Apprendre à construire son identité religieuse : la présentation de soi comme musulman.



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Transcription:

Apprendre à construire son identité religieuse : la Approche ethnologique de l apprentissage religieux de l Islam en France Marie-Laure, BOURSIN-LEKOV, IDEMEC, Aix-en-Provence Dans un premier temps, les recherches sur le monde musulman, fort de constater un Islam multiple se sont attachées à déconstruire le concept même d Islam. Puis en Europe, elles ont mis en évidence l existence de plusieurs «communautés» musulmanes sur un même territoire. La diversité de la réalité sociale, tant à un niveau mondial que local, a imposé l emploi de l expression «des Islams». Ce débat se pose aussi en France : ainsi parle-ton d Islam de France ou d Islam en France. Comment, dans le contexte français, apprend-on à construire son identité religieuse et à la verbaliser? Comment arriver à lui donner sens au sein d une communauté universelle? Nous aborderons cette problématique liant les rapports entre identitaire et universel en analysant la Premièrement nous verrons les représentations des acteurs sociaux 1 à travers le processus de construction du sentiment d appartenance. Puis, nous étudierons l usage vernaculaire du terme oumma 2 pour voir si le musulman «se construit» aussi dans l universel. Processus de construction du sentiment d appartenance 1.1. La fitra ou être croyant Une première représentation sociale apparaît dans le discours des croyants : être musulman serait une appartenance dont on hérite, vue comme une filiation «naturelle» acquise à la naissance 3. On est musulman 1 Ce travail est issu, en partie, d une recherche sur l apprentissage religieux de l Islam en France avec des musulmans sunnites. Cet exposé rendra compte d un terrain effectué entre 2001 et 2004 (Aix-en-Provence, Marseille et la banlieue parisienne) avec des personnes d origine maghrébine (malékite) et d origine comorienne (chaféite). 2 Entendue comme communauté universelle, unissant tous les croyants. 3 Dans un contexte de conversion, l héritage familial ne serait pas pertinent.

2 Apprendre à construire son identité religieuse : la parce que les parents sont eux-mêmes musulmans, c est alors un état de fait. Ce discours laisse percevoir deux conceptions, les parents transmettent un héritage mais l enfant reçoit aussi une hérédité. La notion d hérédité est d autant plus prégnante que pour le dogme tout enfant naît musulman. La Tradition 4 musulmane parle d un «état de la nature primordiale» appelé aussi «degré d excellence préétabli» (Chebel, 2000 : 171) ou encore «disposition naturelle» (Sourdel, 2002 : 39) qui fait que «tout homme à sa naissance porte, sceau imprimé par Dieu en son cœur, cette proclamation de foi de la prééternité» (Gardet, 1970 : 33). Il est fait mention de cet «état de la nature primordiale» dans un hadith : «Chaque enfant est né sur l état de la nature primordiale (l Islam). Ce sont ses père et mère qui font de lui un juif, un chrétien ou un mage. De même tout animal naît ayant un corps complet, en avez-vous vu, par exemple, un animal quelconque naître avec les oreilles coupées?». 5 Tout enfant possède en lui à sa naissance la foi en Allah, cette hérédité apparaît donc naturelle et acquise de Dieu. Nous parlons d hérédité 6 parce que cet état de la nature primordiale est inscrit dans les caractéristiques humaines comme une donnée biologique. Elle est marquée dans la chair de l Homme puisque sans cela l individu n aurait pas «un corps complet» 7. Cette notion théologique se nomme en arabe fitra 8, ce terme est employé une seule fois dans le Coran, à la sourate 30 : «Dirige tout ton être vers la religion exclusivement (pour Allah), telle est la nature (fitra) qu Allah a originellement donnée aux hommes - pas de changement à la création d Allah -. Voilà la religion de droiture ; mais la plupart des gens ne savent pas» (Coran sourate 30, verset 30). Dans les deux références hadith et Coran, la fitra renvoie à la même conception d une foi insufflée à la naissance. Une foi spécifiquement 4 La Tradition ou les Traditions avec un «T» majuscule sont entendues comme texte religieux autre que le Coran : sunna, hadith. 5 Hadith numéro 1527 rapporté par 'Abû Hurayra / Classé par Al- Bukhâri dans Les funérailles. Hadith numéro 1270, 1295 / Classé par Muslim dans Le destin. Hadith numéro 4303 / Classé par At-Tirmidhî dans Le destin. Hadith numéro 2064 / Classé par 'Abû Dawûd dans La sunna. Hadith numéro 4091 / Classé par 'Ahmad ibn Hanbal dans Partie 2 Pages 233, 253, 275, 315, 346, 393, 410 et 431 / Classé par Mâlik dans Les funérailles. Hadith numéro 507. On trouve aussi un autre hadith, moins explicite, sur la nature primordiale : «'Abû Hurayra (qu'allah soit satisfait de lui) a dit : Interrogé au sujet des enfants des polythéistes, l Envoyé d'allah (pbasl) répondit : Allah sait mieux que personne quelles auraient été leurs œuvres» (hadith numéro 1528). 6 Non pas que Dieu, créateur des hommes, soit le «père» de tout croyant, cette conception de «paternité» divine est impropre en Islam. Cependant, il reste le Créateur universel. 7 Voir la seconde partie du hadith. (racine f- -r) Traduite dans le dictionnaire comme : nature, naturel, instinct, disposition فظرة 8 naturelle, état de nature. Sur cette même base, on forme : congénital, inné, natif, instinctif (Reig, 1999 : sous la racine 4020).

