Susanne Brandt. La Première Guerre Mondiale en Bande Dessinée. Mesdames, Messieurs,



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Transcription:

Susanne Brandt La Première Guerre Mondiale en Bande Dessinée Liège, le 16 octobre 2013 Mesdames, Messieurs, Je vous remercie de votre présentation ainsi que de votre invitation, et je me réjouis de pouvoir aborder la représentation de la Première Guerre mondiale en Bande Dessinée. En tant qu Allemande, c est avec une certaine audace que j ose parler de ce genre dans le pays berceau de la BD en espérant même de vous apporter quelque chose de nouveau, d autant plus que je ne suis pas une amatrice de la BD de longue date. Dans ma conférence, je vais parler de deux jeunes auteurs français Kris et Maël et de leur série «Notre Mère la Guerre», qui comprend quatre albums. Au cours de mon analyse, je vais aussi mentionner d autres auteurs et BDs sans nullement prétendre d aborder le sujet intégralement. Ma conférence ne vise ni un précis de l histoire de la BD ni un aperçu des BDs traitant la Première Guerre mondiale. Et il en existe une quantité énorme! Mais au lieu de vous ennuyer en citant une multitude de noms d auteurs et de titres, je préfère plutôt de vous faire voir des images! Je veux dégager de quelle manière Kris et Maël contribuent au développement des moyens d expression du genre. J essayerai d esquisser leurs intérêts, leurs questions et leurs thèmes qui se réfèrent à la Grande Guerre, mais aussi la fonction qu ils attribuent aux BDs, et ceci en m appuyant sur des interviews avec les deux auteurs et une exposition conçue et réalisée ensemble. Il se pose donc la question du passage de la documentation à la fiction. Kris et Maël, eux, soulignent que leur histoire est un drame, une fiction, mais qu elle ne prétend pas être une œuvre scientifique. En même temps, ils mettent l accent sur le fait que chaque élément de leur histoire est prouvé et vérifiable. Kris et Maël ne se sont pas seulement livrés à un examen minutieux des sources, ils mettent même en discussion les résultats de la recherche historique actuelle. A mon avis, les BDs 1

jouent un rôle important dans le contexte de la mémoire populaire. Pour concrétiser le sujet de ma conférence, je cite d abord une définition du terme «BD» 1 : «Une Bande Dessinée est la représentation non animée d une histoire sous forme d une suite d images qui peuvent être combinées avec un texte. Elle est un genre indépendant puisqu elle dispose d une propre technique de transmettre des informations. Les éléments caractéristiques d une BD, qui n apparaissent pas forcément tous en même temps, sont les bulles, les onomatopées, les commentaires et les cadres.» La BD se compose de différents sous genres (les récits de super héros, la science fiction, le reportage, la biographie et cétéra). Selon Le germaniste et historien René Mounajed, c est surtout la recherche des images et de l histoire qui assure la qualité d une BD. Sur la base de ces critères, je vous invite à vérifier avec moi jusqu à quel degré Kris et Maël ont avancé leurs recherches. Dans les années passées, les BDs présentant l histoire ou des événements actuels ont constamment gagné de l importance. Le nombre d éditions et de lecteurs monte. Même audelà des frontières, elles occupent une place dans l enseignement scolaire et dans les quotidiens (sous forme de BD reportage). En même temps, elles sont devenues des objets de collection très recherchés. Les BDs se sont installées aux domaines de l art, de la culture commémorative, et du journalisme de qualité. Le fait d être largement accepté par le public ce qui est le cas surtout pour les BDs traitant des sujets historiques ou politiques s explique à mon avis surtout par la perte de crédibilité du film ou de la photographie qui se prêtent plus facilement à des manipulations numériques infinies (sans mettre en cause qu ils aient jamais reproduit la réalité, mais en leur accordant une telle motivation). Quelques BDs traitant des événements historiques sont particulièrement bien documentées. Les auteurs ont travaillé dans des archives (Peer Meter, Barbara Yelin GIFT (Powerpoint, page 2), ils ont étudié des sources (Isabel Kreitz et Peer Meter Haarmann (Powerpoint, page 3)). 1 Mariya Meer, dans une maitrise sur «Haarmann», fait á département de l`histoire à l`université de Düsseldorf, 2013. 2

