Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude?



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Transcription:

Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? Monique de Bonis* Résumé Communiquer un savoir technique dans un langage naturel est une des difficultés les plus importantes de l activité des experts. Contrairement au langage technique, le langage naturel comporte un certain nombre d ambiguïtés. L objectif de cette étude, centrée sur l emploi des adverbes de quantité, était d estimer le degré de précision dans les descriptions de la personnalité faites par des experts psychiatres. Une analyse systématique des combinaisons adverbes de quantité/adjectifs dans ces descriptions de la personnalité des délinquants et des meurtriers a été effectuée. Les résultats de ce travail mettent en évidence un souci de précision de la part des experts. Cependant, ils révèlent que cette précision, au lieu de contribuer à améliorer l exactitude des observations sur le sujet expertisé, est détournée au profit du renforcement des aspects les plus évaluatifs (attribution de qualités et de défauts). Summary One of the most important pitfalls of the activity of an expert is that he has to communicate a technical knowledge in a natural language. Compared with the technical, the natural language comprises several ambiguous information. The aim of the present study, focussed on the use of multipliers, was to assess the degree of vagueness in the descriptions of personality made by experts in forensic psychiatry. A systematic analysis of the combinations multipliers adjectives used in descriptions of delinquents and murderers personality leds to the increase in the exactness of the descriptive statements but rather was used for pejorative emphasis. These results were discussed in terms of the expectancies of the court room in relation to the experts. L auteur Née en 1939 ; après des travaux sur la psychologie de l anxiété, elle a soutenu une thèse d État ès lettres et sciences humaines en 1982 intitulée : Les théories implicites de la Personnalité en Psychiatrie : étude de l énoncé d attribution de trait dans l expertise psychiatrique de 1967 à 1976. Les problèmes qui sont traités dans ce travail se situent à l articulation de trois disciplines. La Psychologie, la Psychiatrie et le Droit. Actuellement Directeur de Recherche au CNRS en Psychologie, M. de Bonis mène des travaux sur l analyse du langage naturel lié à certaines pratiques (diagnostic psychiatrique, expertise) et processus de décision. L un des paradoxes de l expertise en général et de l expertise psychiatrique en particulier est qu elle se présente sous la forme * CNRS, Clinique des maladies mentales et de l encéphale, Paris, France. 303

M. De Bonis Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? 1. Ce travail a bénéficié des moyens attribués par le Ministère de la Justice, Convention 5077/59. Nous remercions très vivement D. Bourcier, I. Théry et M. Somogyi pour leur contribution critique ou technique à cette étude. 2. Le Monde, 1977 et 1978 ; Le Nouvel Observateur, 1977 ; Le Point, 1977. 3. Y. ROUMAJON, Ils ne sont pas nés délinquants, Paris, R Laffont, 1977 ; M. LANDRY, Le psychiatre au tribunal. Le procès de l expertise psychiatrique en justice pénale, Paris, Privat, 1976. 4. CASAMAYOR, La justice, Paris, Gallimard, 1978. 5. M. FOUCAULT, Moi Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur, et mon frère : un cas de parricide au XIX e siècle, présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1973. 6. R. BARTHES, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. 7. MONTANDON (Cléopâtre), «L expertise psychiatrique en matière pénale à Genève», dans Déviance et Société, 1978, 2, p. 131-156. 