«Écrire et publier dans un horizon incertain»



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Transcription:

«Écrire et publier dans un horizon incertain» Conférence donnée le jeudi 22 mars 2012 à la Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris Hamid Mokaddem Je parle pour la deuxième fois à La Maison de la Nouvelle-Calédonie de Paris. En janvier 2010, j avais soutenu ici même une thèse d anthropologie politique portant sur la constitution de l espace public en Nouvelle-Calédonie. Aujourd hui, je voudrais m exprimer en étant cette fois-ci soulagé du poids de la contrainte de l évaluation. Bien que parler de l espace littéraire calédonien ne soit pas moins contraignant, je voudrais m exprimer en toute liberté et expliquer ce qu écrire et publier signifient dans un horizon incertain. Je le ferai à partir de ma propre expérience et autour des deux publications récentes, Le respect et Le discours politique kanak. Je tiens à féliciter et à remercier de vive voix la Maison de la Nouvelle-Calédonie, plus particulièrement son directeur, Joël Viratelle, ainsi que toute son équipe, notamment Virginie Soula, Florence Klein et Manuel Bachet. Il est bien entendu que d une part, je suis le seul responsable des propos tenus et que d autre part, qu ils n ont de sens qu à partir de la publication des deux petits livres. Qu est-ce qu on doit comprendre derrière le titre un peu pompeux : «écrire et publier dans un horizon incertain»? Je ne vous ferai pas l affront de reprendre les questions classiques du «Pourquoi écrivez-vous?» ou de «l implication de l écrivain» inscrit dans une communauté politique. Après coup, écrire c est fixer par des mots des idées pour avoir un support matériel, un mémorandum. Sans gloser sur les différences conceptuelles entre «création» et «production» littéraires, on doit bien dire qu un texte est forcément pris par un processus de mise en forme, un devenir autre que j appelle «publication». J entends «publier» au sens de «produire» ou de «faire émerger» un ensemble de signes (visuels, graphiques, sonores) produisant du réel. Sachant que le texte publié ou en cours de publication échappe complètement à l auteur. Il est vain et ridicule pour un auteur de vouloir légiférer sur la lecture du lecteur. C est ce point précis de la propriété, de l appropriation et du droit d appropriation du texte par le lecteur qui m intéresse précisément ici. Par conséquent, j entends par publication un devenir ou un processus qui profile et se profile dans un horizon incertain. Pour préciser ce qu est l horizon incertain, le mieux est de s appuyer sur des textes d auteurs kanak, calédoniens et français connus, reconnus mais parfois méconnus. 1