Apprendre à construire son identité religieuse : la 3 islamique, et non pas seulement monothéiste puisque le hadith fait référence aux juifs, chrétiens et mages et que le verset indique que le croyant doit exclusivement se consacrer à Allah. De nombreux musulmans rencontrés ont connaissance de cet «état de la nature primordiale» mais ne se réfèrent ni au hadith, ni au Coran et ne connaissent pas le terme arabe. Pour eux, tout enfant naît croyant mais pas spécialement islamique. Finalement, avoir en soi la fitra ne suffit pas, car rapidement «l état de la nature primordiale» laisse place à l éducation parentale. Etre musulman est alors seulement un état et une foi particulière dont on hérite. L affiliation religieuse s effectue au niveau de la famille, qui dans un premier temps, donne à l individu une identité de croyant. L enfant sait par ses parents qu il est musulman, mais n en connaît pas forcément les spécificités qui le différencient des autres monothéismes. En effet, les musulmans nés au Maghreb et qui y ont passé une partie de leur enfance ont le sentiment de ne pas avoir connu d autres religions. L appartenance identitaire musulmane se réalise en continuité 9 avec celle des parents, puisque pour le très jeune fidèle, la notion de «vérité de Dieu» ou al-haqq 10, est presque tautologique. En ce qui concerne les musulmans nés en France ou arrivés à un jeune âge, ils sont plus sujets à être confrontés à d autres croyances 11. Néanmoins, les musulmans soulignent que l appartenance n est pas forcément explicite pour l enfant. Il n a pas encore le sentiment d appartenir à une communauté spécifique, celle des musulmans partageant une croyance et des pratiques communes. La foi en un Dieu étant commune aux trois grands monothéismes, le jeune fidèle n associe pas encore la croyance en fonction de l appartenance à la communauté. A ses yeux, il n y a pas de différence. La rencontre avec d autres religions n inclut pas de confrontation dès lors que les autres croient aussi. L enfant admet la vérité de Dieu, al-haqq, comme telle car elle fait partie de sa vie depuis sa naissance. Dans un premier temps, la vie familiale donne à l individu une identité de croyant. Le rôle de la famille est de pérenniser cet «état de la nature primordiale» en accompagnant l enfant dans la construction de sa foi. Comment se met en place ce sentiment d appartenance à une communauté spécifique que l individu revendiquera comme participant à son identité de musulman? 9 Continuité ne signifie pas immuabilité, car : «Dans toutes les sociétés, la continuité s assure toujours dans et par le changement» (Hervieu-Léger, 2002 : 56). 10 «Métaphore désignant Allah en ce qu il est principe de vérité transcendantale» (Chebel, 2000 : 194). Vérité est un des quatre-vingt-dix-neuf noms sacrés de Dieu. 11 Par exemple au restaurant scolaire, la proscription du porc peut être l occasion pour l enfant d être confronté à une autre «vérité».

