si conscients qu ils soient, ne savent comprendre qu il leur faut s opposer les uns aux autres et qu il faut qu ils sachent dissocier leurs actes les uns des autres. Le chef se con fond avec son clan et celui-ci avec lui ; les individus ne se sentent agir que d une seule façon.» Un seul mot pour l achat et la vente, le prêt et l emprunt. (193) 26. Deuxième conclusion : il y a trois obligations : «donner, recevoir, rendre». «L obligation de donner est l essence du potlatch» (205). Le chef doit prouver sa fortune [quasiment au sens de Machiavel] «et il ne peut prouver cette fortune qu en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant à l ombre de son nom» (206). Obligation d inviter de clans à clans, de tribus à tribus, hors famille. (208). Où l on trouve, constamment évoquée, la mauvaise fée oubliée au baptême (209) 27. «L obligation de recevoir ne contraint pas moins» (210) sinon on est «aplati» (210) 28. «L obligation de rendre est tout le potlatch, dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction». Les destructions sont d ailleurs faites en un échange 9

avec les esprits et n ont pas à être rendues par les humains, et cela à mesure de la supériorité du chef qui les accomplit. 29. «Mais normalement le potlatch doit toujours être rendu de façon usuraire et même tout don doit être rendu de façon usuraire. Les taux sont en général de 30 à 100 pour 100 par an» (212). La sanction, en cas de manquement à la règle, est la réduction en esclavage (212) 30. Au total : le potlatch est une «sorte de produit monstrueux du système des présents» (213). Ce qui est une étrange conclusion : ce produit monstrueux risque bien d être l essence même, si l on veut récupérer l infini qui s est ouvert une voie. 8. Conclusion officielle 31. En fait de troisième conclusion, Mauss annonce une «première conclusion». «Ainsi, dans quatre groupes importants de population, nous avons trouvé a. D abord dans deux ou trois groupes, le potlatch ; b. puis la raison principale c. et la forme normale du potlatch lui-même ; d. et plus encore, par-delà celui-ci, et dans tous ces groupes, la forme archaïque de l échange : celui des dons présentés et rendus. e. De plus nous avons identifié la circulation des choses dans ces sociétés à la circulation des droits et des personnes.» (227) f. «Ce principe de l échange-don a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la prestation totale (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée.» (227) 9. La société actuelle 32. La dernière séquence consistera à récupérer ce qui a été dit pour comprendre la situation contemporaine. a. D abord dans son histoire. «Nous croyons pouvoir démontrer, en fait, que nos droits et nos économies se sont dégagées d institutions similaires aux précédentes» (228) b. Ensuite dans son effectivité actuelle et son avenir i. «I. Conclusion de morale» (258) Traces dans notre société (258). Exemple de retour vers l archaïque, contre la brutalité de «l insensibilité romaine et saxonne», la reconnaissance de «la propriété artistique» (260) ii. «Toute notre législation d assurance sociale, ce socialisme d État déjà réalisé, s inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d une part, à ses patrons d autre part, et, s il doit collaborer à l œuvre d assurance, 10

ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l État lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort.» (260-261) Marcel Mauss y voit une chose fondamentalement bonne (262), contre la brutalité de la vente. iii. Un retour du droit, écrit-il (261) «D abord, nous revenons, et il faut revenir, à des mœurs de dépense noble». (262) D où le rôle des riches. Suivent quand même quelques banalités autour de la p. 263. «Ce faisant, on reviendra, selon nous, au fondement constant du droit, au principe même de la vie sociale normale.» (263) iv. «Ainsi, d un bout à l autre de l évolution humaine, il n y a pas deux sagesses. Qu on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. v. Un beau proverbe maori le dit : Ko Maru kai atu Ko Maru kai mai Ka ngohe ngohe Donne autant que tu prends, tout sera très bien» (265) vi. Note : «Autant Maru donne, autant Maru prend, et ceci est bien, bien.» (Maru est le Dieu de la guerre et de la justice)» Ce qui est encore plus intéressant, puisque cela insiste sur la proximité de la violence et de son contraire : l échange juste. vii. «II. Conclusion de sociologie économique et d économie politique» (265) viii. Ce qui fait la solidité du don, c est qu il peut être refusé mais ne le sera pas (268) Ce point est certainement le plus fondamental, avec le fait que l utilitarisme n est pas pertinent pour penser ce qui se joue ici. «Le rituel magique du kula appelé mwasila est plein de formules et de symboles qui démontrent que le futur contractant recherche avant tout ce profit : la supériorité sociale, et, on pourrait même dire brutale» (270) Encore la violence donc. ix. «Etre le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort et le plus riche, voilà ce qu on cherche» (270) x. «Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur, et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d individu.» (271) On peut en faire remonter la date à Mandeville. Nous ne sommes devenus «animal économique» que très récemment et en Occident. (271) xi. «Peut-être pourrions-nous indiquer une conclusion à la fois sociologique et pratique. La fameuse Sourate LXIV déception 11

