Troisième année, Numéro 5, Printemps-été 2007 publiée en été 2008. André Malraux, l Espagne et Picasso



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Troisième année, Numéro 5, Printemps-été 2007 publiée en été 2008 André Malraux, l Espagne et Picasso Julie MIRAUCOURT Université de Bourgogne e-mail: julie.miraucourt@gmail.com Résumé L œuvre d André Malraux possède une visée universelle et européenne. Cet intérêt pour l Europe concerne aussi la peinture de Picasso. Si l écrivain n a jamais rien écrit sur le peintre de son vivant, il rédige La Tête d obsidienne un an après sa mort, comme un hommage à son génie. Le peintre et l écrivain ont toujours eu des rapports orageux, oscillant entre malentendus et exaspération. Mais malgré des désaccords certains, l Espagne devient un écho dans les «Antimémoires» en même temps que l œuvre de Picasso. C est pourquoi Malraux prête sa voix au peintre pour mieux exposer ses propres conceptions sur la peinture. Ainsi, Picasso illustre à merveille les idées du Musée Imaginaire de l écrivain et sert de prétexte à la discussion sur l art. Mots clés: André Malraux, Pablo Picasso, Europe, littérature, peinture, écriture de soi.

84 Plume 5 Introduction L œuvre d André Malraux possède une visée universelle. Pourtant, l Europe est au cœur de ses préoccupations. Et, au centre de cet intérêt règne principalement l Espagne. Malraux s est engagé en 1936-1937 dans la guerre qui opposa les forces républicaines à l armée fasciste du Général Franco. Ce qui lui permit de vivre totalement, et pour la première fois, ses théories valorisant l action. Ce pays, pour lequel il s engagea corps et âme sous les feux de la révolution, resta pour lui une contrée à la fois proche et lointaine. Cette expérience devait marquer à jamais l univers de l homme, et surtout de l artiste. A la suite de cet engagement, l Espagne tient en effet une place fondamentale dans l appréciation de l écrivain pour la peinture. Parmi les artistes qu il vénère, on trouve les plus grands peintres espagnols à qui il consacre une place majeure dans ses Ecrits sur l art. Bien sûr Goya marqua d une empreinte indélébile l œuvre de Malraux. Témoin, son célèbre Saturne. Mais l œuvre d un autre peintre espagnol a coloré ses réflexions: celle de Pablo Picasso. Or, la place du peintre dans la vie et l œuvre d André Malraux est complexe. Les deux hommes ont entretenu des rapports intimes orageux, oscillant entre exaspération et admiration. L écrivain ne publiera aucun texte du vivant de Picasso et il faudra attendre 1974, soit un an après la mort de l artiste, pour voir paraître La Tête d obsidienne. De fait, qu est-ce qui motive l écrivain dans son évocation de l œuvre picassienne? Sans aucun doute, sa modernité. Mais ne faut-il pas y voir une raison plus personnelle, plus profonde? Ne faut-il pas y percevoir un attachement irrémédiable pour l Espagne? Un lien qui constituerait l essence de la réflexion malrucienne sur la peinture de Picasso. Un peintre et un écrivain Cette relation «intime», particulière et ambiguë, que l écrivain accorde au peintre se retrouve dans son œuvre: ce dernier ne fait pas partie des Ecrits

