Les enchaînements paratactiques et leur traduction



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Buletinul Ştiinţific al Universităţii Politehnica din Timişoara Seria Limbi moderne Scientific Bulletin of the Politehnica University of Timişoara Transactions on Modern Languages Vol. 10, No. 1-2 / 2011 Les enchaînements paratactiques et leur traduction Mihaela VISKY Résumé : Les constructions paratactiques imposent une implication plus profonde du traducteur dans les phases de compréhension et de réexpression du texte. Pendant l étape de restitution du sens dans la langue cible, le traducteur se trouve coincé entre son désir d expliciter l implicite et son devoir de respecter le vouloir-dire et le style de l auteur. En guise d illustration, nous présentons quelques exemples d enchaînements paratactiques extraits d un roman policier français et nous analysons et justifions les variantes de traduction retenues. Mots-clés : traduction, parataxe, roman policier, démarche sémasiologique, démarche onomasiologique 1. Introduction Le traducteur n est pas toujours le maître de son parcours professionnel, dans la plupart des cas, il travaille sur commande, ce qui l oblige, à chaque fois, à se poser des questions non seulement sur le texte à traduire, mais aussi sur ses compétences et sur sa capacité de rendre fidèlement le sens, ainsi que le vouloir-dire et le style de l auteur. Dans le cas de la traduction d un roman policier d Yves Ravey, cette tâche s avère deux fois plus difficile : d une part, parce qu il s agit d un roman à énigme, où l implicite et le suspens occupent une place importante, et, d autre part, parce que le style de l auteur, qui privilégie les enchaînements paratactiques au détriment de l hypotaxe, oblige le traducteur à être aussi subtile et simple que l auteur dans la phase de compréhension, mais aussi dans la réexpression du texte. Assistant, Department of Communication and Foreign Languages, Faculty of Communication Sciences, Politehnica University of Timişoara, Romania. 47

2. Le roman policier d Yves Ravey : un «plat pour gourmets» Suivant Roger Caillois ( Lits 1999 : 93), le roman policier «n est pas un récit, mais un jeu, non une histoire, mais un problème» ou, en d autres mots, comme l affirme Claude-François Ménestrier (Lits 1999 : 92), il s agirait plutôt d «un jeu qui cherche à donner du plaisir en donnant de la peine». Donc, si le lecteur-traducteur ne réussit pas à résoudre le problème, en le faisant transgresser de la langue de l original à la langue cible, tout en se donnant et en donnant à ses lecteurs de la peine et du plaisir, il n a pas rempli sa tâche. La résolution du problème est rendue plus difficile par la mécanique narrative de l auteur et par son style. Le roman policier d Yves Ravey se rapproche du roman policier classique et du roman noir, mais nous pensons qu il ressemble plus au polar d atmosphère appelé «à la française», comme celui de Simenon, où l art du non dit est maîtrisé à perfection, et des romans noirs scandinaves en vogue aujourd hui, qui se rattachent aux problèmes de la vie quotidienne et de la société et dont le héros n est pas un détective ou un policier, mais quelqu un ayant un autre métier et une autre motivation. Dans le cas d Yves Ravey, la mécanique narrative s éloigne des schémas préétablis, l auteur procède par des pas en arrière, le lecteur est dépourvu de repères temporels ou spaciaux. Les toponymes et les noms des personnages n aident pas le lecteur-traducteur à se fixer dans l espace, les marques de voitures, qui appartiennent à une époque révolue même si l intrigue est actuelle, ne l aident pas à se fixer dans le temps. En plus, Yves Ravey n est pas un écrivain privilégiant l introspection et faisant ses personnages parler d eux et de leurs motivations, comme il l avoue dans une interview de 2008 prise au salon du livre de Genève : «Je n aime pas dire ce à quoi pense un personnage, je préfère dire ce qu il fait, ce qui laisse, en retour, deviner ce qu il pense. Il me semble que c est ainsi que nous vivons. Nous ne connaissons les gens que dans leurs agissements, qui peuvent souvent être très différents de ce qu ils affirment» (Ménine 2008). Toujours dans cette interview, l écrivain reconnaît qu il travaille beaucoup certaines scènes, ce qui implique, certainement, un peaufinage au 48