mutuelle (Jugement dernier), [La duperie réciproque] donnée à la Mecque, à Mahomet, dit de Dieu : 15. Vos richesses et vos enfants sont votre tentation pendant que Dieu tient en réserve une récompense magnifique. 16. Craignez Dieu de toutes vos forces : écoutez, obéissez, faites l aumône (sadaqa) dans votre propre intérêt. Celui qui se tient en garde contre son avarice sera heureux. 17. Si vous faites à Dieu un prêt généreux, il vous paiera le double, il vous pardonnera car il est reconnaissant et plein de longanimité. 18. Il connaît les choses visibles et invisibles, il est le puissant et le sage. Remplacez le nom d Allah par celui de la société et celui du groupe professionnel ou additionnez les trois noms, si vous êtes religieux ; remplacez l aumône par celui de coopération, d un travail, d une prestation faite en vue d autrui : vous aurez une assez bonne idée de l art économique qui est en voie d enfantement laborieux.» (273) xii. «III. Conclusion de sociologie générale et de morale (273) «Il y a dans cette façon de traiter un problème un principe heuristique que nous voudrions dégager.» (274) On ne doit s intéresser qu aux phénomènes sociaux totaux. xiii. «Ce sont toujours avec des étrangers avec lesquels on traite, même quand on est allié.»(277) «Les gens de Kiriwina dans les Trobriand dirent à M. Malinowski : les hommes de Dobu ne sont pas bons comme nous ; ils sont cruels, ils sont cannibales ; quand nous arrivons à Dobu nous les craignons. Ils pourraient nous tuer. Mais voilà, je crache de la racine de gingembre, et leur esprit change. Ils déposent leurs lances et nous reçoivent bien (278). Rien ne traduit mieux cette instabilité entre la fête et la guerre.» xiv. Donner, recevoir, rendre. «Il n y a pas d autre morale, ni d autre économie, ni d autres pratiques sociales que celles-là.» (279) xv. «On voit comment on peut étudier, dans certains cas, le comportement humain total, la vie sociale tout entière ; et on voit aussi comment cette étude concrète peut mener non seulement à une science des mœurs, à une science sociale partielle, xvi. mais même à des conclusions de morale, ou plutôt pour reprendre le vieux mot de civilité, de civisme, comme on dit maintenant. Des études de ce genre permettent en effet d entrevoir, de mesurer, de balancer les divers mobiles esthétiques, moraux, religieux, économiques, les divers facteurs matériels et démographiques dont l ensemble fonde la société et 12

constitue la vie en commun, et dont la direction consciente est l art suprême, la Politique, au sens socratique du mot» (279) B. Commentaire de l Essai sur le don 10. A la fin de la lecture de l Essai sur le don 1. A la fin de l essai sur le don, nous demeurons en face d un certain nombre de questions posées et non résolues. a. Quelle est la forme de l universalité de la culture? b. Le concept d intégration est-il pertinent pour penser l archè (en admettant qu il y ait une telle archè et que ce soit-elle qui réponde à la forme de l universalité de la culture)? c. Est-ce l archè qui ouvre le sens, ou est-ce l inverse? 2. L avancée permise par Mauss réside dans l identification du moment le plus topique de la culture comme étant le don et le contre don. 3. La question constamment poursuivie par Mauss est : qu est-ce qui oblige à rendre? Et il répond : la force déposée dans l objet, du fait qu il a été donné. 4. De là, il tire une universalité : donner, recevoir, rendre 5. Dont il fait la vérité de toute société, son alpha et son oméga, et le modèle de ce qui est en train de s élaborer douloureusement 6 ans après la première guerre mondiale. 6. Cependant, Mauss ne cesse de signaler un aspect étrange et sur lequel il insiste sans lui donner l importance terrifiante qui est la sienne : la présence constante d une prodigieuse violence, littéralement incrustée dans les échanges et qui, justement, donne sa force à la chose donnée. 11. La question de la violence originaire 7. C est par là que je commencerai, cette présence d une violence infinie. 8. Un article publié dans Esprit en août-septembre 2002 par Jean-Pierre Dupuy sur le don et la réciprocité du don, conçu il est vrai pour penser la situation contemporaine, peut y aider considérablement. 9. <167> «la discussion sur la nature de l échange (qualifié de symbolique ) devait conduire a. au structuralisme avec la critique de l Essai que Claude Lévi-Strauss publia en 1950 dans son Introduction à l œuvre de Marcel Mauss, b. puis à la sociologie critique et démystificatrice d un Pierre Bourdieu». Cette introduction se trouve dans le recueil de la collection Quadrige qui contient l Essai. 13