8. R. ROGERS, R. DOLMETSCH, D.E. WASYLIW et J.L. CAVANAUGH, «Scientific Inquiry in Forensic Psychiatry», dans International Journal of Law and Psychiatry, 1982, 5, p. 187-203. d un discours en langage naturel, résultat d un compromis entre l utilisation de mots du langage courant et de termes techniques 1. l expert doit en principe communiquer des connaissances de «spécialiste», sans quoi il ne se différencierait pas d un nonexpert, dans un langage suffisamment accessible pour être compris par des non-spécialistes. La définition que donne le dictionnaire de l expert est «celui qui sait», et en pratique, dans le cas de l expertise pénale tout au moins, ce savoir est attesté par l expérience (pour être reconnu comme tel, il doit avoir pratiqué son métier pendant un certain nombre d années). La première question qui se pose est donc de déterminer en quoi cette connaissance de professionnel ou simplement de sujet expérimenté se distingue de celle du sujet naïf, c est-à-dire de la connaissance commune. Mais l expertise ne se présente pas seulement comme une simple collection de connaissances. Elle aboutit à une conclusion, et cet exposé en langage naturel s appuie sur une argumentation et contient en principe une logique naturelle. D ailleurs, le terme anglais qui correspond à celui de psychiatrie légale est «forensic», qui, au pluriel signifie «art de l argumentation». La forme de communication de ce savoir et de ce raisonnement de l expert a entraîné un certain nombre de conséquences et se prête à certains malentendus. Elle a fait que chacun a cru pouvoir parler de l expertise, prenant en quelque sorte ce discours au premier degré. Au cours de ces dernières années, un grand nombre de réflexions, voire même de remises en cause sur la base de ces discours ont été diffusées par la grande presse 2. Ces réactions faisaient écho aux critiques des experts eux-mêmes 3, des magistrats 4 et même de celles des philosophes 5 et des linguistes 6. Ces derniers en dénonçaient les intentions et en révélaient l idéologie sous-jacente. Cette critique, chacun l a faite à sa manière et de son point de vue pour informer le citoyen, prévenir l accusé, attaquer la justice, réhabiliter la psychiatrie ou dénoncer le pouvoir du psychiatre et/ou celui du magistrat, le rapport d expertise ne constituant, à quelques exceptions près 7, qu un prétexte à des réflexions d ordre plus général. L idée que le rapport puisse faire l objet d un projet scientifique, à l instar d autres pratiques judiciaires comme le témoignage, l élaboration d une décision par des jurés, etc., ne s est imposée qu assez récemment. Comme le soulignent Rogers et ses coauteurs 8 : «Le champ de la psychiatrie et de la psychologie médicolégale est en train d émerger comme une discipline scientifique nouvelle avec ses propres problèmes méthodologiques dans l élaboration de son contenu et de ses paramètres de connaissances». C est la conjonction d un certain nombre de facteurs issus de disciplines assez différentes : psychologie, droit et sciences cognitives, qui a favorisé cette évolution. Parmi ces facteurs, trois au 304

moins nous paraissent avoir occupé une place importante. Il s agit : a) de la mise en place de banques de données textuelles en vue notamment de la création de systèmes experts 9, b) de l évolution vers une psychologie concrète ou de terrain se détachant en quelque sorte du cadre trop étroit du laboratoire, et enfin c) du développement de méthodes d analyse du discours et de façon plus générale du langage naturel 10. Ces trois conditions sont évidemment étroitement dépendantes. Pour ce qui est des banques de données et des systèmes experts, le développement des premières a rendu accessibles à l analyse des corpus de données d expertise importants. Bien que l exploitation de ces données apparaisse moins avancée que dans d autres domaines comme le diagnostic médical, ce sont des questions de même nature qui se posent comme «qu est-ce qui fait qu un expert est expert» ; «quelles aptitudes sont impliquées lorsque l on attribue la qualité d expert» ; ou encore «quelle est la relation entre l expérience et l expertise» 11. Pour ce qui est du retour vers une psychologie de terrain par opposition à une psychologie de laboratoire 12, il s est exprimé par le souci d assurer à des connaissances psychologiques une «validité écologique» au sens de Brunswick. Dans le domaine juridique, plutôt que de simuler en laboratoire des comportements (ceux du témoin oculaire, ceux des jurés), on s est tourné vers