Les auteurs (comme Jacques Tardi) ont étudié des objets aux musées, ils ont voyagé dans des régions de guerre ou des régions instables (Joe Sacco Palästina (Powerpoint, page 4) et paraitre en novembre 2013: The Great War (Somme)), il ont interviewé des témoins (Susanne Buddenberg, Thomas Henseler Grenzfall (Powerpoint, page 5) et Tunnel 57 ) ou se sont inspirés de leurs propres expériences biographiques (Art Spiegelman Maus, Marjane Satrapi, Persepolis, Simon Schwartz, «drüben! (Powerpoint, page 6)»). Un élément essentiel des BDs est formé par les vignettes qui sont liées pour créer des séquences et séparées par le Blanc verticale (un hiatus). C est surtout ce clivage entre les cases qui demande un effort au lecteur: c est à lui de combler le vide, de raconter l histoire entre les images. Il faut avouer que l auteur fournit des moyens d orientation en faisant réapparaître des personnes, des lieux, des dialogues en tant que points de repère, mais c est au lecteur de continuer ou de développer le récit comme dans aucun autre genre à caractère narratif. Il n est pas emporté par l histoire racontée comme dans un film d action, mais c est à lui d organiser le processus de sa lecture. C est au lecteur de créer sa propre organisation du temps, en passant d une image à l autre. Les BDs autorisent la participation du lecteur à la construction de l histoire, en lui permettant une interprétation et un jugement. Un autre élément caractéristique, sur l emploi duquel il n y a pas de règle générale, est constitué par des bulles, des onomatopées, et des lignes qui signalent un mouvement. (Exemples: cloches: Notre Mère la Guerre, T1, p. 8 panel 3 (Powerpoint, page 7) et soldat souffrant d obusite, T1, p. 31 panel 5 (Powerpoint, page 8). Notre Mère la Guerre comprend quatre albums à 64 pages (donc 256 pages au total), dont le premier est paru en 2009, et le quatrième en 2012 chez Futuropolis (http://www.futuropolis.fr). Lors de la parution du premier volume, les suivants n étaient pas encore terminés, de sorte que l histoire et les protagonistes pouvaient se développer au fur et à mesure que les auteurs prenaient en considération les réactions du public. Au départ, dans leurs premiers exposés, les auteurs ont envisagé la création de deux volumes, 3

et en fin de compte, il y en avait quatre. Chaque récit forme une unité, et après la sortie d un album, les lecteurs ont eu une année pour réfléchir sur la suite de l histoire. Et je suppose que le lecteur relit les tomes précédents avant d accéder au nouveau volume. Les vignettes sont adaptées aux objectifs, et leurs dimensions diffèrent selon les nécessités. Maël n utilise les onomatopées que dans des cas où les bruits ne sont pas évidents (Powerpoint, page 9: Explosion, Notre Mère la Guerre, T2, p. 9 panel 1 ; Powerpoint, page 10: T1, p. 43 panel 8: BAM, car la détonation du pistolet ne serait pas visible dans la vignette), et les pages sont très différentes par rapport au nombre de cases, à leur dimension et à l arrangement des planches. (Powerpoint, page 11: vignettes horizontales (ayant l air de photos panoramiques de la guerre: T2, p. 3) et Powerpoint, page 12: T4, p. 64, panels comme une croix). Les couleurs dominantes sont le gris, le bleu, le kaki (pour les uniformes, mais aussi pour la boue et les parapets des tranchées) et naturellement le rouge pour la violence, le sang et le feu. Comme dans des films, les flash back apparaissent en noir et blanc (Powerpoint, page 13: T4, p. 20 panels 3+4). Le texte est placé soit dans des bulles, soit dans des images indiquant le lieu et le temps et dans les informations de la voix off. Parfois, il y a une séparation du texte et de l image dont je vous expliquerai les causes plus tard. Les événements commencent en janvier 1915, en Champagne, où l on découvre le premier cadavre d une femme. Le quatrième volume se termine en 1918 par l identification de l assassin. Malgré les apparences, il ne s agit pas d un roman policier. Je reviendrai sur cette question. Dans une rétrospective située en 1935, on raconte les événements sous forme de confession faite par le gendarme Roland Vialatte sur son lit de mort. Dans Notre Mère la Guerre, on se sert souvent des rétrospectives comme moyen de narration, et l histoire ne se développe pas d une façon linéaire. Jusqu à sa mort, Vialatte souffre des conséquences d une attaque par les gaz. En s appuyant sur les recherches de George Mosse sur la brutalisation de la politique, mais aussi sur les études de Christopher Browning Ordinary men ou de Daniel Goldhagen (Hitlers willing Executioners), Kris et Maël sont convaincus que la fin de la guerre en 1918 n est pas le début de la paix. 4