10. <168> «Lévi-Strauss, dans son Introduction, reproche à Mauss de s être ici laissé mystifier par l indigène. a. L erreur de Mauss, selon lui, est d en être resté à l appréhension phénoménologique, qui isole les moments de l échange : il faut donc un opérateur d intégration pour reconstruire le tout, et c est précisément le hau, l âme des choses, qui vient providentiellement remplir ce rôle. b. Mais c est là prendre de problème par le mauvais bout, affirme Lévi- Strauss. Et retournant contre Mauss une citation de celui-ci : L unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties, il affirme : C est l échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose. c. Le hau n est pas la raison dernière de l échange, c est la forme consciente sous laquelle des hommes d une société déterminée ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs : cette réalité sous-jacente est à chercher dans des structures mentales inconscientes, auxquelles le langage peut donner accès. Or celui-ci trahit les indigènes, ce sont les observations mêmes de Mauss qui le démontrent : dans ces sociétés, c est le même mot qui désigne l achat et la vente, le prêt et l emprunt. "Toute la preuve est là, triomphe Lévi-Strauss, que les opérations en questions loin d être antithétiques, ne sont que deux modes <169> d une même réalité. On n a pas besoin du hau pour faire la synthèse, parce que l antithèse n existe pas". d. Et de conclure "L échange n est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, à l aide d un ciment affectif et mystique. C est une synthèse immédiatement donnée à, et par, la pensée symbolique".» 11. <169> «Dans son Esquisse d une théorie de la pratique, [Genève, Droz] Bourdieu entre en scène en 1972, en dénonçant l "erreur objectiviste" de Lévi- Strauss. a. Bourdieu ne met pas en doute que Lévi-Strauss a trouvé, avec le "principe de réciprocité" qui règle les échanges, une loi fondamentale et objective de l esprit humain. Il doute simplement que cette vérité de l ethnologue en situation d extériorité constitue toute la vérité de l échange primitif. b. Il doute aussi que les indigènes aient besoin de l ethnologue pour leur apprendre la vérité objective de leurs pratiques. De fait, les indigènes savent déjà ce que prétend leur apprendre l ethnologue. Mais ce savoir, ils le refoulent, ils se cachent à eux-mêmes qu ils le détiennent, selon la logique du mensonge collectif à soi-même. c. Pourquoi cela? Parce que ce savoir est létal. Il suffirait que les indigènes l aient présent à l esprit sous la forme de ce que l Occident nomme une théorie pour que leur système social s écroule. Voici ce que Bourdieu écrit à ce sujet : "Même si la réciprocité est la vérité objective des actes discrets et vécus comme tels que l expérience commune met sous le nom d échanges de dons, elle n est pas la vérité complète d une pratique qui ne pourrait exister si elle se percevait conformément au modèle."» 12. <169> «Considérons en effet l obligation de rendre et l obligation de recevoir. 14