Il existe des écrivains et orateurs, bien plus prestigieux que moi, qui ont décrit ce point d incertitude de la Nouvelle-Calédonie. Jean Mariotti, romancier exilé à Paris, fut auteur en 1942 d un roman intitulé A bord de l Incertaine. L Incertaine est le nom d une épave échouée sur la mangrove. Par extension, le nom de l épave renvoie à la Nouvelle-Calédonie. Plus exactement dit, L Incertaine évoque l incertitude caractérisant la relation imaginaire des personnages à leur lieu. Certaines critiques littéraires ont comparé A bord de l incertaine, roman d enfance, avec le Grand Meaulnes d Alain Fournier. On ne doit pas oublier cependant que dans la composition du roman, de manière succincte et en filigrane, revient le spectre de 1878, la première grande insurrection kanak. La fiction A bord de l incertaine exprime le devenir incertain de la Nouvelle-Calédonie. En 1978, Jean-Marie Tjibaou, leader charismatique kanak, prononçait deux discours à l occasion de deux manifestations importantes, l une culturelle et l autre politique. Pour célébrer le centenaire de la naissance de Maurice Leenhardt au Musée de l Homme à Paris, invité par Jean Guiart, Jean-Marie Tjibaou s exprimait sur le rapport ou non rapport entre le travail missionnaire et ethnologique de Maurice Leenhardt et la revendication du peuple kanak. La même année, lors d un congrès décisif tenu dans l île de Maré, où il était question en partie de commémorer le centenaire de la première grande insurrection du peuple kanak, l orateur et leader politique parlait de la place du peuple indigène revendiquant son indépendance. On doit signaler que l insurrection de 1878 était considérée par un autre auteur kanak, Apollinaire Anova, comme étant l événement fondateur de l histoire contemporaine de la Nouvelle-Calédonie comparable à 1789 pour l histoire de France. Jean-Marie Tjibaou relatait la «Calédonie» en passe de devenir le «Pays kanak» (on ne parlait pas encore de Kanaky) en exhortant les militants de l Union calédonienne à ne pas considérer la Calédonie comme une «épave» tout juste bonne à être pillée sans se soucier du patrimoine «à promotionner». En 1988, en pleine campagne des élections présidentielles, François Mitterrand écrivit une lettre adressée à tous les Français. Au sujet de la Nouvelle- Calédonie, il disait ceci : «La Nouvelle-Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre rassemble, en miniature, toutes les composantes du drame colonial. Il est temps d en sortir.» Le propos était contemporain d une urgence. La Nouvelle-Calédonie se cherchait et devait trouver une stabilité, une certitude où chacun (chaque «communauté ethnique» pour reprendre le vocabulaire employé par Pierre Messmer puis Alain Christnacht) devait trouver sa place dans une paix civile. Pour finir, en 2005, Déwé Gorodey publia un roman L épave traitant de personnages pris par la tourmente et la dérive ou par les temps qui courent (pour reprendre le titre d un autre de ses écrits) contemporains de l Accord de Nouméa. On comprend que l «horizon incertain» dont il s agit ici concerne le devenir de la Nouvelle-Calédonie. En d autres termes, le point d incertitude est le propre, la propriété, le nom propre du pays. Au passage, nom propre de la Nouvelle-Calédonie qui pourrait changer à condition d être choisi en commun par les acteurs concernés. Par horizon incertain, on entend l ouverture des possibles, le point d incertitude, ou encore pour reprendre Beckett, l innommable. Par conséquent, il me semble qu écrire et publier dans l innommable revient en partie à nommer, par-delà les logiques des faux-semblants, ce qui est essentiel. Pour être plus concret, je vais parler rapidement de la publication des deux petits essais, Le respect et Le discours politique kanak. 2

Le respect. De quoi s agit-il au juste dans ce livre au titre désuet et moraliste? De la question de la construction en cours de la communauté politique ou nationale ; plus exactement dit, des conditions de possibilité de la communauté politique appelée au niveau local «destin commun». Or, toute construction politique passe forcément par une transmission des valeurs, des savoirs et des pratiques. Le mot d ordre de «destin commun» sous-tend la période politique de l Accord de Nouméa dont la Nouvelle- Calédonie n est pas encore sortie. Il se traduit plus ou moins bien dans les programmes scolaires de l école primaire par un autre mot d ordre, le «vivre et construire ensemble». La souveraineté partagée de l Accord de Nouméa se fonde sur une déclaration de principe ou d intention : le peuple kanak et l ensemble des «communautés ethniques» peuplant la Nouvelle-Calédonie doivent construire ensemble une seule et même communauté politique au singulier. Au passage, il n est plus possible de poser la question «Que faire?» mais plutôt celle, ajustée à la situation actuelle, du «Comment faire?». La question pragmatique des transmissions est posée dans et par le dispositif de l Accord de Nouméa. Il s avère qu un des systèmes de reproduction et de transmission est celui de l institution scolaire. On a retracé à juste titre l histoire de l institution scolaire comme celle d une institution coloniale. Aujourd hui, il s agit peut-être de «décoloniser» celle-ci. La décolonisation étant un des maîtres mots de l Accord de Nouméa. Il m avait semblé incontournable de comprendre à quelles conditions de possibilité la construction du vivre et construire ensemble pouvait s exercer par l entremise du système éducatif calédonien. À quelles conditions peut-on construire en Nouvelle-Calédonie un système de reproduction prenant en compte les histoires différenciées à l origine des compositions des communautés en présence? Le respect est conceptualisé dans cette perspective. Comment les systèmes de pensée en présence corrélatifs des systèmes sociaux de valeurs construisent-ils leurs représentations du respect alors qu ils sont pris par un processus global de mutation ou de transformation? Il s agit par l étude des constructions culturelles et historiques du «respect» de penser le devenir politique de la Nouvelle-Calédonie. L essai œuvre dans le sens d une réconciliation des pratiques, les pratiques didactiques et scolaires avec les pratiques culturelles. Je suis loin d être le seul auteur à avoir analysé cela. Un ami et écrivain kanak, enseignant de surcroît, Luc Enoka Camoui, a parfaitement traité ce point en pensant la pratique coutumière des échanges réconciliée avec les pratiques scolaires dans un essai intitulé Lien et séparation de l enfant kanak publié par les éditions de la Province Nord. Comment changer le paradigme des actions? Ou mieux dit : comment changer le regard de la société kanak sur l école et le regard de l école sur la société kanak? En pratiquant la médiation. Je laisse en suspens la question de l efficacité de ces types d écrits contre les pesanteurs des structures mentales et sociales des habitus coloniaux ou post-coloniaux. C est une question que nous expérimentons au quotidien en Nouvelle-Calédonie. Je dirai plus modestement qu écrire et publier en Nouvelle-Calédonie supposent une intelligence des conditions pratiques contemporaines de l Accord de Nouméa. Le respect est une publication de la Nouvelle-Calédonie. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où il s agit d inscrire l action à l intérieur du dispositif de l Accord de Nouméa pour médiatiser les systèmes de pensée, kanak et calédonien. L acte de construction des médiations porte un nom, celui de «destin commun». Le respect est la distance nécessaire pour 3