Pour Kris, la guerre et les opérations militaires représentent plutôt le cadre, au lieu de former la scène pour le déroulement de l histoire d un crime. Les évènements commencent mi janvier 1915 (à la fin de la première bataille sanglante). La guerre fait une petite pause, offensives à venir, pourtant, se montrent déjà à l horizon, et peu à peu, on se rend compte que la guerre continuera plus longtemps que prévue. Le laps de temps jusqu au lancement de l offensive le 3 février 1915 est marqué par le danger, l épuisement causé par les semaines précédentes, et l attaque à venir. En mars 1915, les Allemands conquièrent un premier secteur, et ce n est qu en 1918 que les Français le reconquièrent. C est en ce moment que Vialatte reprend son enquête. Les héros ont pris leur quartier à Méricourt, et les événements se déroulent dans la région de Reims, Verdun et Châlons sur Marne. Les premières pages déjà révèlent le lien étroit entre la guerre et la paix. On fait la transition de la vignette représentant un soldat blessé à l image de Roland Vialatte mourant. Les cloches de l église évoquent les souvenirs de guerre et entraînent la rétrospective: brusquement, la vie paisible de la fin d été 1914 est remplacée par le massacre. Des lettres de poilus s envolant de la sacoche d un facteur blessé mortellement donnent une première impression des émotions des soldats. On passe ensuite à la lettre que l assassin a cachetée avec sa première victime dans la boue des tranchées en première ligne. (Powerpoint, page 14 17: Notre Mère la Guerre, T1 p. 8 11.) La violence ne règne pas seulement entre les soldats des armées adversaires, mais elle est aussi exercée par les généraux et les officiers envers les simples soldats. La violence règne de même parmi les poilus (parmi lesquels il y a des cambriolages et des bagarres), de même entre hommes et femmes. (Powerpoint, page 18: Notre Mère la Guerre, T1, p. 14 panels 1 3. Ici, vous voyez la première victime, Joséphine Taillandier, une serveuse qui a l esprit de repartie et qui est battue par le soldat Albert Choffard, exécuté à tort plus tard, parce qu elle ne lui apporte pas son vin assez vite. Là, vous voyez la couleur rouge qui annonce la mort des deux. L idée que les guerres ne sont pas seulement menées par les armées et les Etats, mais que le germe de la violence pousse déjà entre deux individus, comme par exemple un couple, a été mise en scène par Georg Wilhelm Pabst en 1930 dans son film magnifique Westfront 1918. Vier von der Infanterie qui explique bien pourquoi même en 1918, il n y avait pas de paix. L exécution précipitée de Choffard (Powerpoint, page 19: T1, p. 15, panel 3) rappelle 5