niveau de l écriture et du style. Il réussit à créer ainsi des ouvrages de petites dimensions, (Bambi Bar a un peu plus de 90 pages), mais qui surprennent par leur originalité. L histoire du roman Bambi Bar est simple : une jeune mineure, Caddie, est enlevée par sa mère qui la conduit dans un dancing faisant aussi office de peep-show d un pays voisin. Son oncle, Léon Rabernak, part à sa recherche, après le suicide de son frère, auquel il avait promis de ramener la jeune Caddie à la maison. L auteur raconte les aventures de Léon Rabernak à la recherche de sa nièce et sa lutte contre un réseau de prostitution. Sous l apparente simplicité de l histoire et des phrases, se cachent d innombrables non dits et secrets qui font tout son charme et son originalité, ressentis aussi par le journaliste Christophe Kantcheff (2008) qui affirme, à propos du roman Bambi Bar : «Ici, l auteur opère à la manière d un cuisinier : il réduit la matière pour en délivrer tout le suc. Bambi Bar est un plat pour gourmets». Et c est au traducteur de rendre au suc du texte traduit toutes les saveurs du suc original et apporter autant de plaisir aux papilles gustatives des gourmets destinataires de la traduction qu à celles des gourmets français. Les phrases d Yves Ravey sont simples, brèves, l auteur préférant la juxtaposition et la coordination à la subordination. Mais, comme dans le cas des plats exquis, sous cette apparence de simplicité et de naturel se cachent des saveurs inattendues. 3. La parataxe dans le roman d Yves Ravey et sa compréhension Le recours à la parataxe dans ce roman d Yves Ravey pose au traducteur des problèmes liés surtout à la compréhension du sens et non pas à sa restitution dans le texte traduit. Car, du point de vue syntaxique, la parataxe est plus simple à restituer que l hypotaxe. Comme le soulignait Nunzio La Fauci (2007 : 8) dans son article «Paradoxes de la parataxe», l hypotaxe et la 49

parataxe représentent «un contraste entre plus de syntaxe (plus de mots, plus de règles) et moins de syntaxe (moins de mots, moins de règles), un contraste entre une syntaxe plus riche et une moins riche». La parataxe consiste en une suite de phrases sans marqueurs de rapports syntaxiques ou, en d autres mots, sans éléments indiquant la subordination. Longtemps appréciée comme une marque de simplicité de style, de raisonnement moins développé, elle commence à être reconsidérée. Mais, si l on analyse la parataxe au niveau macrosyntaxique, comme le fait Julie Glickman sur des exemples d enchaînements paratactiques extraits de textes en ancien français, on peut arriver à des idées intéressantes concernant l implication active du traducteur dans leur compréhension. Glickman (2010 : 363) affirme que le lien entre propositions est perçu «de manière inconsciente par les locuteurs», donc par le traducteur, et que l interprétation de ce type de constructions «nécessite une situation précise, comme un contexte hypothétique» (Glickman 2010 : 367), donc le sens est plutôt «suggéré». Pour comprendre le contexte du livre, qui n offre pas de repères stables et nécessaires à la compréhension de ce sens «suggéré» (sans repères sociaux et temporels, sans explications de la part des personnages, sans informations données par l auteur), nous avons été obligée de nous intéresser à l œuvre entière d Yves Ravey, à ce qu il dit de ses livres et du métier d écrivain, à son style et à ce qu en pensent les autres. Dans l article déjà cité, Nunzio La Fauci insiste sur le fait que la compréhension du sens des constructions paratactiques est plus difficile, car il est moins évident : «L étude de la parataxe /.../ demande une idée de langue plus adéquate à la nature de processus des phénomènes à étudier, car (il est banal de le rappeler) moins un processus est évident, plus sa détermination est difficile. Et la composition en parataxe a moins d évidence que la composition en hypotaxe, ce qui comporte que la linguistique, au sujet de la parataxe, doit rendre justice aux locuteurs, à leur travail de conceptualisation souvent obscur et à la compléxité sous-jacente de ce qu ils font». (La Fauci 2007 : 8-9) 50