a. Prises ensemble dans le schéma théorique de la réciprocité, elles aboutissent à une contradiction. Car celui qui rend sans attendre l objet même qu on lui donne refuse, de fait, de recevoir. b. L échange de dons ne peut donc fonctionner comme échange de dons qu à la condition de dissimuler la réciprocité qui serait sa vérité objective. c. Il faut tout l espace, ou plutôt le temps, de la pratique pour dénouer cette contradiction. L élongation temporelle, en séparant le moment du don et celui du contre-don, en les faisant apparaître comme autant "d actes inauguraux de générosité, sans passé ni avenir, c est-à-dire sans calcul", diffère la réciprocité, en ce que le contre-don, tout à la fois parce qu il est par rapport au don différé et différent, n apparaît <170> pas comme inclus dans le projet du don. L échange de dons se présente donc en opposition au donnant-donnant de l échange intéressé, mais aussi au prêt, acte juridique qui fige, comme intemporellement, le moment de la réciprocité.» 13. <170> «Au cours de ce débat célèbre, on n a pas assez remarqué que l argumentation qui précède ne démontre qu une seule chose : que le schéma de l échange de dons et celui de la réciprocité ne sauraient être présents simultanément à la conscience des acteurs sociaux. "Pour que le système fonctionne, écrit Bourdieu, il faut que les agents n ignorent pas complètement les schèmes qui organisent leurs échanges, et dont le modèle mécanique de l anthropologue de l anthropologue explicite la logique, et en même temps qu ils se refusent à connaître et à reconnaître cette logique." a. Mais cette argumentation ne nous dit absolument pas pourquoi c est le schème de l échange de dons qui modèle la pratique, et celui de la réciprocité, qui est pourtant sa vérité objective, qui reste dissimulé. b. Il faut donc fournir une explication supplémentaire. C est en ce point précis que Bourdieu révèle ce qui est sa prémisse cachée : la "loi de l intérêt" gouverne le monde, et cette loi n est pas belle à voir, ni à donner en spectacle. c. On a parfois l impression, à lire Bourdieu, que ses sauvages sont des petits-bourgeois hypocrites, habiles à dissimuler leur "hâte d être quitte, de ne rien devoir" sous les oripeaux d une courtoisie de bon aloi et d un désintéressement forcé.» 14. <170> «Il existe pourtant, dans la littérature abondante suscitée par ce débat, une tout autre réponse, autrement convaincante, à la question que nous venons de poser : pourquoi le "principe de réciprocité" doit-il rester caché à la conscience de ceux-là mêmes qui lui sont assujettis? Pourquoi le système d échanges diffère-t-il et, par là même, dissimule-t-il les éléments de réciprocité qu il comporte nécessairement sous peine de ne plus constituer un système d échanges, c est-à-dire une culture? a. On trouve cette réponse dans l ouvrage classique de Marshall Sahlins, Stone Age Economics [Aldine, 1972 ; trad. Française : L Économie de l âge de pierre]. b. Pour Sahlins, la réalité que l apparence de l échange de dons dissimule et nie, c est celle de Warre (écriture archaïque de War que Sahlins reprend 15

de Hobbes) : ce n est pas tant la guerre que cet état de nature, sans loi, où chacun sait que les autres sont toujours prêts à recourir à la force pour défendre leur honneur et leurs biens, et anticipe qu ils sont sur le point de le faire. Superposé à cette menace insupportable, le niveau empirique de l échange de dons apparaît comme le "contrat social des primitifs". c. En échangeant des biens plutôt que des coups, les sauvages font la guerre à la guerre ; chaque <171> fois qu ils traitent (au sens commercial), c est un traité de paix. d. L échange primitif n est pas guidé par la recherche de l intérêt privé, mais par la nécessité de reproduire sans cesse le lien social sur fond d une menace diffuse, mais toujours présente : celle d un effondrement de l ordre social dans la violence.» 15. <171> «Tout au long de ces pages célèbres, Sahlins est tout près de dire quelque chose qu il ne dit pas vraiment : c est qu entre la réalité de Warre et l apparence du don, il y a non seulement relation de négation, mais aussi d identité ou plutôt, identité à une différence près : le temps qui sépare le don du contre-don. Lorsque l écart se réduit jusqu à disparaître, "la réciprocité [écrit pour sa part René Girard] devient visible en se raccourcissant pour ainsi dire, [elle] n est [plus] celles des bons mais des mauvais procédés, la réciprocité des insultes, des coups, de la vengeance et des symptômes névrotiques. C est bien pourquoi les cultures traditionnelles ne veulent pas de cette réciprocité trop immédiate." Redoutable ambivalence de la réciprocité, où l on passe de la réciprocité positive à la réciprocité négative pour un oui, pour un non.» 16. <171> «Bourdieu ne nous a pas convaincus que ses primitifs devaient se dissimuler la vraie nature de leurs échanges si celle-ci se réduit à la "loi de l intérêt". Sahlins, éclairé par Girard, résout subtilement cette énigme. Ce qu il s agit de dissimuler, par le jeu risqué de la différence, ce n est pas ce que la réciprocité est censée refléter (par exemple l intérêt économique), c est la réciprocité elle-même, en tant qu elle est la forme de la violence et de Warre.» C. Warre 12. L ouverture vers l infini 1. Dès lors on voit l enjeu se déplacer : si le ressort du potlatch, ce n est ni l intérêt (ce que Mauss a bien vu et pas Bourdieu), ni le "hau" de la chose en tant que cette force est celle de l aspiration provoquée par le don (comme l a bien vu Lévi-Strauss), ni non plus celle de l échange posé comme tel (comme Lévi- Strauss le pense) mais l ouverture d un abîme de violence qu il convient de différer, parce que la réciprocité, c est la mort alors il faut identifier non la force de la chose (fût-elle symbolique) mais la profondeur de l abîme. 16