nettement le chef d oeuvre de Kubrick Paths of Glory (de 1957), longtemps interdit en France (Powerpoint, page 20 = Still) => ce qui vous montre que les auteurs avaient recours aux sources et aux documents de l époque. Roland Vialatte poursuit un meurtrier en série. Sur le front, trois autres femmes assassinées brutalement furent retrouvées en peu de temps. Le général explique à Vialatte pourquoi l enquête ne doit pas prendre beaucoup de temps: Mes hommes sont prêts à mourir pour la France. Mais comment mener sereinement une guerre si l`on tue nos femmes dans notre dos? (Powerpoint, page 21: T1, p. 33, panel 6). Ceci aboutit à une discussion complexe sur l acte de tuer dans la guerre: d un côté quatre meurtres sanctionnés, de l autre côté le meurtre de masse légalisé. En tant que flic, Vialatte n a que peu d amis. Les uns surtout les soldats le considèrent comme représentant du groupe qui peut les envoyer à la mort. (Powerpoint, page 22: T1, p. 22, panel 6). De l autre côté, le général méprise le gendarme qui est militaire sans pourtant être soldat. (Ce qu il deviendra au cours de l histoire). Et Vialatte, lui aussi, se rend compte de ce conflit de rôles: (Powerpoint, page 23: T1, p. 34, panel 4). Au cours de ses investigations, Vialatte veut absolument aller dans les premières lignes pour mieux comprendre comment le meurtrier a pu déposer le corps de la victime sans avoir été remarqué. C est ainsi que le gendarme entre en contact avec la guerre. En tant qu amateur de Charles Péguy (* 1873, Orléans, Sept. 1914 près de Villeroy, dans le Département de Seine et Marne), il a attendu ce moment avec joie et impatience, car, comme celui ci, il croit à l idée de la juste guerre: (Powerpoint, page 24 25: T1 p. 40 et p. 41.) Vous voyez ici que le texte et les images ne sont pas liés. Dans cette scène clé, il n y a pas de dialogues. Ce que nous entendons, vient de l «off». Il s agit d un récit très poétique des impressions de Vialatte. Nous voyons un grand nombre de soldats différents, ainsi que des civilistes, le tout enrobé d une nuit très sombre. Il fait un froid hivernal et il pleut à torrents, et seules les obus, les mégots des soldats et la lanterne d une femme devant sa maison en ruines donnent de la lumière. Presque tous les civilistes on déjà quitté la zone en guerre, seule une femme avec deux enfants observe les soldats. Ses yeux vides font penser aux orbites creuses d un cadavre. Pour elle, selon Kris dans une interview, «la guerre est, de toute façon, déjà une défaite.» C est la tâche du lecteur d ajouter les bruits à la scène: les explosions des obus au loin, le crissement des bottes dans la neige, l ébrouement des chevaux. Roland Vialatte arrive au front, une idée romantique de la zone de combats en tête 6

qui est marquée par la littérature. (Il cite un poème de Victor Hugo, auquel je reviendrai plus tard). Et il se perd aussitôt. (Powerpoint, page 26: T1 p. 42, panel 5.) Permettez moi de vous montrer à l aide des pages en question comment Kris et Maël ont fait des expériences sur l agencement des vignettes par rapport au texte dans la planche. (Powerpoint, page 27 30, scénarios: archives de Kris et Maël.) C est à l exemple de ces deux pages que je veux vous illustrer la démarche de Kris et Maël. La réalisation de ces deux pages a pris dix jours, parce qu ils ont expérimenté la mise en page de la manière suivante: pour visualiser l existence parallèle ou l incompatibilité du mythe de la guerre face à la réalité, ils avaient d abord mis le texte entre les images, puis à côté d elles. Dans la première version, ils ont fait participer le lecteur à la colonne en marche, en lui accordant la perspective des poilus. Ensuite, ils ont adopté la perspective à vol d oiseau pour nous offrir le choix de voir l ensemble, ou bien de garder la distance ou même d entrer dans la situation. Cette présentation permet au lecteur de découvrir à son gré les images ou le texte et les images. La dynamique de ces pages est évidente, et peut être, vous vous rendez compte de l attraction qu elles exercent. La discussion de l idée romantique de la guerre sera approfondie ailleurs. Vialatte rencontre le jeune Jolicœur (le lecteur apprendra à la fin du premier volume que c est le blessé qui, dans les ruines d une église située au no man s land, attend d être récupéré, et qui cite Hugo, lui aussi). Ce jeune homme choque Vialatte, le lecteur passionné, en prononçant la phrase les écrits mentent. (Powerpoint, page 31, Notre Mère la Guerre T1, p. 58, panels 8 10) C est immédiatement après son égarement, et après avoir reçu son baptême du feu, que Vialatte rencontre le Caporal Gaston Peyrac. Les deux hommes se connaissent déjà des années d avant guerre, car, comme le dit Vialatte, il avait évité la prison à Peyrac plus souvent qu il ne lui y avait mis. Malgré les différences et les conflits entre les deux d un côte Vialatte, l homme cultivé, catholique et républicain chrétien et de l autre côté Peyrac, le socialiste d allure solide, se respectent et s estiment mutuellement. Peyrac apprécie l intégrité et la franchise du gendarme, et Vialatte apprend vite à apprécier la valeur de la camaraderie. Pourtant, il y a une différence fondamentale: tandis que Vialatte est prêt à se 7

