Cet article est disponible en ligne à l adresse : http://www.cairn.info/article.php?id_revue=rfla&id_numpublie=rfla_141&id_article=rfla_141_0005 Présentation. Linguistique et traduction : réflexions théoriques et applications par Maryvonne BOISSEAU et Hélène CHUQUET Publications Linguistiques Revue Française de Linguistique Appliquée 2009/1 - Volume XIV ISSN 1386-1204 pages 5 à 9 Pour citer cet article : Boisseau M. et Chuquet H., Présentation. Linguistique et traduction : réflexions théoriques et applications, Revue Française de Linguistique Appliquée 2009/1, Volume XIV, p. 5-9. Distribution électronique Cairn pour Publications Linguistiques. Publications Linguistiques. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Rev. franç. de linguistique appliquée, 2009, XIV-1 (5-9) Présentation Linguistique et traduction : réflexions théoriques et applications Maryvonne Boisseau,Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle Hélène Chuquet, Université de Poitiers Il y a bientôt six ans, la Revue Française de Linguistique Appliquée consacrait un numéro à la traduction, intitulé : La traduction aujourd hui, théories et pratiques, qui avait pour objectif de «donner à voir [la traduction] dans sa diversité et sa complexité actuelles» et d illustrer «la multiplicité des approches dans un secteur appelé à se renouveler sans cesse pour répondre aux besoins pressants d un monde en mutation» 1. Au cours de ces six années, l intérêt pour la traduction, à la fois en tant que pratique et comme objet et discipline d étude, n a cessé de croître, ainsi qu en témoignent le nombre et la variété des publications dans ce domaine. L édition en ligne de la Bibliographie des études de traduction 2 compte à ce jour plus de 16 000 entrées, couvrant une multiplicité de perspectives théoriques et de domaines d application, et apportant la preuve du caractère fondamentalement transdisciplinaire de ce que l on englobe sous ce terme de traduction, qui désigne à la fois un processus et son résultat. On peut donc véritablement parler de «vitalité de la traduction», pour reprendre le titre d un article récent du journal Le Monde (vendredi 19 décembre 2008), dressant un état des lieux de la traduction en France dans le domaine des sciences humaines, à l occasion de la parution d un ouvrage de la sociologue Gisèle Sapiro consacré à ce champ 3. La situation de la traduction à la croisée de disciplines diverses, les nombreuses compétences requises des traducteurs, la variété toujours plus grande des genres que l on traduit de l ouvrage de sciences humaines au site internet, de la série télévisée aux œuvres majeures de la littérature, du mode d emploi au texte juridique rendent sans doute illusoire et impossible toute approche globale et généralisante de cette activité protéiforme et des produits qu elle engendre. Chacun l abordera donc sous un angle qui lui est propre, à l aune de ses intérêts et de ses compétences, en privilégiant la pratique ou la théorie, sans toutefois que ces dernières puissent être 1 Revue Française de Linguistique Appliquée, Volume VIII-2, décembre 2003, texte de présentation, pp. 5-6. 2 Translation Studies Bibliography, <http://www.benjamins.com/online/tsb>. 3 G. Sapiro, Translatio. Le marché de la traduction en France à l heure de la mondialisation, Editions du CNRS, 2008.
6 Présentation : Linguistique et traduction dissociées ; et quelle que soit la perspective adoptée, elle ne peut se concevoir qu en interaction et en complémentarité avec d autres approches. Il n existe pas un unique discours possible sur la traduction, ce qui réduirait celle-ci à un objet unidimensionnel. Au contraire, seul un dialogue constructif entre les différents discours linguistique, culturel, philosophique, littéraire, pragmatique est susceptible de faire progresser notre connaissance de l activité humaine complexe qu est la traduction, dont Umberto Eco, tout à la fois écrivain, traducteur, et auteur traduit évoque avec justesse et humour le caractère quasi-insaisissable lorsqu il écrit 4 : Que signifie traduire? On aimerait donner cette première réponse rassurante : dire la même chose dans une autre langue. Si ce n est que, d abord, on peine à définir ce que signifie «dire la même chose», et on ne le sait pas très bien pour les opérations du type paraphrase, définition, explication, reformulation, sans parler des substitutions synonymiques. Ensuite parce que, devant un texte à traduire, on ne sait pas ce qu est la chose. Enfin, dans certains cas, on en vient à douter de ce que signifie dire. (p. 7) Face à ce champ si vaste, la perspective choisie pour le présent numéro a été de faire entendre des voix de linguistes sur des questions touchant à la traduction, avec un triple objectif : mener une réflexion sur quelques développements récents des discours sur la traduction, en s interrogeant sur la place de la linguistique au sein de ces différents discours, tout en faisant apparaître la diversité des types de discours traduits ; à travers des «études de cas», menées dans des cadres théoriques différents, montrer l apport d une analyse au ras du texte à la compréhension des mécanismes en jeu dans le passage d une langue à l autre ; envisager certaines applications récentes des outils de la linguistique et de la traductologie dans des domaines de la traduction qui connaissent une évolution rapide dans le monde d aujourd hui. Les auteurs qui ont contribué à ce numéro viennent d horizons divers de la linguistique contrastive ou de la traductologie, et leurs articles reflètent la vitalité de ce champ d études en Europe. Pour tous, c est la question des rapports entre les langues, de la possibilité de les comparer ou de les mettre en contraste qui est au cœur de leurs préoccupations, quels que soient les moyens choisis pour l explorer : concepts théoriques, données empiriques, outils techniques ; à l intérieur même du champ disciplinaire de la linguistique, ce sont autant de regards croisés qui peuvent être portés sur la traduction et la comparaison des langues. Dans l article qui ouvre le volume, Maryvonne Boisseau, se situant dans la continuité de l article de Jacqueline Guillemin-Flescher paru en 2003 5, procède à une réévaluation des discours théoriques, traductologiques et linguistiques, sur la traduction, à la lumière de l évolution des pratiques contemporaines de la traduction, de sa place comme outil de communication et de son statut comme discipline d étude et de recherche. Replaçant les courants de la traductologie française au sein des recherches menées en Europe et ailleurs, elle distingue trois types de discours 4 U. Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, traduction de Myriam Bouzaher, Paris, Grasset, 2006 [édition originale, 2003]. 5 J. Guillemin-Flescher, «Théoriser la traduction», RFLA, Vol. VIII-2, 2003, 7-18.