l étude du fonctionnement même de témoins «réels», de jurés (1981). L intérêt pour cette psychologie de terrain a trouvé un écho dans le développement des travaux sur ce qu il est convenu d appeler maintenant le domaine de la pensée naturelle 13, un domaine né en quelque sorte d un étonnement lié au fait que les processus cognitifs adopteraient des modalités de fonctionnement particulières dans des contextes situationnels particuliers. À la différence des études précédemment évoquées, dans lesquelles l expertise était traitée comme une totalité indivisible à partir d un cas particulier 14, dans les approches qui se réclament de cette nouvelle «psychologie légale», l expertise est définie comme un «ensemble de connaissances d un domaine plus une capacité d inférence et de raisonnement», et s attaque à des aspects bien délimités comme, par exemple, le problème de l utilisation des marques de quantité en rapport avec le degré de précision et d imprécision des énoncés. La définition très générale qui est donnée de l expertise permet de l apparenter à d autres pratiques discursives ou décisionnelles, comme le diagnostic psychiatrique et de la classer dans le vaste ensemble des recherches sur les processus cognitifs en appliquant les nouvelles méthodes d analyse de psycholinguistique textuelle 15. Un exemple : L utilisation des marques de quantité dans la description des personnes dans l expertise psychiatrique 9. D. BOURCIER, «Le discours juridique, analyses et méthodes», dans Langages, 1978, 53, n spécial. 10. A. ANDREEWSKY, Système S.P.I.R.J.T., s.l.n.d., 39 p., ronéo. 11. J.L. KOLODNER et R.M. KOLODNER, Toward a Computer Model of Psychiatric Reasoning, 1982, p. 99-103. 12. M. REUCHLIN, «Un essai d analyse de la distinction Psychologie en laboratoire, psychologie sur le terrain», dans Le Travail humain, 1978, 41, p. 319-324. 13. J.B. GRIZE et B. MATALON, «Introduction à une étude expérimentale et formelle du raisonnement naturel», dans Études d épistémologie génétique, Paris, PUF, 1962. 14. Pierre Rivière pour Foucault, ou Dominici pour Barthes. 15. Bulletin de Psychologie, 1985, n spécial. 305

M. De Bonis Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? On sait que ce problème de la précision des énoncés constitue l un des thèmes privilégiés de la logique classique et que, dès l Antiquité, comme en témoigne le paradoxe des Sorites 16, les philosophes se sont attachés à résoudre ou tenter de résoudre ce problème. On remarquera que cette question a été posée, sinon traitée, à propos des adverbes par des psycholinguistes de façon assez semblable. Ainsi, Hakel se demande «How often isoften?» 17. Dans le cas de l expertise pénale en particulier, mais aussi civile, ce problème de la précision et de l utilisation des marques de quantité, éléments de surface du discours qui renvoient à cette exigence de précision, revêt une importance particulière et conduit à s interroger sur la fonction qu elles remplissent en rapport avec les objectifs de l expertise et notamment avec l attribution de responsabilité. On peut se demander : 16. Parmi les exemples les plus frappants figure, comme le rappellent Hersch, Caramazza, le paradoxe de «Falakros» qui peut prendre la forme suivante : «Combien de cheveux faut-il enlever sur la tête d un homme pour que celui-ci soit considéré comme chauve?» Cf. H.M. HERSCH et A. CARAMAZZA, «A Fuzzy set Approach to Modifiers ans Vagueness in Natural Language», dans Journal of Experimental Psychology (general), 1976, 105, p. 254. 17. M.D. HAKEL, «How Often is Often?», dans American Psychologist, 1968, 23, p. 533-534. 18. Ch. I. MOSIER, «The Psychometric Study of Meaning», dans Journal of Social Psychology, 1941, 13, p. 123-140. 19. E.L. OSGOOD, G.J. SUCI et P.H. TANNENBAUM, The Measurement of Meaning, Urbana Univ. Press, 1957. 