La parataxe n apparaît pas dans n importe quel genre de texte et elle doit être comprise en fonction d autres marques linguistiques, dans notre cas en fonction de l organisation thématique d un chapitre ou d un paragraphe, de l ordre des propositions et de la position qu une phrase occupe dans un paragraphe ou dans une séquence et de la ponctuation. Dans le roman policier, la parataxe assure le suspens, augmente la tension qui se transmet au lecteur par la rapidité des actions et le volume des non dits, mais, dans le cas d Yves Ravey, les enchaînements paratactiques remplissent aussi d autres fonctions qu on peut déduire de la même interview prise au salon du livre de Genève et dans laquelle il offre quelques éclaircissements sur son style et sa manière de travailler. Yves Ravey (Ménine 2008) insiste sur le fait que, parfois, les phrases écrites précèdent le raisonnement et qu il faut être le plus naturel possible dans sa manière d écrire : «Si c est trop construit, c est que c est raté», donc, pour être naturel, il faut préserver l oralité du texte écrit, ce qui implique des pauses, des non dits, des implicites, du suspens verbal. Une deuxième cause d utilisation de la parataxe est, comme nous l avons vu, la conviction de l auteur que les gens se caractérisent surtout par leurs actions, conviction qui, au niveau textuel, se traduit par des phrases sans fioritures, dans lesquelles les verbes sont nombreux et le volume du lexique utilisé est minimal. Une troisième cause de cette abondance de constructions paratactiques dans ce roman serait, à notre avis, le fait qu Yves Ravey est aussi auteur de pièces de théâtre. Les enchaînements paratactiques permettent au lecteur et au traducteur une lecture rapide, comme le scénario d un film, mais demandent de sa part une grande capacité imaginative et empathique, car il devient aussi constructeur de messages et coparticipant à la construction du message général du roman. De ce fait, il devient le réceptacle de la tension des actions et des états d âme des 51

personnages, se sentant, tout comme eux, pris au piège, à l attente d un malheur, par la suite, comme le dit Nathalie Crom (2009) dans Télérama du 21 octobre 2009 à propos du roman Cutter d Yves Ravey, «c est avec précaution qu on entre dans un livre d Yves Ravey. Sur la pointe des pieds. L œeil et le cœur aux aguets. Car toujours le terrain y est dangereaux, miné, et tout ce qui devrait rassurer /.../ n est qu illusion». Il suffit de lire les premières quatre-cinq pages du roman pour se sentir angoissé, inquiet, ressentant un danger proche. Et cette atmosphère angoissante et ténébreuse se maintient tout au long du roman, sans aucun artifice stylistique, par les enchaînements paratactiques et les non dits aparaissant dans le texte. C est la même apparente pauvreté stylistique et la même simplicité de la phrase que celles des romans de Georges Simenon, considéré le maître du non dit dans le roman policier d expression française. L utilisation de la parataxe et de l ellipse, en général, la parataxe pouvant être considérée une ellipse, permet à l écrivain, comme le remarque Yak Rivais, de faire passer plus de sens par le contexte, car la phrase est dissoute et ne représente plus l objet de son travail : «elle entretient la pulsion de l œuvre, et l œil la traverse maintenant sans s arrêter /.../ elle n a de sens que dans ses rapports aux autres phrases et du coup le jeu s aggrandit. Le texte plus large se recentre, plus uni; on le parcourt plus vite» (Rivais 1991 : 117). Cette rapidité de lecture du texte se transmet au traducteur qui se retrouve, haletant et fatigué, à la fin de la lecture-traduction d un chapitre, mais sachant que, par son implication lors de la démarche sémasiologique, il réussit à trouver les moyens linguistiques et syntaxiques nécessaires à son réexpression dans la langue de la traduction, donc, implicitement, il réussit à transmettre la tension et le suspens de l original à son lecteur. 52