2. Une fois que l on aura ainsi identifié la nature de cette profondeur on pourra faire retour vers la question de l universalité de la culture, de l existence d une archè, et de sa nature. 3. Mais il est tout aussi remarquable que le lieu sociologique soit lui-même débouté et que l auteur de référence ultime, ce soit Hobbes, un philosophe classique. 4. Il convient donc d élucider la nature de la Warre. 5. C est se lancer dans la lecture du Léviathan (1651) de Hobbes (1588-1679), trad. François Tricaud, Sirey, 1983 6. Il s agit de la célébrissime I ère partie «De l homme». 7. Chapitre XI. «De la variété des mœurs» 8. <95> «La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d un objet à un autre, la saisie du premier n étant encore que la route qui mène au second. a. La cause en est que l objet du désir de l homme n est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la roue de son désir futur. Aussi les actions volontaires et les inclinations <96> de tous les hommes ne tendent-elles pas seulement à leur procurer, b. mais aussi à leur assurer une vie satisfaite.» 9. <96> «Ainsi, je mets au premier rang, à titre d inclination générale de toute l humanité, a. un désir perpétuel et sans trêve d acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu à la mort. b. La cause n en est pas toujours qu on espère un plaisir plus intense que celui qu on a déjà réussi à atteindre, ou qu on ne peut pas se contenter d un pouvoir modéré : mais plutôt qu on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu on possède présentement. De là vient que les rois, dont le pouvoir est le plus grand de tous, tournent leurs efforts vers le soin de le rendre sûr, à l intérieur du pays par des lois, à l extérieur par des guerres.» 10. Chapitre XIII a. <120> «La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l esprit, que, bien qu on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d un esprit plus prompt qu un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d un homme à un autre n est pas si considérable qu un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l homme le plus faible en a assez pour tuer l homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s alliant à d autres qui courent le même danger que lui.» i. <122> «De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l espoir d atteindre nos fins. ii. C est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu il n est pas possible qu ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement 17

leur agrément), chacun s efforce de détruire ou de dominer l autre.» b. <122> «Du fait de cette défiance de l un à l égard de l autre, il n existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit <123> aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu à ce qu il n aperçoive plus d autre puissance assez forte pour le mettre en danger.» c. <123> «De plus, les hommes ne retirent pas d agrément (mais au contraire un grand déplaisir) de la vie en compagnie, là où il n existe pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect. Car chacun attend que son compagnon l estime aussi haut qu il s apprécie lui-même, et à chaque signe de dédain, ou de mésestime il s efforce naturellement, dans toute la mesure où il l ose (ce qui suffit largement, parmi les hommes qui n ont pas de commun pouvoir qui les tienne en repos, pour les conduire à se détruire mutuellement), d arracher la reconnaissance d une valeur plus haute : à ceux qui le dédaignent, en leur nuisant ; aux autres, par de tels exemples. d. De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle : i. premièrement, la rivalité ; ii. deuxièmement, la méfiance ; iii. troisièmement, la fierté [Glory].» 11. <124> «Il apparaît clairement par là qu aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tiennent tous en respect, il sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. a. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille et dans les combats effectifs ; b. mais dans un espace de temps où la volonté de s affronter en des batailles est suffisamment avérée : on doit par conséquent tenir compte, relativement à la nature de la guerre, de la notion de durée, comme on en tient compte, relativement à la nature du temps qu il fait. De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu il n y a pas d assurance du contraire. c. Tout autre temps se nomme PAIX.» 12. <124> «C est pourquoi toutes les conséquences d un temps de guerre où chacun est l ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur propre ingéniosité. a. Dans un tel état, il n y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n en est pas assuré : et conséquemment il ne s y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer ; pas de constructions commodes ; pas d appareils 18