20. MOSIER, op. cit. 1) dans quelle mesure ces marques de quantité contribuentelles à la précision de la description des sujets expertisés et finalement à l évaluation de la responsabilité et la quantification de la peine ; 2) si l utilisation de telles marques permet de révéler l adoption par le psychiatre expert d un système de représentation des traits de personnalité comparable à certains modèles psychométriques en vigueur, en particulier le modèle dimensionnel ; 3) dans quelle mesure ces représentations cognitives quantifiées sont-elles propres au psychiatre expert ou communes au discours psychiatrique en général. I. Marques de quantités, précision et imprécision À la question des rapports entre adverbes de quantité et quantification, psychologues et psycholinguistes ont fourni des réponses différentes que l on rappellera brièvement avant d examiner la répartition de ces marques dans le langage naturel de l expertise. Il existe néanmoins, depuis les premiers travaux de Mosier 18, un consensus sur l idée que les significations des mots, et des adjectifs en particulier, peuvent être évaluées avec un certain degré de précision. Pour ce qui est des adjectifs, cette «quantité de sens» ou «valeur d échelle» est généralement définie dans le cadre d un modèle multidimensionnel (l espace tridimensionnel décrit par Osgood, Suci et Tannenbaum 19. Ainsi le mot «beautiful» (beau) peut avoir des significations différentes pour des personnes différentes... ou lorsqu il s applique à des objets différents, mais il signifie rarement la même chose qu «ugly» (laid). Ces variations semblent obéir à des lois et être relativement petites 20. Certes, cette «valeur 306

d échelle» varie en fonction du niveau culturel 21 et aussi, un fait qui nous intéresse davantage ici, en fonction du degré de compétence de certains groupes professionnels. C est ainsi que Roy, Pinard et Tetrault 22 ont montré que la valeur d échelle de certains adjectifs se rapportant à la tristesse ou à la dépression était évaluée différemment par des infirmières et des psychiatres, les seconds accordant des valeurs d échelle plus élevées que les infirmières. On peut distinguer cependant grosso modo deux tendances dans l analyse de ces valeurs d échelle. La première, plus ancienne et plus classique, se propose, à l aide de méthodes mathématiques empruntées à la psychophysique (en particulier : l emploi d échelles ordinales et de la méthode des intervalles successifs), de préciser les valeurs exactes des marques de quantité, en particulier des adverbes, en faisant évaluer des combinaisons «adjectif» X adverbe «sur des échelles graphiques de désirabilité (caractère favorable ou défavorable de ces combinaisons). Utilisant une telle procédure, Cliff a pu montrer que, dans cette épreuve tout au moins, les adverbes de quantité possèdent et gardent la même valeur absolue (notion de coefficient multiplicatif) quel que soit l adjectif auquel ils s associent 23. Ainsi, par exemple, l adverbe «slightly» (légèrement) peut multiplier n importe quel adjectif d une valeur égale à 0,559 tandis que l adverbe «somewhat» (quelque peu) correspondrait à un coefficient multiplicatif beaucoup plus élevé (0,719). Ces résultats ont été confirmés ailleurs, dans une perspective psychométrique plus appliquée au problème de la mesure de la personnalité. Il en serait de même pour les comparatifs et les superlatifs, la forme comparative (exemple : «more immoral») correspondant à un coefficient multiplicatif de l ordre de 0,97, alors que le superlatif (exemple : «most immoral») multiplierait par 1,43 la valeur d échelle propre à l adjectif. Ces propriétés s étendent d ailleurs aux adverbes de fréquence 24. Il semblerait même confirmé par Hosman et Borg que les propriétés métriques des expressions verbales permettraient de fonder une échelle non seulement ordonnée, mais encore une échelle de rapport 25. Comme en témoignent certaines études de psychologie générale, ces données numériques, qui s appuient sur des méthodes mathématiques assez sophistiquées, ne peuvent cependant être considérées comme les fruits d une recherche de laboratoire. En effet, il apparaît que l emploi de tels opérateurs suit une évolution génétique. Des enfants d âges différents invités à réaliser des activités de comparaison ou de sériation d objets utilisent d autant plus ces opérateurs, et ceci de façon d autant plus appropriée, qu ils parviennent mieux à maîtriser ces activités 26. Dans la seconde ligne de recherche plus récente, qui s appuie sur les méthodes mathématiques développées dans le cadre des ensembles flous, l idée que chaque mot et chaque adjectif puisse 21. M. DE BONIS et C. DE LAGRANGE, «A Psycho-linguistic Approach to the Measurement of Anxiety», dans Ch. D. SPIELBERGER et I.G. SARASON (ed.), Stress and Anxiety, New York, John Willey, 1977. 