Présentation : Linguistique et traduction 7 sur la traduction, et en analyse les présupposés théoriques et la méthodologie, mettant en lumière la difficile articulation entre théorie et pratique, et posant la question du rapport de la traduction aux disciplines connexes, notamment la linguistique et la littérature. Une autre question sous-jacente à cette première étude, celle du texte (original et traduit), de son statut et de son interprétation, se situe au cœur de l article de Françoise Canon-Roger sur le concept de «réélaboration interprétative». Se plaçant dans le cadre théorique de la sémantique interprétative, l auteur plaide pour une conception holistique de la traduction, dans laquelle les textes sont à envisager comme des objets culturels, historiquement et socialement ancrés, dont l interprétation et, partant, la traduction ne peut s effectuer qu en allant du global vers le local. A partir de l étude de quelques extraits traduits tirés d œuvres littéraires, la notion d équivalence est réexaminée, mettant en lumière la façon dont se construisent, à l échelle d un texte, les unités pertinentes à l interprétation et à la traduction. Se faisant écho, et complémentaires l un de l autre dans la primauté qu ils accordent au(x) discours, ces deux premiers articles démontrent que la traductologie ne peut se concevoir comme un champ autonome, son objet, la traduction (activité et produit), étant indissociable de l ensemble des pratiques herméneutiques liées aux textes. Dans les deux articles qui suivent, ce sont deux types de discours qui sont pris comme corpus de départ pour des études contrastives approfondies de phénomènes linguistiques spécifiques, dans une perspective différentielle, ayant recours aux outils d analyse de la théorie des opérations énonciatives. Agnès Celle étudie, dans le cadre du discours théorique des sciences humaines et de la linguistique, les changements de stratégie discursive entre le français et l anglais dans le recours à l interrogation ; en examinant les conditions précises de la traduction d une forme interrogative par une autre (question «directe» / interrogative imbriquée) ou par autre chose, et en analysant le jeu différentiel des questions rhétoriques, elle démontre que les écarts significatifs mis au jour sont la trace d une gestion différente de la relation à l autre et de la coénonciation. C est dans le cadre spécifique du discours journalistique que Raluca Nita compare le fonctionnement des verbes introducteurs de discours direct en français et en roumain : suivant son hypothèse, les verbes introducteurs de discours sont des marqueurs de «traduction» intralinguale, jouant un rôle essentiel dans la construction et l interprétation du rapport entre récit et discours cité ; les stratégies propres à chaque langue sont dégagées à travers l étude de corpus d originaux comparables, l observation de corpus traduits permettant ensuite d en envisager les conséquences en matière de traduction interlinguale. Si ces deux articles sont fondés sur les données empiriques livrées par des corpus comparables et traduits pour élaborer ou confirmer des hypothèses théoriques, c est une étude systématique de linguistique contrastive sur corpus multilingues que nous proposent Gaëtanelle Gilquin et Åke Viberg, qui traitent de l équivalence interlangues de verbes opérateurs de grande fréquence, do/make et faire, dans cinq
8 Présentation : Linguistique et traduction langues : l anglais, le français, le suédois, le néerlandais et l allemand. Les données quantitatives très fouillées que fournit l analyse bi-directionnelle de chacun des corpus parallèles exploités permettent aux auteurs de proposer une caractérisation précise des emplois et des fonctions de chacun des verbes dans les différentes langues, de rendre compte des degrés variables d équivalence mutuelle d une langue à l autre, et de mettre en évidence les décalages entre la fréquence observable dans les corpus et les représentations cognitives que peuvent avoir les locuteurs. Les résultats de ce type d étude, qui remettent en cause des idées reçues sur les questions de fréquence d emploi ou d équivalence interlangues, sont à n en pas douter susceptibles de conduire à des applications pertinentes pour l enseignement de la traduction et la formation des traducteurs. Nous retrouvons les corpus de traduction dans l article de Manuel Torrellas Castillo, mais à une échelle beaucoup plus «massive», et dans une optique plus directement applicative d interaction entre données empiriques des corpus et outils de traitement automatique, en vue de gérer de grandes quantités de données multilingues dans le cadre professionnel de la traduction de textes juridiques entre le français et l espagnol. L auteur détaille le processus nécessaire d alignement de «bi-textes» et de