4. Le traducteur et la restitution de la parataxe en langue cible Mais, même si le traducteur a acquis une méthode et maîtrise bien les langues de la traduction, il doit faire des choix en fonction de ses connaissances du sujet et de l auteur, de son propre savoir-faire et de son inspiration. Comme l affirme Jean-René Ladmiral (2007 : 35) : «condamné à être libre, le traducteur est un décideur», mais ses décisions doivent être au service des effets stylistiques consciemment introduits par l auteur et des ressources de la langue cible. Marie-Claude-Frédéric Vaultier (citée par Dotoli 2004 : 49) remarquait, dans l article «De la traduction», paru en 1812, que «toutes les difficultés de la traduction sont dans le style, parce que le style, attaché aux signes et non à la pensée, ne passe point avec cette dernière dans une formule composée de signes nouveaux». La traduction de «l artifice de style» appartient à ce que Efim Etkind (1990 : 22) apprécie comme étant le sommet de la traductioninterprétation et qu il appelle «traduction-recréation». La traduction-recréation «recrée l ensemble, tout en conservant la structure de l original. La traductionrecréation n est pas possible sans sacrifices, sans transformations, sans additions; mais tout l art du traducteur consiste précisément à ne pas faire de sacrifices au-delà du nécessaire, à ne tolérer les transformations que si elles demeurent dans le cadre précis et restreint du système artistique en question», soutient Jacqueline Henry (2003 : 236). Michel Ballard (2004 : 214) la nomme «traduction-transformation» et affirme qu elle se manifeste au niveau des relations interpropositionnelles. Mais, au-delà de toutes ces règles à respecter pour réussir sa traduction, le traducteur fait intervenir aussi sa subjectivité. Or, dans le traitement de l implicite, du non dit, comme c est le cas des constructions paratactiques, la subjectivité et la liberté du traducteur vont de paire. Dans son article «Implicite et explicite dans la traduction de texte de Kurt Tucholsky, Catherine Desbois affirme : 53

«Cette subjectivité est à l œuvre dans les deux activités que conjugue le traducteur, celle de lecteur, qui comprend, ainsi que celle d auteur, qui permet à son destinataire /.../ de comprendre. / / La réécriture, parfois assez creative lorsque le texte source /.../ contient beaucoup d implicite, est une transformation du texte de départ passant par le prisme de la personne du traducteur» (Desbois 2009 : 8) Mais, en phase de réexpression, la part de subjectivité varie d un traducteur à l autre et se manifeste à deux niveaux : «d un côté dans la part d implicite décodée, de l autre dans celle devant être réencodée pour permettre la réception du texte traduit» (Desbois 2009 : 2). Au niveau syntaxique, celui des relations interphrastiques et interpropositionnelles, ce décodage-encodage de l implicite des enchaînements paratactiques se manifeste, pour respecter la terminologie de Michel Ballard, sous la forme des «enchâssements», définis comme une transformation de «la relation d indépendance, qui est la leur, en relation hiérarchisée, de principale à subordonnée, marquée par un relateur», et des «désenchâssements» «lorsque l on transforme la relation hiérarchique existant entre les deux propositions en relation de coordination ou de juxtaposition» (Ballard 2004 : 216-217). Toutes ces transformations au niveau de la structure superficielle du texte ne modifient pas le sens perçu par le lecteur-traducteur-auteur, les choix des moyens formels étant soumis au respect de la structure profonde et le style du texte cible devant être «un style fonctionnellement équivalent plutôt que formellement identique dans la langue réceptrice», comme le soulignent Taber et Nida (1971 : 57). Cette affirmation justifie les choix lexicaux et stylistiques que nous avons privilégiés dans notre traduction, en respectant le vouloir-dire de l auteur et les effets qu il a poursuivis chez le lecteur. Nous avons, donc, choisi à conserver l implicite dans le texte traduit au niveau formel, de la structure superficielle, mais aussi au niveau de la structure profonde et, parfois, à l adapter au niveau des équivalences entre les unités de traduction, ci-inclus au niveau interpropositionnel. 54

Dans le roman Bambi Bar d Yves Ravey, les enchaînements paratactiques se retrouvent dans trois situations différentes, ayant, au niveau textuel, des fonctions spécifiques : a) dans les passages décrivant les agissements des personnages, tels que perçus par le héros qui les poursuit par ses jumelles, assurant une sorte de travelling cinématographique ; b) dans les moments de tension maximale, où l agglomération des actions et la «pauvreté» lexicale transmettent au lecteur les mêmes sensations que celles ressenties devant l image télévisuelle ou cinématographique; c) dans les moments à suspens, par les non dits, les sous-entendus et l implicite introduits par les phrases sans connecteurs. Lors de la phase de réexpression, nous avons tenu compte non seulement des caractéristiques formelles et profondes des constructions paratactiques, mais aussi de leurs fonctions spécifiques dans ce roman d Yves Ravey. Comme nous venons de le montrer plus haut, nous pensons avoir respecté la structure sémantique profonde des constructions paratactiques, assurant au lecteur roumain la saisie des intentions de l auteur. Nous allons analyser les modifications apparaissant au niveau syntaxique lors de la phase de transmission des unités de sens et de leur réexpression à l aide des moyens linguistiques et des transformations formelles propres à la langue roumaine. Dans la majeure partie des cas, les enchaînements paratactiques ont été traduits toujours par des constructions paratactiques, dans toutes les trois situations présentées ci-dessus. En voici quelques exemples : a) passages décrivant les agissements des personnages : Revenu à l appartement, je me suis mis en position devant mes jumelles. J ai réglé les lentilles sur l immeuble d en face, au-dessus du Bambi Bar : Premier étage. Monica était dans sa chambre, comme d habitude à cette heure-ci. Elle s est levée. Maintenant la cuisine. Elle est réapparue. Elle a ouvert et refermé la porte d une armoire. Enfin, elle est repartie dans sa chambre. Par sécurité, j ai rétréci l écart entre les rideaux. Ensuite, j ai réglé la hauteur du trépied. La fille de Monica, Caddie, est sortie de sa chambre. Monica s est rendue à la cuisine et elle s est assise à table en face de Caddie. (p. 20) 55