4 Apprendre à construire son identité religieuse : la 1.2. Devenir musulman La construction de l identité religieuse s effectue dans le rapport à l autre. La confrontation à l existence d une altérité religieuse révèle au croyant qu il se définit au-delà de lui-même, en fonction de ce qu il n est pas et de ce qui va le différencier de l autre. Mais l autre peut aussi être un alter ego, participant à la prise de conscience d une appartenance commune. Ainsi, cette affiliation unit le croyant à ses parents, puis à l ensemble des musulmans. C est là que le fidèle devient un musulman, il s agit alors pour lui de comprendre les caractéristiques de son appartenance religieuse. Ces caractéristiques englobent le sentiment et la vie de foi, mais également les valeurs, la morale, les pratiques religieuses, les comportements, les autres croyances qui forment le dogme, etc. Il faut y ajouter les sélections et les représentations que les acteurs vont moduler en fonction de leur histoire personnelle, familiale, psychologique et culturelle. D après Danièle Hervieu- Léger, les identités religieuses sont la résultante «de trajectoires d identification qui se réalisent dans la durée. C est l individu lui-même qui donne à la succession d expériences disparates qu il vit la valeur d un parcours doté de sens.» (Hervieu- Léger, 2002 : 57). En cela réside toute la différence exprimée par les croyants entre savoir qu on est musulman et dire de soi-même qu on est musulman 12. Dans ce passage, se situe la revendication d appartenance. Avant elle est connue, ensuite elle est acceptée et intégrée. Dans un deuxième temps, l individu élabore lui-même son identité religieuse. Les fidèles, dans le discours, distinguent le «bon musulman» du «mauvais musulman» par le degré d observance de la pratique 13. Si la pratique est un des critères de l identité musulmane, le «questionnement» participe aussi à l élaboration de l identité religieuse. Ce questionnement concerne l assimilation des actes formant la vie religieuse et fait partie des étapes de l apprentissage. Il est même inculqué par les parents et formera le parcours de foi du fidèle. Pour le fidèle, les questions posées et les réponses trouvées, grâce à l éducation reçue, donnent du sens à son identité musulmane. De ce fait, le discours varie entre les individus, chacun ayant construit sa propre conception de l identité islamique. L observance des pratiques diffère selon les individus puisque chacun établit une hiérarchisation personnelle des obligations. Par conséquent, si le discours change d un musulman à un autre, que chacun 12 Saïd dit d ailleurs :«Pour moi, on me le disait que j étais musulman, mais je ne l avais jamais dit moi-même. Je n avais jamais dit : Moi je suis musulman. [ ] Le fait d être passé à l état de on me dit à je l affirme ça a fait vivre ma foi effectivement» (25 ans, d origine algérienne, informaticien programmateur). 13 Principalement les cinq piliers : attestation de foi : shahâda, prière : salat, aumône légale : zakat, jeûne : ramadan et le pèlerinage à la Mecque : hajj.

Apprendre à construire son identité religieuse : la 5 adapte sa compréhension du religieux à son expérience, comment peut-on parler de foi et de communauté musulmane? Devenir musulman parmi les musulmans, c est savoir gérer sa propre conception identitaire islamique pour qu elle puisse être perçue comme recevable par les autres, être capable de donner à voir et à entendre qu on est musulman et que son comportement l est aussi au-delà des diversités. Des différences apparaissent dans les pratiques et le discours des musulmans, mais les justifications qu ils formuleront seront le résultat d une «manière de penser comme un musulman» acquise pendant l apprentissage religieux. C est pourquoi on doit parler d Islams au pluriel, puisque la réalité sociale met à jour une diversité culturelle tant dans l appartenance que dans les représentations 14. Mais quels sont les processus identitaires qui permettent aux musulmans de se retrouver sous une même foi? Comment peut-on parler de foi et de communauté islamique? En effet, l individu doit être capable de donner à voir qu il est musulman au-delà des différences existantes entre les personnes constituant la communauté : «la nouvelle alliance, celle de la oumma, ou communauté de ceux qui ont fait allégeance et qui doivent être solidaires et se protéger mutuellement, quelle que soit leur origine ou la couleur de leur peau» (Balta, 1995 : 18). 1.3. Se sentir musulman Pour être reconnu comme musulman, le croyant doit savoir exprimer son appartenance en terme de «choix», faute de quoi il serait perçu comme un musulman qui n en aurait que le nom, c est-à-dire uniquement par filiation familiale. Nous ne nions pas que ce choix peut être le résultat de déterminismes sociaux et d influences familiales, mais nous nous intéressons ici aux représentations sociales et aux verbalisations de ce choix. Tout d abord pour que le croyant puisse choisir, il faut qu il ait à sa portée plusieurs propositions 15. Or, dans le discours des musulmans, quand le 14 «En Occident, on a généralement tendance à considérer l islam comme un tout, une réalité qui ne fait précisément qu un, à la fois unifiée et unifiante. La réalité sociale se présente pourtant sous un autre jour beaucoup plus diversifié et complexe, au point qu il nous semblera opportun de souligner plus loin à quel point il serait plus légitime de parler des islams, sociologiquement et même dans une certaine mesure théologiquement parlant.» (ALLIEVI, 1998 : 13) 15 Malik dit à ce sujet : «Ça, c est sûr, j ai fait le choix de la foi, je suis l auteur de ce choix, réellement, je pense. Car une fois arrivé là, en France, à 18 ans, [ ] je suis allé en Angleterre dans une famille protestante méthodique, on m a emmené dans une église, [ ] on m a montré le bassin dans lequel on baptisait les gens, [ ] donc on m a incité à me convertir. Mais encore une fois, j ai choisi l Islam» (22 ans, d origine marocaine, étudiant dans une grande école de commerce parisienne ESSEC).