22. J.Y ROY, G. PINARD et L. TETRAULT, «Adjectif signifiant et sentiment signifié», dans Revue de Psychologie appliquée, 1971, 21, p. 133-143. 23. N. CLIFF, «Adverbes as Multipliers», dans Psychological Review, 1959, 66, p. 27-44. 24. HAKEL, op. cit. 25. J. HOSMAN et G. BORG, The Metric Structure of Verbal Expressions : a Further Investigation. Reports from Institute of Applied Psychology, University of Stokholm, 1970, 12, 4 (18 p.). 26. H. SINCLAIR DE ZWART, Acquisition du langage et développement de la pensée, Paris, Dunod, 1967. 307

M. De Bonis Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? 27. L imprécision se distingue de l ambigu ;té ou de la généralité, l ambiguïté étant définie par le fait qu un même mot peut être appliqué à des contextes différents et la généralité à un grand nombre de contextes. 28. M.F. BARRET-SCHULLER, Étude sémantique du vocabulaire utilisé en psychopathologie : les adjectifs empruntés à la langue courante, Thèse de logopédie, Louvain, 1978. 29. A.L. BALDWIN, «Personal Structure Analysis : a Statistical Method for Investigating the Single Personality», dans Journal of Abnormal and Social Psychology, 1942, 37, p. 163. posséder une valeur propre dans une échelle unidimensionnelle est remise en cause, et l on se propose non plus de quantifier la valeur du coefficient multiplicatif attaché à tel ou tel adverbe, mais d évaluer le degré d imprécision 27 (vagueness) véhiculé par des expressions telles que petit («small»), très petit («very small»), tout petit («very very small»), etc. Dans ce contexte, l imprécision d un mot ou d une combinaison entre un mot et un quantificateur est définie en termes de degré d appartenance, ou plutôt une zone d appartenance. Ces distinctions renvoient assez bien à celles de terme (élément technolecte) et de mot (élément du langage commun ou naturel) 28. Facteurs de précision, les adverbes de quantité apparaissent dans ces études de laboratoire comme des «équivalents des nombres». Leur emploi dans le langage spontané de l expert répond-il bien à ce souci de mesure? II. Utilisation des marques de quantité dans la description des traits chez le sujet expertisé : une étude empirique II.1. Importance des marques de quantité dans le discours de l expert sur la personnalité Dans un corpus de 485 expertises civiles et pénales, rédigées par 34 experts différents entre 1967 et 1976, on a relevé tous les prédicats se rapportant au sujet expertisé. On entend par prédicat tout énoncé caractérisant (ayant pour argument) le sujet décrit. Cette unité de description est composée en majorité d adjectifs. Des 485 expertises ont été extraits 2 400 prédicats. Pour chacun des prédicats, on a répertorié les éléments de voisinage, ou paramètres de l énoncé, qui modulent le sens de ces unités prédicatives, et en particulier tout ce qui détermine comment la description est posée, avec quel degré de précision ou de certitude, ou encore de détail, tel ou tel point a été attribué. Si l on admet que la fréquence des éléments dans un discours 29 traduit l importance que le locuteur attache à cet élément, on peut remarquer que les marques de quantité constituent (cf. tableau 1) des éléments importants dans la description des sujets expertisés. Les adverbes les plus fréquents sont, par ordre décroissant : Aucun (189), Assez (72), Peu (45), Très (36), Sans (36), Bien (20), Parfaitement (19), Quelque peu (14), Tout à fait (13), Essentiellement (9), Profondément (8), Extrêmement (7). Sur les 2 435 attributions, il y en a 36 % qui portent une marque de quantité via un adverbe ou une locution adverbiale. Parmi ce gros tiers, 71,33 % sont des quantifications au sens strict. 308