André Malraux, l Espagne et Picasso 85 sur l art mais occupe, seul, La Tête d obsidienne. Ce texte représente un moment significatif du Miroir des Limbes, où Malraux confirme et souligne son idée de l art moderne. C est pourquoi il fait de Pablo Picasso le sujet principal de son essai, dans lequel le dialogue du peintre se confond avec la pensée de l écrivain. Picasso apparaît à travers l évocation à l Espagne, avant de devenir un prétexte pour discuter de la fonction de l art. Malraux admire incontestablement l artiste sans aimer l homme. Dans La Tête d obsidienne, il laisse entendre que le peintre et lui furent proches dans le génie sans être amis. Il lui consacre donc son œuvre parce qu il voit, dans sa peinture, l expression de sa propre conception de l art. Rappelons que, pour Malraux, le génie est «un homme qui crée ce qui n avait pas d expression avant lui.» Picasso représente «la rupture de toute illusionnisme, le conflit des formes et la recherche vertigineuse de la liberté et de l autonomie.» (Edson Rosa da Silva, p. 119, in André Malraux et le rayonnement culturel de la France, 2004, p. 119-120). Ainsi, Malraux efface, consciemment ou non, les limites entre la voix du peintre et sa propre voix, à travers un dialogue «simulé». En septembre 1973, Jacqueline Picasso appelle Malraux pour qu il la conseille sur un litige lié à la succession, celui du legs à l Etat français de sa propre collection de tableaux. Pour Picasso cette collection formait un tout qui devait être transmis comme tel; alors que le Louvre voulait la disperser. C est pourquoi l écrivain se rend à Mougins, à la villa Notre-Dame-de-Vie, la dernière demeure du peintre. Il écrit à la suite de cette visite La Tête d obsidienne. La relation entre les deux hommes s est tendue au fil des ans et leur mésentente apparaît, de plus en plus, comme une évidence: «Comme ils étaient aussi rancuniers l un que l autre, elle n avait aucune raison de finir. A cet égard, La Tête d obsidienne réussit, en étant un essai particulièrement incisif, à nous la faire oublier, ce qui est un tour de force.» (Alain Malraux cité par Laurent Lemire, 1995, p. 201). Malraux a donc attendu que Picasso soit mort, qu il entre dans l histoire, pour parler de lui. Cet ouvrage, l écrivain l intègrera plus tard dans les Antimémoires puis dans

86 Plume 5 Le Miroir des Limbes. Le statut de Picasso est bel et bien particulier puisque Malraux l introduit dans son cycle «autobiographique». On peut donc se demander pourquoi le peintre est souvent associé à la vie intime de l auteur? La réponse se trouve sans doute dans leur attachement respectif à l Espagne: Picasso naît en même temps que les souvenirs liés à la période de 1936-37. Picasso comme miroir Les faits se bousculent dans La Tête d obsidienne. Le lecteur est surpris par l émergence du passé et des anecdotes personnelles, comme le mariage des parents de l écrivain. Quelques épisodes intimes apparaissent et les souvenirs émergent face aux toiles: «Le grand Le Nain. J en reconnais le bœuf noir dès que Nounours le retourne: il était dans la salle à manger de mon père, à Bois-Dormant. Il appartenait à une belle tante, qui l a vendu par mon entremise à Kahnweiler, qui l a vendu à Picasso. Le monde est petit.» (André Malraux, 1974, p. 21). L écrivain se remémore aussi ses impressions face à la nouveauté du cubisme: «Un monde sépare Les Mousquetaires, les idéogrammes rageurs qui ont succédé au Peintre et son modèle, du musée dédié au cubisme et à ses œuvres d accompagnement par les tableaux que je dégage un à un, et par ceux dont je me souviens, depuis Ma Jolie jusqu à Guernica toujours à New York.» (Ibid., p. 46). Enfin, le lien entre l Espagne et Guernica est évident. Et il semblerait que - dans l inconscient de l écrivain - ses souvenirs personnels, la peinture de Picasso ainsi que son pays natal soient intimement mêlés. Une «coïncidence» fait donc que Malraux, au moment où il reçoit l appel de Madame Picasso, se trouve occupé à ranger des papiers d Espagne: «Je mets à jour des notes de la guerre d Espagne: le dernier printemps à Barcelone.» (Ibid., p. 27). Ici, par un effet de mise en miroir, l ancien texte reflète le nouveau: «"Las Ramblas à l heure où les avenues sont encore vides. [ ] Le syndicat a donné l ordre de couper les arbustes à fleurs des environs; une double haie d aubépines (ce qu on n a jamais vu dans la ville)