O dată ajuns în apartament, mi-am reluat locul lângă binoclu. Am reglat lentilele pentru clădirea din faţă, deasupra de Bambi Bar: etajul întâi. Monica era în camera ei, ca de obicei la ora aceea. S-a ridicat. A mers în bucătărie. A apărut. A deschis şi a închis uşa unui dulap. În sfârşit, s-a înapoiat în cameră. Din precauţie, am apropiat mai mult perdelele. Apoi am reglat înălţimea trepiedului. Fiica Monicăi, Caddie, a ieşit din camera ei. Monica a intrat în bucătărie şi s-a aşezat la masă în faţa ei. Plus loin : Elle a décroché. La porte d entrée s est ouverte. Monica est entrée et elle s est appuyée contre le mur du salon pour observer sa fille, une cigarette à la main. J ai entendu la respiration de Caddie /.../ (p.21) A ridicat receptorul. Uşa de la intrare s-a deschis. Monica a apărut şi s-a rezemat de perete, cu o ţigară între degete, observându-şi fiica. Am auzit respiraţia lui Caddie /.../ b) moments de tension maximale (Léon Rabernak, l oncle parti à la recherche de sa nièce Caddie, demande l aide de la police, au vu et au su de ses ravisseurs): J ai pris le chemin du bar. Monica et Maurice ont suivi. Le barman a posé le téléphone sur le comptoir, j ai recomposé le numéro de la gendarmerie en tournant le dos au barman. J ai parlé à l adjudant / / Monica m a arraché le combiné. Elle a appliqué l écouteur contre son oreille. Elle a attendu quelques secondes : Il n y avait personne au bout du fil. (p. 86) M-am îndreptat spre bar. Monica şi Maurice mă urmau. Barmanul a pus telefonul pe tejghea. Am format numărul jandarmeriei, întorcându-mă cu spatele spre barman. Am vorbit cu plutonierul / / Monica mi-a smuls receptorul din mână. Şi-a lipit urechea de receptor. A aşteptat câteva secunde. Nu era nimeni la celălalt capăt. c) moment à suspens (par exemple, le début du roman) Je les ai entendus frapper. C était l aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J ai ouvert et je leur ai proposé d entrer. Mais je me suis repris: En fait, je préférais les recevoir dans mon atelier. / / J ai jeté un regard en arrière : Un des deux gendarmes s était arrêté en chemin. Il discutait avec le gardien de l immeuble /.../ (p. 9) I-am auzit bătând. Era dimineaţa devreme. Cei doi jandarmi se aflau dincolo de uşă. Am deschis şi i-am poftit să intre. Dar m-am răzgândit: de fapt, aş prefera să-i primesc în atelier. / / Am privit înapoi: unul dintre ei se oprise şi discuta cu portarul / / 56