nouer les médiations entre peuple kanak et communautés peuplant la Nouvelle- Calédonie. Le discours politique kanak, publié aux éditions de la Province Nord, étudie les discours et leurs incidences sur la conversion de l ethnie en peuple ou de la transformation du peuple autochtone mélanésien en peuple national kanak. Il me semble que cette transformation est contemporaine de la révolution du peuple kanak à partir du 18 novembre 1984 bien qu il soit évident que les signes et prémisses de cette révolution datent des années soixante-dix. Je me suis appuyé sur quatre discours situés dans des séquences d événements contemporaines des années soixante-dix avec le discours de Jean-Marie Tjibaou en 1978 sur le patrimoine comme métonymie de l indépendance kanak en passant par le discours prononcé par le député Rock Déo Pidjot à l Assemblée nationale le 31 juillet 1984 relayé par le discours d Eloi Machoro, secrétaire général de l Union calédonienne, le 3 novembre 1984 au sujet du mot d ordre du boycott actif des élections territoriales du statut Lemoine jusqu au texte de Raphaël Pidjot, écrit en 1999, à l occasion de la publication à Nouméa des Chroniques du pays kanak sur la mutation de la société kanak prise dans la double contrainte de la mondialisation des échanges. La question centrale de l identité et de la constitution du peuple kanak était posée par récurrence. J entends le concept de récurrence au sens conféré par l épistémologue Gaston Bachelard repris dans une certaine mesure par l archéologie et la généalogie de Michel Foucault, à savoir, à partir d aujourd hui, comprendre comment s est constitué un savoir sans pour autant commettre un anachronisme, une projection des préoccupations du présent sur le passé. Il ne s agit pas d histoire immédiate mais de questionner à partir du présent comment se situe la présence du peuple kanak. Je l ai fait en faisant la généalogie de certains discours tenus par des acteurs politiques kanak. Le discours politique kanak n est pas une étude politiste sur les partis politiques kanak. C est une analyse de la question de la revendication nationaliste kanak constitutive de l identité du peuple kanak effectuée à partir de la reconnaissance de la souveraineté reconnue par l Accord de Nouméa. En effet, si vous relisez avec soin la fin du point 3 du préambule de l Accord de Nouméa, la fondation de la souveraineté partagée entre la (République) de France et la Nouvelle- Calédonie suppose au préalable la reconnaissance de la souveraineté du peuple kanak. Cela ne veut pas dire la souveraineté de Kanaky mais la reconnaissance de l identité du peuple kanak. Je crois qu il est nécessaire de relire ce court passage pour mieux comprendre comment est problématisée la question de la souveraineté du peuple kanak et comment la reconnaissance de celle-ci est le préalable d une refondation d une nouvelle souveraineté partagée par tous : «La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie et leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun.». Le «pour lui» signifie en clair que le peuple kanak, représenté par le FLNKS, n est pas le seul à revendiquer une reconnaissance. On doit rappeler que le préambule est reconnu par la Constitution de la République et qu il a une valeur 4