André Malraux, l Espagne et Picasso 87 étincelantes comme le givre, recouvre à perte de vue le trottoir du centre, et des ombres obliques disparaissent dans les rues, brandissant comme des girandoles les buissons d aubépines qu elles emportent dans leur maison sans vivres et sans feu." La sonnerie du téléphone "Monsieur, c est de la part de M me Pablo Picasso".» (Ibid. p. 7-8). Les reflets sont omniprésents dans La Tête d obsidienne: «Cet appel qui semble venir des aubépines de Barcelone, ce visage que je n ai jamais vu mais que ces portraits m ont rendu familier, cette voix qui sature la tristesse». (Ibid., p. 8). Puis au dîner de la fondation Maeght, il reçoit son ancienne secrétaire: «La secrétaire espagnole qui m assistait en 1938 quand je dirigeais en Catalogne la mise en scène de L Espoir; elle possède l une des grandes galeries de Barcelone.» Et comme l Espagne représente un lien fédérateur entre Malraux et Picasso, l effet de miroir fait renaître les souvenirs: «Avec elle, je retrouve la Rambla des fleurs pleines d aubépines et traversées d ombres, la nuit dans Madrid clandestine où erraient seuls les aveugles qui chantaient L Internationale [ ]». (Ibid., p. 211). Tout est prétexte dans ce livre à évoquer l Espagne et les souvenirs qui en émergent. Mais le récit des événements biographiques est utilisé avec prudence par l écrivain. Ce dernier se montre méfiant quant à l impact du «vécu» sur son œuvre. L essentiel n'est pas de montrer ce qu'il a fait mais ce qu'il pense, donc ce qu'il est. C est pourquoi le témoignage personnel doit rendre compte d une expérience universelle. Selon Malraux, Picasso ne peint pas «sa vie» mais «la vie» et «en face de la vie, commente l écrivain, il n y a que la peinture.» (Ibid., p. 60). Or, la relation au réel a toujours suscité une polémique en ce qui concerne l œuvre de Malraux. En effet, on ne peut ignorer la présence de l expérience réelle dans son œuvre fictionnelle. Mais on ne peut ignorer la présence immanente de la réflexion théorique qui privilégie le temps de l art au temps de l histoire. Ainsi, le «moi» qui semblait s effacer dans la narration à la première personne est bien présent.

88 Plume 5 Et il se manifeste lui aussi dans le regard de l'autre: celui de Picasso. Sa présence permet à André Malraux d être lui-même sans parler de lui. L écrivain expose à travers ses réflexions sur l art ce qu il a été. Si l on peut noter l effacement de la narration du «je» dans l ensemble du Miroir des Limbes, ce procédé disparaît lorsque le sujet pictural apparaît. Le «moi»- objet de Malraux se révèle donc dans la peinture de Picasso. Ici, l écrivain n est pas un «personnage historique forgé par un témoin», qui pourrait être le peintre, puisqu un lien personnel entre l art picassien et le «je» est véritablement établi. Le retour sur les souvenirs d Espagne, et donc l introduction du sujet Picasso, servent bien de miroir à l écrivain. Picasso comme prétexte à la discussion Ainsi, sa présence s effectue par un procédé judicieux: le retour sur ses thèmes de prédilection. Il n hésite pas à reprendre certaines formules du passé sur «le dialogue d un grand peintre avec ses prédécesseurs» ou encore sur «la présence dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort». En effet, la transcription des dialogues entre le peintre et l écrivain est à analyser. Malraux rapporte les propos de Picasso ainsi que son accent, ses intonations et ses jeux de physionomie. Puis, à travers le thème de la métamorphose, il définit ce qui constitue son génie créatif. Mais lorsqu'il retranscrit les paroles du peintre, le lecteur perçoit la voix de l écrivain. C est pourquoi il entame une conversation autour du Musée Imaginaire. Dans l atelier des Grands- Augustins, Picasso répond à Malraux, et inversement: C est dans l atelier des Grands-Augustins, que nous avons parlé pour la première fois du Musée Imaginaire [ ]. Pas étonnant. Les gens n aiment pas la peinture, affirme le peintre. Ce qu ils voudraient, c est savoir ce qui sera bien dans cent ans. Ils croient que si on saute par-dessus, on a gagné. Ils devraient tous être marchands de tableaux. Pourtant, la peinture, on ne sait pas comment ça vit. Comment ça meurt. Personne ne peut parler de la peinture. Je veux parler