capable de mouvoir et d enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force ; pas de connaissance de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d arts ; pas de lettres ; pas de société ; et ce qui est pire de tout, la crainte b. <125> et le risque continuels d une mort violente ; la vie de l homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève.» 13. <125> «Il peut sembler étrange, à celui qui n a pas bien pesé ces choses, que la nature puisse ainsi dissocier les hommes et les rendre enclins à s attaquer et à se détruire les uns les autres : c est pourquoi peut-être, incrédule à l égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la voir confirmée par l expérience. a. Aussi, faisant un retour sur lui-même, alors que partant en voyage, il s arme et cherche à être bien accompagné, qu allant se coucher, b. il verrouille ses portes ; que, dans sa maison même, c. il ferme ses coffres à clef ; et tout cela sachant qu il existe des lois, et des fonctionnaires publics armés, pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits : d. qu il se demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé ; de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes ; de ses enfants et de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clef. N incrimine-t-il pas l humanité par ses actes autant que je le fais par mes paroles? e. Mais ni lui ni moi n incriminons la nature humaine en cela. i. Les désirs et les autres passions de l homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. ii. Pas davantage ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les interdise ; iii. et ils ne peuvent pas connaître de lois tant qu il n en a pas été fait ; iv. or, aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire.» 19

14. Chapitre XIV. «Des deux premières lois naturelles, et des contrats» a. «<129> Et parce que l état de l homme, comme il a été exposé dans le précédent chapitre, est un état de guerre de chacun contre chacun situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu il n existe rien, dans ce dont on a le devoir d user, qui ne puisse éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : b. il s ensuit que dans cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres. C est pourquoi, aussi longtemps que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fût-il, ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes.» c. <129> «En conséquence c est un précepte, une règle générale, de la raison, que tout homme doit s efforcer à la paix, aussi longtemps qu il a un espoir de l obtenir ; d. et quand il ne peut pas l obtenir, qu il lui est loisible de rechercher et d utiliser tous les secours et tous les avantages de la guerre. i. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est de rechercher et de poursuivre la paix. ii. La seconde récapitule l ensemble du droit de nature, qui est le droit de se défendre par tous les moyens dont on dispose.» 15. <129> «De cette fondamentale loi de nature, par laquelle il est ordonné aux hommes de s efforcer à la paix, dérive la seconde loi : a. que l on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu on a sur toute chose ; et qu on se contente d autant de liberté à l égard des autres qu on en concéderait aux autres à l égard de soi-même. Car, aussi longtemps que chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l état de guerre. b. Mais si les autres hommes ne veulent pas se dessaisir de leur droit aussi bien que lui-même, nul homme n a de raison de se dépouiller du sien, car ce serait là s exposer à la violence (ce à quoi nul n est tenu) plutôt que se disposer à la paix.» 16. Ce que Hobbes permet d affirmer à partir de cette analyse de la Warre : la profondeur abyssale à laquelle répond la culture en la métamorphosant par dessaisissement, est l effroyable dont on pense que les hommes inconnus sont capables (cf. les gens de Kiriwina cités par Malinowski disant de ceux de Dobu : «Ils ne sont pas bons comme nous»). 17. Ce qui produit cette impression, c est la projection dans l imaginaire de quelque chose qui apparaît. Autrement dit, à l origine il y a là le fantasme. Mais le fantasme lui-même n est jamais, en dernier ressort, que la conséquence du simple fait d être conscient. 18. D autre part, le thème de l inconnu ne suffit pas à qualifier la terreur. Une simple xénophobie ne fait pas l affaire : a. il ne faut pas que les hommes inconnus et terrifiants soient simplement des étrangers, il faut que leur étrangeté leur confère une dimension 20