6 Apprendre à construire son identité religieuse : la fidèle dit avoir connaissance d une altérité religieuse, c est parfois au sein même de la jamā a (dans le sens de communauté locale), à partir des représentations sociales véhiculées sur l autre religion. Deuxièmement, ce choix conscient d appartenance à la oumma, c'est-à-dire sa verbalisation, s effectue à un moment précis de la vie et du parcours de foi du fidèle. Prenons pour exemple la shahâda 16. Sa fonction est comprise et assimilée vers l âge de sept ans. En prononçant la shahâda tous les soirs avant de dormir, l enfant affirme devant Dieu qu il est musulman. A sept ans, le jeune fidèle se dit déjà croyant, mais ce n est pas encore en termes de choix qu il formule la shahâda 17. Alors qu à l adolescence, les musulmans disent qu ils éprouvent un sentiment particulier quand ils récitent la shahâda 18. En accolant un pronom possessif à cette pratique quotidienne et en disant faire chaque soir «sa» shahâda et non plus «la» shahâda cela renvoie à la deuxième fonction de ce pilier, la conversion 19. Le croyant était jusqu à présent musulman, puis il le devient et éprouve son appartenance. La conviction et la foi qu il ressent lui permettent de vivre sa pratique en terme de choix et non de contrainte, elle correspond désormais à une manière d être. L appartenance religieuse repose sur un «contrat» délibérément «signé» par la foi du fidèle. L affirmation du choix différencie le musulman qui ressent sa foi, puisqu il a assimilé sa représentation et sait la verbaliser, de celui qui est musulman par filiation familiale. Le croyant pour être perçu comme tel doit donc savoir exprimer son expérience de la foi, être capable de la justifier comme lui étant propre et témoigner qu elle est vécue comme un sentiment sincère. L affiliation exprimée en terme de choix est un moyen de signifier aux autres que le croyant est conscient des déterminismes sociaux. Pour les musulmans, l identité islamique, comme membre de la oumma, ne s hérite donc pas puisqu elle doit correspondre à une foi ressentie. Nous venons de voir le processus de construction du sentiment d appartenance en trois étapes : être musulman, le devenir et le sentir. Nous avons vu la manière dont le musulman acquière son identité religieuse et la 16 Le premier des cinq fondements (arkan) ou piliers de l Islam. 17 Sultan Chouzour explique que : «Ce credo est d assimilation mal aisée pour le jeune Comorien, qui est plus convaincu par l autorité du maître que par les explications fournies» (Chouzour, 1994 : 24). De nombreux musulmans au sujet de la pratique de la prière à l école coranique disent qu elle est alors une contrainte dans le sens où elle n est pas choisie. 18 Salima explique : «J ai choisi d être ce que je voulais être, aujourd hui je ne dis jamais : je suis musulmane parce que mes parents sont musulmans ou parce que je suis née là-dedans. J ai réfléchi et j ai accepté quand j avais vingt ans, donc j ai fait ma shahâda. Je la faisais à l école coranique parce que les parents la faisaient, mais il est arrivé un moment où je l ai fait moimême parce que je croyais» (25 ans, d origine comorienne, étudiante en maîtrise d arabe). 19 Pour la conversion, la formule est alors récitée à la mosquée par le futur converti devant un témoin et l imam. Cette récitation sert de rite d introduction dans la oumma.