André Malraux, l Espagne et Picasso 89 de Van Gogh. Peut-être. Pas de la peinture. Elle me fait faire ce qu elle veut: aller loin, aller très loin, aller encore plus loin, et que ça se tienne Seulement, voilà! que ça se tienne en face de quoi? De votre Musée Imaginaire (Ibid., p. 109). De cette manière, Malraux s approprie la voix de Picasso. Même si l écrivain tente de reproduire la manière de parler du peintre - il use pour cela de petites phrases courtes et offensives - les mots viennent de Malraux. C est pourquoi le lecteur perçoit à travers la référence à Van Gogh ou par certaines réflexions «aller encore plus loin, et que ça se tienne Seulement, voilà! que ça se tienne en face de quoi?» - la voix et les pensées de l écrivain. Puis, ce dernier organise selon sa propre logique la discussion qui s amorce. De fait, Picasso termine sa phrase par une question et l écrivain peut y répondre par l idée du Musée Imaginaire. Le lecteur comprend que la conversation est re-transcrite par Malraux, aidé par le recul du temps et de la mémoire. Par là, les propos du peintre sont bien «détournés» à la faveur de l écrivain. Or, savoir si Picasso a véritablement tenu ses propos n est pas l essentiel. Malraux traite de l œuvre du peintre parce qu il la considère comme représentative de modernité. Ainsi, il s appuie sur les mots de l'artiste car ce dernier illustre par son art ses réflexions sur le sujet. L imaginaire se mêle donc à la réalité de la conversation, aveu que fait volontiers l écrivain: «C est alors qu il m interrogea sur le Musée Imaginaire. Mon essai n avait pas encore paru. Pourtant Picasso savait qu il n y était pas question du Musée des Préférences de chacun, mais d un musée dont les œuvres semblent nous choisir, plus que nous les choisissons. Je lui dis à peu près ceci [ ]» (Ibid., p. 103). On comprend par l expression «à peu près ceci», que Malraux arrange la discussion à sa guise. Après un rapide résumé de sa réflexion autour du musée, il fait dire à Picasso: «Oui, dit-il, bien sûr Qu est-ce qué c est, la peinture?» (Ibid., p. 105). Une fois encore, l accent du peintre est retranscrit mais la question posée sur le

90 Plume 5 fondement de la peinture vient de Malraux. Puis, la voix de l écrivain se fait particulièrement entendre lorsque Picasso aborde le «Petit Bonhomme des Cyclades». En effet, le peintre introduit cette idée à propos de la réflexion autour du musée: De temps en temps, je pense: il y a eu un Petit Bonhomme des Cyclades. Il a voulu faire cette sculpture épatante, comme ça non? exactement comme ça. Il croyait faire la grande déesse, je ne sais quoi. Il a fait ça. Et moi, à Paris, je sais ce qu il a voulu faire: pas le dieu, la sculpture. Il ne reste rien de sa vie, rien de ses espèces de dieux, rien de rien. Rien. Mais il reste ça, parce qu il a voulu faire une sculpture. Qu est-ce que c est notre nécromancie? Et ces trucs magiques, qu ont les peintres, les sculpteurs, depuis si longtemps? Quand on croyait à la beauté immortelle, aux conneries, c était simple. Mais maintenant? (Ibid., p. 118). Ce symbole illustre parfaitement la théorie de Malraux sur le musée, c est pourquoi ce dernier répond: «Vous venez de dire que cette idole est là. Je le pense aussi. Le Musée Imaginaire de chacun, ce sont les œuvres présentes pour lui. Les statues survivaient parce qu elles étaient des œuvres d art, elles sont aujourd hui des œuvres d art parce qu elles survivent» (Ibid., p. 118). Picasso, lui, commente la réponse de l écrivain. «C est intéressant» entonnet-il, avant d ajouter: «Qu est-ce que ça deviendra? Mes toiles d autrefois ont beaucoup changé. Pas les couleurs: les toiles. Aussi les sculptures. Et je suis vivant. Après Et Van Gogh? Et Cézanne? Je vous ai dit: on ne sait pas comment ça vit la peinture» (Ibid., p. 119). Enfin, Malraux commente à son tour les réflexions du peintre: «Il parle de la façon la plus simple. Ni chiqué ni maladie. Mais il ressent la métamorphose comme les médiums ressentent leur état second.» (Ibid, p. 119). C est pourquoi à la lecture de La Tête d obsidienne, on croit comprendre que le peintre partage entièrement les idées de l écrivain sur son Musée Imaginaire. Toutefois, les mots, les expressions et les questions que Malraux prêtent à Picasso mettent en doute cette hypothèse. Doute renforcé par l idée que le peintre n évoquera plus