battre pour la moindre parcelle de terre française, Peyrac est persuadé que la guerre n a aucun sens (Powerpoint, page 32, Notre Mère la Guerre T1 p. 59, panels 6 7). Peyrac commande une unité du 11 e régiment de Montauban, appartenant à la 33 e division. En partant du fait que l on avait trouvé les corps des femmes assassinées dans le secteur où cette unité était cantonnée, Vialatte garde toujours le soupçon en tête que l assassin se trouve parmi les soldats de Peyrac. Il s en suit une autre facette de la discussion (à laquelle le lecteur est appelé de participer) sur le droit de tuer dans la guerre, car Vialatte apprend des nouvelles surprenantes sur les soldats. (Powerpoint, page 33, Notre Mère la Guerre T1 p. 62, panels 3 6/7) Kris met l accent sur le fait que, pendant la guerre, il y a eu de petites unités militaires composées par des prisonniers auxquels on avait accordé une remise de peine. Mais il suppose que cette action ne s est effectuée qu en 1916/17. Il explique dans une interview: Je me donne le droit d être inexact, préférant le contexte des premières désillusions au quotidien déjà connu des années 1916 17. Du fait qu on avait falsifié les dates de naissance de ces adolescents en question, on n en trouve pas de traces dans les documents officiels. Et pourtant, les deux auteurs ont découvert une quantité de traces: ainsi, Kris a rassemblé des images (des photos, des tableaux, des gravures) de localités champenoises pour recréer les champs de bataille d une manière authentique par le dessin. Je vous rappelle que le récit est situé dans un cadre temporaire et local très précis, et qu elle se distingue donc nettement des grands romans (comme A l ouest rien de nouveau) ou de films (comme Westfront 1918), qui renoncent expressément à une localisation exacte des actions pour généraliser leurs messages sur la guerre. Kris a fait des recherches méticuleuses dans des archives, des musées et des livres album, pour (que Maël peut) peindre correctement la guerre au niveau des objets. Je vous le démontrerai à l aide de quelques exemples. A mon avis, cela permet une approche plurielle à Notre Mère la Guerre: il y a maintes découvertes à faire, et en tant que lecteur, on peut plonger dans la réalité de la guerre. Tandis que l on voit dans un musée des objets de la vie quotidienne, des uniformes et des armes bien propres, présentés dans des vitrines et séparés de leurs contextes, les planches, par contre, permettent de comprendre scénario entier: une tranchée, un poste de secours, etc. (Powerpoint, page 34 35). 8