Apprendre à construire son identité religieuse : la 7 lie à une religion : l Islam (ceux qui se soumettent à Dieu). Mais comment le musulman arrive à lier son identité à une communauté universelle et pas seulement locale? La communauté : entre affiliation et filiation Il a été difficile au sein même des recherches de définir le monde musulman ainsi que ses caractéristiques. Au début des années 1960, Vincent Monteil répartit les musulmans en cinq grandes aires culturelles formées selon l appartenance d une langue dominante commune (Monteil, 1989), alors que Louis Massignon en 1938 dénombrait neuf groupes ethnicolinguistiques (Balta, 1995 : 68, et Delcambre, 2001 : 71). Ces deux auteurs ont montré clairement qu il n y avait ni unité linguistique, ni culturelle. De même, lorsque Slimane Zeghidour décrit le rassemblement du pèlerinage à La Mecque, il prouve combien la diversité musulmane est une réalité. Il dénombre à cette occasion plus de cent nationalités, souligne les différences de rites, de cultures, d alimentation, etc. (Zeghidour, 1989). Les scientifiques en sciences humaines ont dû inventer leur objet de recherche car : «La communauté musulmane n est pas un objet en tant que tel, c'est-à-dire une totalité concrète clairement circonscrite et identifiable. [ ] elle est [ ] une communauté de foi, et non un véritable groupement social» (Babès, 1999 : 6). Pour comprendre ce qui forme la communauté musulmane, oumma, il faut se tourner vers la croyance et les pratiques qui y sont associées. Dans le contexte français, les musulmans emploient le terme oumma pour désigner la communauté. La racine de oumma : «umm» signifie «mère», si bien que oumma au sens théologique suggère un peuple ou une nation ayant des liens de sang et une origine assurée aussi par le sol (Gardet, 1970). Louis Gardet la définit comme une «communauté juridico-politico-religieuse» (Gardet, 1970 : 275). Dans la représentation des acteurs sociaux, oumma ne connote pas toujours une origine assurée par le lieu ou le sang, mais par l enracinement spirituel d une foi commune. Le fidèle est lié avec chaque membre de la communauté par sa foi, et en acceptant l affiliation, il entre et participe à la constitution de la oumma. Cette «filiation» avec l ensemble des musulmans prime sur l appartenance culturelle et nationale. Olivier Roy et Valérie Amiraux vont également dans ce sens en précisant que la diversité des représentations de l Islam, dans le contexte européen, oblige le croyant à se repositionner en fonction d une appartenance universelle (Roy et Amiraux, 2000). La filiation concrétise l égalité fraternelle proclamée par le Coran : «les croyants sont frères» (Sourate 49, verset 10) et le Prophète «Vous savez que chaque musulman est le frère d un autre musulman. Vous êtes tous égaux. Aucune personne n est supérieure à une autre, excepté en piété et en bonne

8 Apprendre à construire son identité religieuse : la action. 20» (An-Nawawi, 1990). La définition de oumma est prise dans cet exemple au sens théologique du terme, la filiation désigne une origine assurée par le sang : les musulmans sont frères et sœurs et se nomment de la sorte. Cependant cet emploi reste métaphorique, les musulmans parlent d une diversité culturelle de l Islam : «nos frères Maliens, Sénégalais» encore plus significative dans la conversion. Le lien du sang n est donc pas le fait d une origine culturelle commune, d appartenance à un même peuple, mais d une filiation relevant de la dynamique de la création divine 21. On peut se poser la question de savoir pourquoi les musulmans ne parlent pas de fraternité humaine, puisque le dogme explique que Dieu a créé tous les hommes. La différence se situe dans l acceptation et la reconnaissance de cette filiation, que le non-musulman ne revendiquerait pas. En effet, le nonmusulman ne réitère pas chaque jour la shahâda et perd ainsi sa fitra, cet état de la nature primordiale, or «pas de changement à la création d Allah. Voilà la religion de droiture ; mais la plupart des gens ne savent pas» 22. Le croyant par son processus de construction identitaire devient un frère de la oumma et cette communauté lui sert de référent identitaire. L image idéalisée du musulman, fidèle de la oumma, est associée à des valeurs que doit respecter chaque membre. La conceptualisation de la oumma par les croyants prend alors tout son sens : elle permet de construire leur identité en les différenciant des nonmusulmans et par-là même véhicule une norme islamique. Conclusion Acteur principal de transmission, la famille est le premier niveau où se construit l appartenance religieuse, qui se limite dans un premier temps à «être musulman». Puis au contact des autres, le jeune fidèle «devient musulman» par l acquisition d une manière d être, d agir et de penser comme tel. Enfin, il «se sentira musulman» en revendiquant son appartenance et son affiliation à la religion islamique. Ce sentiment, lié à la revendication de l appartenance identitaire, résulte d une construction sociale. Il est appris et intériorisé comme devant être formulé en terme de choix et faire ainsi partie de la oumma. Comme l a souligné Olivier Roy, cette notion de choix prend tout son sens quand il s agit de lier son identité à une communauté universelle et pas seulement locale : «Le choix du registre religieux est donc, paradoxalement, un moyen de négocier une identité. Négocier 20 Dernière khoutba du Prophète dite le 9 e jour de Zoul Houja, 10 e année hégirienne dans la vallée Uranah du Mont Arafat. 21 Puisque les hommes sont issus du couple originel composé d Adam et Eve. 22 Voir la sourate 30 verset 30, page 2 de l article.