Mais, dans le processus de restitution du sens et du style de l auteur, notre subjectivité et notre liberté sont intervenues de deux manières : en créant des enchâssements ou des désenchâssements là où il n y en avait pas dans le texte original, ou en abrégeant les phrases plus que dans le texte cible, augmentant ainsi la part d implicite. Ces interventions ont été spontanées, non réfléchies, le lecteurtraducteur ayant compris les non-dits et estimant que le lecteur du texte cible, utilisateur de la même langue, les comprendra aussi. Par exemple, dans un moment de tension maximale, lorsque les gendarmes vérifiaient l alibi de Léon Rabernak en lisant les notes de son agenda, dans le texte français il existe des phrases coordonnées ou juxtaposées, mais, dans la traduction roumaine, il a été introduit un degré plus poussé de subordination implicite, soit à l aide des conjonctions de coordination, soit par des marqueurs de la chronologie des actions : L adjudant l a pris, il l a ouvert. Il l a feuilleté en humectant son index frotté contre son pouce. À chaque page. Enfin, il a pointé d un doigt interrogateur une note sur une case, sous la ligne 23 mars, et il a soulevé les paupières. (p. 17) A luat-o şi a deschis-o. A frunzărit-o umezindu-şi arătătorul şi frecându-l de degetul mare. La fiecare pagină. În sfârşit, a arătat întrebător spre notiţa dintr-o căsuţă, sub 23 martie, şi şi-a ridicat privirea. Il existe aussi des enchaînements paratactiques et des structures segmentées et elliptiques de la phrase auxquels le traducteur a préféré un mélange de constructions coordonnées et d hypotaxe. Ce choix délibéré apparaît dans la description de la jeune Caddie, le traducteur agissant comme un peintre qui ressent le besoin de mettre plus de couleur dans son portrait que l original : Ses bras étaient nus. Elle portait une robe turquoise à volants et à dentelles. Sa coiffure avait changé, ses cheveux, tirés en arrière, maintenus par un serre-tête. (p.50) Caddie purta o rochie turcoaz fără mâneci, cu volane şi dantele. Îşi schimbase coafura, pentru că acum părul ei, pieptănat peste cap, era ţinut de o bentiţă. 57

Dans un autre paragraphe on retrouve un enchâssement et un désenchâssement qui ne peuvent pas être expliqués par une démarche délibérée du traducteur, mais par un choix subjectif des modalités d expression en langue d arrivée : Monica est entrée. Elle a dû parler à sa fille, peut-être pour lui annoncer qu elle s absentait. Elle est ressortie en effet et elle a enfilé son blouson de cuir avant de prendre la porte et de disparaître. Alors j ai décroché le téléphone, sans quitter mes jumelles, et j ai composé le numéro de tête. Caddie est sortie de la douche en prenant à la hâte un linge dont elle s est vêtue, elle a traversé la cuisine en courant et elle s est précipitée sur le téléphone du salon. (p. 21) Monica a păşit înăuntru. I-a vorbit fiicei ei, probabil a anunţat-o că va ieşi. Într-adevăr, şi-a îmbrăcat scurta de piele, după care a plecat. Atunci am ridicat receptorul, uitândumă mereu prin binoclu, şi am format numărul din memorie. Caddie a ieşit de sub duş, trăgându-şi în grabă ceva pe ea, a traversat bucătăria în fugă şi s-a repezit la telefonul din camera de zi. Dans la troisième phrase le traducteur a choisi un enchâssement introduisant une subordonnée, tandis que, dans la cinquième, la subordonnée relative introduite par «dont» a été effacée, ce qui a permis au traducteur de la résumer au maximum, sans perte de sens. Cette même économie de mots se retrouve dans d autres passages traduits, car le traducteur, une fois acquise la démarche traduisante propre à ce roman policier, où la part du non dit est importante, devient de plus en plus «avare» au niveau de l expression et augmente la part de l implicite, surtout dans les moments pleins de tension et de suspens de l histoire : Je n ai rien répondu. L adjudant a tapoté son képi avec un tournevis qui traînait sur mon établi. Sans me quitter des yeux. Son collègue est parvenu jusqu à nous. Il m a contourné pour entrer dans la remise et en examiner l intérieur, en faisant la remarque qu il aurait dû emporter sa lampe électrique. (p.11) N-am răspuns nimic. A bătut în chipiu cu o şurubelniţă găsită pe masă, fără a-şi lua ochii de la mine. Colegul lui a ajuns lângă noi. M-a ocolit, a intrat în magazie şi a inspectat-o, declarând că ar fi trebuit să-şi aducă lanterna. 58