constitution de mémoires de traduction permettant d aboutir à un outil opérationnel, à la fois pour la pratique de la traduction professionnelle assistée par ordinateur et pour l étude des phénomènes d interférences et de transferts, de plus en plus en évidence au sein d une Europe multilingue, dont les besoins en traduction sont immenses. Antonia Cristinoi-Bursuc s intéresse elle aussi aux rapports entre la linguistique et la traduction assistée par ordinateur, en partant d un problème spécifique, celui de la traduction du genre nominal, et des difficultés d interprétation rencontrées par les systèmes existants de traduction automatique. S appuyant sur une analyse détaillée du comportement des unités lexicales et des différences de marquage du genre en français et en anglais, elle répertorie les erreurs de traduction effectivement commises, cherche à prédire l ensemble des erreurs possibles, pour en proposer ensuite un traitement automatisable, qui soit généralisable à d autres langues. Il s agit, à travers une démarche systématique, d élaborer un cahier des charges pour un système de traduction automatique, l analyse linguistique rigoureuse étant ici envisagée comme un outil au service de l optimisation des procédures automatiques d aide aux traducteurs professionnels. Les traducteurs et les difficultés qu ils rencontrent sont au centre de l article de Lance Hewson, qui examine les défis qu offre au traducteur, à la traduction et à la traductologie la diffusion à l échelle mondiale d un anglais plus ou moins bien maîtrisé servant de langue de communication internationale (le «global English», ou «English as a Lingua Franca»). La résolution des problèmes posés par cette langue, lorsqu il faut la traduire, dépend du niveau de compétence des locuteurs et du travail d interprétation réalisé par le traducteur entraîné à repérer les déviations par rapport à la norme et les interférences avec la langue première du locuteur. L auteur montre en quoi cette situation de traduction nouvelle, liée à la «mondialisation», conduit à repenser des notions fondamentales en traductologie, telles que celles d équivalence ou d opération traduisante.
Présentation : Linguistique et traduction 9 C est, enfin, la notion de compétence qui est développée dans l article de Kirsten Malmkjær, dans une perspective qui met en parallèle les notions de compétence traductive, de compétence linguistique telle que conçue dans les théories chomskiennes, et de compétence(s) en termes plus larges relevant du domaine de la sociologie. Remettant en question le caractère par trop «fourre-tout» de bien des acceptions actuelles du terme de compétence traductive, l auteur en propose une définition recentrée sur la compétence linguistique, en y associant la notion de compétence de «transfert», issue de travaux récents sur la neurolinguistique du bilinguisme. Dans le cadre de ce numéro, on ne peut espérer donner qu un petit aperçu de l immense variété des façons d aborder les relations entre les langues, et leur rapport à l activité de traduction. Les points de vue exprimés dans les neuf études ci-après se caractérisent tout à la fois par la diversité et par la convergence : diversité des cadres théoriques, des méthodologies mises en œuvre, des objectifs visés, des champs applicatifs envisagés et des langues mises en regard ; convergence, non seulement par leur objet, la traduction, mais aussi par certaines constantes qui réapparaissent, sous diverses formes, en filigrane ou au premier plan, à travers les différents articles : la notion d interprétation, essentielle qu il s agisse de la traduction de textes littéraires, de discours journalistique ou d anglais langue «internationale» ; le recours aux données observables, aux corpus, comparables et parallèles, de nature variable, selon des méthodes et en fonction d objectifs qui ne sont pas identiques, mais présents peu ou prou dans quasiment toutes les études ; le caractère indispensable de tenir un discours construit sur les questions de traduction, que ce discours soit ancré dans une théorie linguistique n ayant pas pour objet spécifique la traduction, ou qu il soit élaboré directement dans l optique d une traductologie. Enfin, la primauté du texte (au sens large), de la «chose» traduite, et le plaisir éprouvé à cette traduction le translation pleasure principle dont Kirsten Malmkjær fait l un des «ingrédients» de la compétence traductive, se retrouvent dans toutes ces études et, nous l espérons, ne laisseront pas le lecteur indifférent. Maryvonne Boisseau EA 3980 LILT Université Paris 3 / Institut du Monde Anglophone 5, rue de l École de Médecine, 75006 Paris <Maryvonne.Boisseau@univ-paris3.fr> Hélène Chuquet EA 3816 FoReLL Université de Poitiers MSHS 99, avenue du Recteur Pineau, 86000 Poitiers <helene.chuquet@univ-poitiers.fr>