Apprendre à construire son identité religieuse : la 9 parce qu il s agit de renoncer à une altérité ethnique ou nationale en se situant sur le registre universel» (Roy, 2000 : 83). La oumma existe par la conceptualisation que fait le fidèle en formulant son affiliation à la religion islamique comme une filiation universelle unissant tous les musulmans.

10 Apprendre à construire son identité religieuse : la Références bibliographiques ALLIEVI, S. 1998. Les convertis à l Islam. Les nouveaux musulmans d Europe. Paris : L Harmattan. AMIRAUX, V. 2000. «Jeunes musulmanes turques d Allemagne. Voix et voies d individualisation.» In Dassetto F. (dir.). Paroles d Islam. Paris : Maisonneuve et Larose. pp. 101-121. AN-NAWAWI ; KESHRID, S.H. (trad.). 1990. Les jardins des vertueux. Beyrouth : Dar al-garb al-islami. BABÈS, L. 1999. «Comment parler de la communauté musulmane de France?» In Islam de France, N 7, pp. 5-23. BALTA, P. 1995. L Islam. Paris : Le Monde, Marabout. CHEBEL, M. 2000. Dictionnaire des symboles musulmans. Paris : Albin Michel. CHOUZOUR, S. 1994. Le pouvoir de l honneur : tradition et contestation en Grande Comore. Paris : L Harmattan. DELCAMBRE, A-M. 2001. L Islam. Paris : La découverte. GARDET, L. 1970. L Islam religion et communauté. Paris : Desclée de Brouwer. HERVIEU-LÉGER, D. 2002. «La transmission des identités religieuses.» In Sciences Humaines, hors-série, N 36. pp. 56-59. MASSON, D. 1999. Le Coran II. Paris : Folio. MASSON, D. 2001. Le Coran I. Paris : Folio. MONTEIL, V. 1989. Aux cinq couleurs de l Islam. Paris : Maisonneuve et Larose. REIG, D. (dir.) 1999. Dictionnaire arabe français/français arabe. Paris : Larousse. ROY, O. 2000. «L individualisation dans l islam européen contemporain.» In Dassetto F. (dir.). Paroles d islam. Paris : Maisonneuve et Larose. pp. 69-83. SOURDEL, D et J. 2002. Vocabulaire de l Islam. Paris : PUF. collection Que saisje? ZEGHIDOUR, S. 1989. La vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours. Paris : Hachette.

Apprendre à construire son identité religieuse : la 11 APPRENDRE A CONSTRUIRE SON IDENTITE RELIGIEUSE : LA PRESENTATION DE SOI COMME MUSULMAN. APPROCHE ETHNOLOGIQUE DE L APPRENTISSAGE RELIGIEUX DE L ISLAM EN FRANCE Cet article aborde l identitaire et l universel dans l Islam contemporain par le biais de «la présentation de soi comme musulman». Le musulman apprend à construire son identité religieuse en fonction de ce qu il reçoit de ses parents et de Dieu par la fitra, (être) mais aussi à travers l altérité (devenir). La manière dont est apprise puis intériorisée l image idéalisée du musulman d une part et la verbalisation de l appartenance religieuse d autre part, permettent d appréhender le processus de construction identitaire (se sentir). En effet, appartenant à une communauté diverse et locale, correspondant à ce qu il vit au quotidien, le fidèle musulman «se construit» aussi dans l universel, en fonction de son appartenance à la oumma.