juridique constitutionnelle. Ce n est ni le droit ni la politique qui motivent l intérêt du livre, le discours politique kanak. Il s agit de comprendre comment s est constituée l identité du peuple kanak par l expression de sa souveraineté. Nécessairement, il me fallait revenir au patrimoine politique kanak et aux discours tenus par les acteurs kanak ayant contribué à la constitution du peuple. En effet, aussi bien Jean-Marie Tjibaou, Rock Déo Pidjot, Eloi Machoro que Raphaël Pidjot ont milité et œuvré pour que le peuple kanak ne soit pas réduit par les technologies politiques d Etat en une quelconque communauté ethnique. Ou pour reprendre l image percutante du discours d Eloi Machoro que le peuple kanak ne soit pas dilué comme «les quelques petits pois dans un potage». Il est clair qu aujourd hui la Nouvelle-Calédonie ne se situe plus dans les séquences d événements contemporains des quatre discours étudiés, publiés et reproduits en deuxième partie. Aujourd hui la question du peuple kanak se construit avec la reconnaissance du peuple calédonien toutes deux en rapport avec la reconnaissance de l Etat. Pour mieux comprendre la dialectique et généalogie de la constitution de l ethnie en peuple, il fallait écouter la voix du peuple kanak en revenant aux discours politiques tenus par les acteurs les plus efficaces. Ainsi écrire et publier passaient par l intelligence des conditions d écriture dans le dispositif de l Accord de Nouméa. Par décision, j ai privilégié les discours et les sources de première main plutôt que les travaux de la considérable littérature scientifique sur la période des événements et des accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa. Je vais finir en donnant un exemple, l étude du concept de patrimoine pratiqué dans le discours de Jean-Marie Tjibaou. Le discours prononcé en 1978 au congrès de l UC que j avais évoqué rapidement fait suite au congrès de 1977 de l UC à Bourail où l UC de parti autonomiste calédonien devenait un parti politique indépendantiste kanak. En 1976, un autre parti politique indépendantiste kanak se créé, le PALIKA (Parti de Libération Kanak) et par contrecoup, un parti politique calédonien rassembla tous les autres partis calédoniens, à l exception de ce qui allait devenir la FNSC (la Fédération pour une Nouvelle Société Calédonienne), le RPC (Rassemblement Pour la Nouvelle-Calédonie) qui se transforma en RPCR (Rassemblement pour la Nouvelle-Calédonie dans la France) fondé en 1977 autour du leader charismatique Jacques Lafleur. Le positionnement de l UC pour l indépendance kanak malmenait la vieille devise du parti autonomiste : «Deux couleurs, un seul peuple». Le discours d ouverture était un programme politique ambitieux : comment revendiquer et construire le Pays Kanak? La revendication portait sur la totalité du Pays incluant selon Tjibaou, l univers ou le «cosmos» : eau/terre/mer dont fait partie l homme. Or la revendication obligea les militants de l Union calédonienne à questionner la place des autres communautés. Dans cette perspective, il me fallait être attentif au détail et relief du discours. Je constatais que le mot «patrimoine» revenait comme un leitmotiv. Le patrimoine à «promotionner» devenait la métonymie de l indépendance kanak jusqu à inclure l économie (les ressources naturelles et humaines). Ce discours est transcrit à partir d un enregistrement fait par Christian Burck, le frère de François Burck. On est sensible en écoutant la parole et en lisant la transcription au passage graduel de la Calédonie à la Kanaky. La transcription d un discours oral en discours écrit ne signifie pas la sacralisation de la parole aux dépens de l écrit (ou l inverse) mais exige une attention aux circonstances : date, lieu, forme 5

du discours, prescriptif, performatif ou acte de langage etc. Le journaliste kanak qui m avait autorisé à transcrire ce discours tout en se disculpant me disait alors qu il avait peur de sauter si on apprenait qu il m avait fait entendre ce discours. Ce détail anecdotique indique les contextes de la publication. Pour conclure, je dirai sommairement qu en Nouvelle-Calédonie, écrire et publier se situent perpétuellement dans un devenir et horizon incertain. Je finirai en reprenant au philosophe Althusser, le titre d un de ses écrits, L Avenir dure longtemps et vous remercie de votre attention. 6