6. Conclusion La traduction du roman policier Bambi Bar d Yves Ravey nous a obligée à nous interroger sur la justesse de notre manière de traduire et des solutions choisies. En dehors d une information préliminaire sur les caractéristiques des romans policiers, en général, et des polars français, nous avons dû saisir la spécificité des créations littéraires d Yves Ravey, surtout de ses romans policiers, et de son style. Yves Ravey travaille à la manière de Flaubert, il avouait quelque part avoir refait quatre fois un de ses romans dans le souci de le raccourcir, de l épurer, en utilisant un minimum de mots pour exprimer une idée ou pour réussir un effet stylistique, arrivant ainsi à un style qu un journaliste a qualifié de «famélique». Dans un texte où les enchaînements paratactiques abondent, nous avons dû nous intéresser à d autres aspects aussi : le genre de texte, les séquences textuelles dans lesquelles apparaissent les enchaînements paratactiques et leur rôle dans la séquence respective, certaines marques linguistiques, c est à dire à ce que Nunzio La Fauci appelle «le niveau global de la gestion du texte» (La Fauci 2007: 10). Dans le cas des enchaînements paratactiques, le traducteur manifeste une implication plus poussée lors de la démarche sémasiologique, la saisie du sens demandant plus d effort que sa réexpression. En plus, le sens est en permanente construction et reconstruction dans le discours, car, comme le remarque Amparo Hurtado Albir, «le sens est /.../ imprévisible et infini» ( 1990 : 236). Or, dans le cas des enchaînements paratactiques, le nombre des unités linguistiques éclaircissant le sens du texte est réduit au minimum, ce qui conduit à une multitude de variantes possibles de traduction. Si le traducteur manifeste une implication plus poussée lors de la démarche sémasiologique, il reste toujours attentif à la réexpression du sens, en choisissant une stratégie de traduction et des approches 59

pertinentes l aidant à ne trahir aucun de ses deux «maîtres» : l auteur et sa langue, d une part, et le lecteur et sa langue, qui est aussi celle du traducteur, d autre part. Références bibliographiques 1. Ballard, M., Versus : la version réfléchie. Vol.2. Des signes au texte, Paris : Éd. Ophrys, 2004. 2. Crom, N., «Critiques sur le livre Cutter», in Télérama, 21 oct. 2009, www.leseditionsdeminuit.com/index.php?sp=liv&livre_id=2624. 3. Desbois, C., «Implicite et explicite dans la traduction de textes de Kurt Tucholsky», http://langues.univ-lyon2.fr/sites/langues/img/pdf/desbois-2009.pdf. 4. Dotoli, G., Les traductions de l italien en français au XIXe siècle, Paris : Presses de l Université de Paris-Sorbonne, 2004. 5. Etkind, E., Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne : Éd. L Âge de l Homme, 1990. 6. Glickman, J., «Peut-on établir des critères formels de reconnaissance de la parataxe? L apport de l ancien français» in Béguelin, M.-J., Avanzi, M., Corminbœuf, G. (éds.), La parataxe, tome 1, Entre dépendance et autonomie, Berne : Éd. Peter Lang, 2010, pp. 355-371, http://sites.google.com/site/glickmanjulie/recherche/publication. 7. Henry, J., La traduction des jeux de mots, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2003. 8. Hurtado Albir, A., La notion de fidélité en traduction. Paris : Didier Érudition, 1990. 9. Kantcheff, C., «Le roman d Yves Ravey, Bambi Bar, joue avec les apparences», in Politis, 10 janvier 2008, www.leseditionsdeminuit.com/index.php?sp=liv&livre_id=2624. 10. Ladmiral, J.-R., «Sourciers et ciblistes» in Revue d esthétique, 12, 2007, pp. 33-42. 11. La Fauci, N., «Paradoxes de la parataxe», in Texto!, vol. XII, no. 3, 2007, pp.1-15. 12. Lits, M., Le roman policier : introduction à la théorie et à l histoire d un genre littéraire, 2 e édition complétée. Liège : Éd. du CÉFAL, 1999. 13. Ménine, K., «Yves Ravey. Écrivain rare», www.lecourrier.ch/yves_ravey_ecrivain_rare 14. Rivais, Y., «La phrase raccourcie», in Communication et langages no. 88, 1991, pp. 116-117. www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336_1500_1991_num_88_1_2305. 15. Taber, C. R., Nida, E. A., La traduction : théorie et méthode, Londres : Alliance biblique universelle, 1971. Source des exemples cités : 1. Ravey, Y., Bambi Bar, Paris : Les Éditions de Minuit, 2008. 2. Ravey, Y., Bambi Bar, traduit par Visky, M., Timişoara : Ed. Bastion (à paraître). 60