La recherche méticuleuse crée auprès du lecteur le sentiment de se trouver en face d un travail fiable qui ne cherche pas à postuler des thèses mal fondées et lancées au plus vite. On a vu à l aide de quelques exemples que la recréation par le dessin de bâtiments, de lieux, de personnes, d uniformes, de situations, d armes et même de détails minuscules comme une lampe à l hôpital militaire part de l étude précise de modèles réels. L image des enfants jouant à Paris, par contre, prouve qu une certaine liberté dans la variation des sujets est permise, car dans le cas cité, deux photos ont servi de modèle. Dans ce cas là, il n existe pas de photo qui montre exactement ce que vous voyez dans la vignette, mais celle ci se compose de plusieurs détails documentés. Par ce procédé, la BD rassemble des éléments essentiels, en respectant l authenticité des sources (Powerpoint, page 36 37). En tenant compte du fait qu une recherche détaillée sur les photos et le récit constitue un critère pour évaluer la qualité d une BD historique, je trouve et c est donc mon premier résumé que Notre Mère la Guerre correspond tout à fait aux exigences imposées par ce genre. Est ce qu`on ne pourrait pas attendre un peu plus? Les deux auteurs, en fin de trentaine, appartiennent donc à une génération pour laquelle à leur avis la Grande Guerre ne fait plus partie de la mémoire familiale. C est exactement le groupe cible auquel ils s adressent. Kris est né en 1972, et vit en Bretagne. Il est libraire et historien, sans être devenu professeur d histoire. Dans ses BDs, il présente souvent de sujets historiques. Depuis son début comme auteur de BD, en 2002, il a coopéré avec de différents dessinateurs. L attraction du genre s explique pour lui de la manière suivante: La bande dessinée permet une liberté de retranscription quasi totale: images d archives, textes, témoignages, photos, peintures et bien évidemment re création par le dessin, tout peut être inclus dans une bande dessinée, Kris explique dans une interview. Maël est né en 1976, et vit dans le Midi. Il gagne sa vie comme dessinateur et musicien (Hitchcock go home). Après des études de Sciences politiques, il a fait une formation de graphiste, pour débuter en 2004 comme dessinateur de BD. Maël s exprime par la peinture à l eau qui forme un contraste avec les contours noirs et qui lui permet de travailler avec une certaine vitesse. Pour lui, c est très important de travailler en respectant les détails, mais en même temps, il souligne qu il ne faut pas se laisser bloquer par la quête de l image parfaite. 9

En France, on appelle son style style tremblé, face à la ligne claire, parce qu il évoque un manque de sureté, et c est exactement ce qu il confirme en disant de soi: Dans un atelier à Gießen, en juin 2013, Maël dit: «J en suis pas sûr, non plus.» La transparence de la peinture à l eau, combinée aux lignes tremblantes, rappelle au lecteur que ce qu il voit sur le papier ne sert pas de machine à remonter le temps, mais incite une réflexion par rapport au passé. Avec leurs BDs, Kris et Maël cherchent à initier des réflexions par rapport à la violence. Kris: J ai pris la Première Guerre Mondiale parce que, pour moi, c est la mère de tous les conflits à venir et, sans doute un point de jonction de tous ceux qui l ont précédé. 2 La citation prouve bien, encore une fois, leur conviction d après laquelle la guerre ne fut pas terminée après 1918. Elle transforme les hommes qui y participent pour toujours ce qui est exprimé clairement par l histoire des deux protagonistes Vialatte et Peyrac. Il n y a pas de fin heureuse, le fin est horrible, personne n est sauvé. Un des soldats appartenant à l unité de Peyrac se suicide au cours du troisième volume, après avoir survécu à un feu d artillerie très violent. Kris explique: Il y a les soldats qui meurent en montant au front et ceux qui meurent de n être pas mort et parce qu ils ont compris que, malgré tout, ils ne sont déjà plus vivants. [ ] Ceci dit, même s il avait tenu plus longtemps, il se serait tiré une balle une fois que la guerre se serait arrêtée. Il ne serait pas revenu. Pour beaucoup, en réalité, on n en revient jamais 3 Pour comprendre toutes les facettes de la violence, les auteurs introduisent aussi des femmes dans le récit. Dans la fonction de serveuse, infirmière, journaliste et prostituée, elles sont impliquées aux combats. Même sans faire la guerre, elles sont exposées aux obus comme les poilus. C est pour les protéger que les hommes luttent contre l occupant. Leur intégrité forme une condition importante pour que les soldats continuent à fonctionner. Et si elles ne sont pas intègres, tout peut s écrouler. Une question s impose: est ce que les femmes se trouvent à l origine des luttes et de la violence? (Powerpoint, page 38, Notre Mère la Guerre T1, p. 18, panel 6) 2 Interview de Kris le 28 janvier 2012 en salle de la presse au festival international de la bande dessinée d`angoulême. http://www.bdencre.com/2012/03/6543_rencontre avec kris %E2%80%93 scenariste de notre mere la guerre/ 3 Ibid. 10