André Malraux, l Espagne et Picasso 91 jamais et avec personne d autre ni le Petit Bonhomme des Cyclades ni le Musée Imaginaire. L œuvre sur le peintre tire donc en partie sa connaissance de cette rencontre effectuée en mai 1945, dans l atelier de l artiste. Dans ce récit, l écrivain est à la fois le narrateur, le héros, celui qui parle, commente et explique. Il donne l impression d être seul avec l œuvre de Picasso et oublie de mentionner que, ce jour-là, Brassaï et Françoise Gilot sont aussi présents. La vérité n est pas dans ce qu il dit mais ce qu il pense: «On ne sait pas qui interroge ou qui répond, le dialogue Picasso-Malraux c est le monologue d un seul personnage à deux voix concordantes: l homme du destin.» (Pierre Cabanne, 1992, vol.3, p. 204). Cette réflexion l entraînera dans l analyse des sculptures et des toiles rassemblées à Mougins. Comme l indique Pierre Cabanne, Picasso n a jamais aimé s entretenir sur l art à la manière d un professeur: «Celui-ci ne s est jamais prêté avec Malraux, ni avec personne, à ces sortes de divagations socio-symbolicoesthétiques où chaque interlocuteur donne à tour de rôle l impulsion, tandis que l autre survole les sommets, comme avec De Gaulle à la Boisserie.» (Ibid., p. 201). Or, la vérité des faits importe peu ici «puisque la vérité de l œuvre est évidente dans cette La Tête d obsidienne où l écrivain est à la fois Picasso à moins que ce ne soit Picasso qui devienne un peu Malraux» (Laurent Lemire, 1995, p. 204). Ce chapitre évoque malgré tout un thème central de l œuvre, celui du Musée Imaginaire. La Tête d obsidienne représente bien un moment significatif du Miroir des limbes, où le dialogue avec Picasso se fond avec la pensée de l écrivain sur l art: réalité et réflexion esthétique. L écrivain transforme ainsi ses rencontres avec le peintre en un prétexte pour discuter de la fonction de l art. Enfin, Malraux tente d effacer les limites entre la voix de l autre et sa propre voix. La logique de la conversation repose donc sur un jeu d échanges verbaux qui ouvre le récit à la polyphonie. Et ces rapports intersubjectifs modifient entièrement les règles d écriture des Mémoires. Ils rectifient également les liens intimes difficiles que les deux hommes avaient établis dans la réalité.

92 Plume 5 A priori La Tête d obsidienne se lirait comme un moyen de faire «aimer» l œuvre de Picasso. En effet, l écrivain revient sur les «reprises» du peintre, sur la dernière période et rectifie les commentaires ou les critiques négatives. Toutefois, on peut voir dans la rédaction de ce texte une visée plus narcissique. De fait, l œuvre de Picasso est détournée par André Malraux puisqu elle devient un reflet des pensées de l écrivain. C est pourquoi il l utilise dans une perspective égocentrique: révéler ce qu il pense et ce qu il est. L évocation de l œuvre picassienne est donc un moyen de dévoiler des réflexions personnelles. Les peintures et les sculptures sont des miroirs de la pensée de l écrivain, entraînant une sorte de «retour sur soi». Ainsi, l art du peintre permet de révéler l intérieur de celui qui regarde et raconte. Toutefois, les irruptions de l auteur n effacent pas le portrait qu il dresse du peintre, présenté de manière pénétrante et parfois humoristique. L œil de Picasso sert simplement de miroir aux réflexions esthétiques, voire à l âme, de l écrivain: la réalité extérieure devient intérieure. En effet, les deux artistes se voient à travers l autre et le «moi» atteint sa plénitude par le regard d autrui. Bibliographie CABANNE, Pierre, Le siècle de Picasso, 4 volumes, Paris, Gallimard, 1992. LEMIRE, Laurent, Malraux. Antibiographie, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995. MALRAUX, André, La Tête d obsidienne, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 1974. ROSA DA SILVA, Edson, «Malraux et Picasso: sens de l art et autonomie des formes», in André Malraux et le rayonnement culturel de la France, Bruxelles, Editions Complexe, 2004.