Sans trop vouloir révéler la fin de l histoire: c est une femme infidèle qui joue un rôle important au début de la série des meurtres. Le titre «Notre Mère la Guerre» implique deux aspects: la guerre et l acte de tuer sont légitimés par la religion et le clergé, et il montre que pour les protagonistes, la guerre possède une valeur positive, et que son existence est liée à nature humaine. Les deux auteurs sont persuadés que les combattants n étaient pas seulement motivés par le patriotisme ou parce qu on les forçait de rester au front. Par cette interprétation de l histoire, ils participent à la discussion actuelle en France. A leur avis, la solidarité entre les poilus possédait une valeur considérable. Ils résument donc que la guerre, malgré toutes ses horreurs, réussit à fasciner les soldats. Et si les soldats tenaient le coup, on peut argumenter d une certaine manière qu ils étaient aussi pour la guerre. L histoire racontée par Kris et Maël essaie de répondre aux questions suivantes: Pourquoi les soldats ont ils fait la guerre? Pourquoi n étaient ils pas capables de faire la paix? Ont ils tué pour mettre fin à la tuerie? Par ces aspects, ils se distinguent de Jacques Tardi qui domine depuis au moins deux décennies le sujet de «la Première Guerre mondiale en BD». Une domination qui, selon Kris et Maël, a fait que les autres auteurs ne se consacraient qu à des sujets situés à la périphérie de la guerre: des histoires d amour, d espionnage et de science fiction. C est maintenant que Kris et Maël passent à l attaque. Dans un article sur Jacques Tardi, l`auteur Vincent Marie reprend son commentaire: «Tardi ne fait pas la guerre aux «boches» (comme c`était le cas dans les illustrés d`époque), mais la guerre à la guerre!» 4 (Powerpoint, page 39) Selon Kris et Maël, la propagande pacifiste n explique pas pourquoi les soldats se battaient. Pour eux, ni le patriotisme ni la rigueur du système militaire auraient empêché les poilus de déserter. Les personnages principaux de la BD, Roland Vialatte et Gaston Peyrac, représentent donc deux positions populaires de la discussion publique en France. En quelque sorte, Peyrac représente aussi l attitude de Tardi, ce qui les mène à la constatation que sans Tardi, Notre Mère la Guerre n existerait pas. 4 Vincent Marie, Entre fiction et Histoire: la construction d`un imaginaire de la Grande Guerre chez Jacques Tardi, dans: Vincent Marie, La Grande Guerre dans la Bande Dessinée, Paris: 2009, S.41 55, ici: p. 52. 11

De différents exemples tirés du domaine de la mémoire populaire montrent qu il ne suffit plus de qualifier la Première Guerre mondiale de tragédie. C est pour cette raison que le Musée Impérial de la Guerre à Londres modifie entièrement son exposition sur la Première Guerre mondiale. Kris et Maël ne veulent pas seulement susciter des émotions, ils préfèrent poser des questions provocantes. Ils ne donnent pas de réponses. Notre Mère la Guerre ne constitue qu un point de départ pour la réflexion et la discussion. (Powerpoint, page 40: Kris et Maël, juin 2013, atelier à l`université de Gießen.) Kris et Maël s appuient sur les travaux de la recherche historique effectués par des spécialistes de grande renommée tels que Keegan, Winter, J.J. Becker et Audoin Rouzeau. Mais a mon avis, Kris en ajoute encore un aspect intéressant en essayant d incorporer à Notre Mère la Guerre les thèses d André Loez et d autres chercheurs portant sur la vie quotidienne dans les tranchées et les mutineries de 1917. Kris et Maël mettent en valeur le potentiel de la BD pour que le lecteur plonge dans la réalité de la guerre. C est à lui d y réfléchir. Pour terminer, Mesdames et Messieurs, je voudrais donner la parole à Kris qui dit: «On ne peut pas trouver l assassin si l on ne comprend pas la guerre.» 12