Si l on ajoute à ce pourcentage les autres manières d introduire une quantification, c est-à-dire les 231 attributions qui comportent des articles partitifs, les références à la normalité, celles à la moyenne, les formes comparatives, ainsi que les marques de degré sur les épithètes (n = 164), on admettra que l expression de la quantité dans le discours de l expert est loin d être un événement rare, et qu il mérite une analyse approfondie. II.2. Marques de quantité et paramètres syntaxiques et sémantiques Une analyse des co-occurrences (par la méthode factorielle des correspondances de J.-P. Benzecri) entre certains aspects syntaxiques ou sémantiques des énoncés permet de préciser comment et avec quoi ces marques de quantité sont utilisées. Nous avons pu montrer (analyse des co-occurrences entre paramètres syntaxiques de l énoncé d attribution de trait) que les marques de quantités sont utilisées de façon privilégiée avec des prédicats adjectifs, des verbes être et paraître, la forme affirmative. De l examen des cooccurrences entre le contenu sémantique des prédicats et l utilisation de ces marques, nous avons dégagé deux faits 30. Le premier est que ces marques sont utilisées aussi dans le cas d attributions évaluatives (condensées dans la rubrique «qualitésdéfauts», dont les attributs représentatifs sont par exemple : méfiant, sûr de lui, avisé, vague (!), désabusé, courageux, insinuant, outrancier, égoïste, etc.). Ces attributions évaluatives relèvent évidemment davantage d un discours commun que d un discours technique. Le second est que ces marques sont justement absentes dans le cas d attributions à contenu psychiatrique (discours technique). Ces observations nous ont conduit à nous demander : 1) comment les attributs évaluatifs (péjoratifs ou mélioratifs) se combinaient aux adverbes de quantité, et si ces habitudes langagières se retrouvaient dans le discours des psychiatres en dehors de l expertise ; 2) dans quelle mesure l utilisation des marques de quantité pour les attributs psychologiques (et non psychiatriques) renvoyaient à des modes de représentation de la personnalité de type dimensionnel. Déterminants de quantité, contenus mélioratifs et péjoratifs des attributions : l exemple de «peu» et de «très» «Peu» et «très» peuvent être considérés comme deux éléments exemplaires tant du point de vue de leur fréquence d apparition (respectivement égale à 45 et 36) que de leur relation 30. M. DE BONIS, Les théories implicites de la personnalité en psychiatrie. Étude des énoncés d attribution de trait dans l expertise psychiatrique de 1967 à 1976, Thèse d État : Lettres et Sciences Humaines, Paris V, 1982. 309

M. De Bonis Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? à l idée de degré. Examinons le sous ensemble des adjectifs qualitatifs auxquels ils sont associés. L examen de cette liste montre que «peu» est presque toujours employé avec des adjectifs mélioratifs alors que «très» est presque toujours utilisé en association avec des attributs péjoratifs. Cette liaison est significative ment différente de celle que l on aurait pu obtenir par hasard (Chi 2 (coefficient de contingence) = 14,58 p <.05). L analyse de ces combinaisons nous conduit à nous interroger sur la véritable fonction des adverbes de quantité, et à nous demander si parallèlement à l idée de mesure qu ils véhiculent, de façon explicite, ces adverbes n ont pas une autre fonction implicite qui contribuerait à renforcer dans l absolu des connotations évaluatives. Utilisation des adverbes de quantité dans les observations à visée didactique Afin d évaluer dans quelle mesure les combinaisons privilégiées entre : «très», «assez» et «peu» sont liées ou non au contexte de l expertise, nous avons examiné l utilisation de ces trois adverbes de quantité dans les descriptions issues d observations psychiatriques. Nous avons sélectionné cinq revues spécialisées éditées entre 1967 et 1976, période identique à celle choisie pour les expertises. Il s agit des Annales Médico-psychologiques, de la Revue de Médecine psychosomatique, de l Évolution Psychiatrique et de l Encéphale. Malgré l importance des corpus d observations dépouillés, les fréquences des adjectifs comparables à ceux du corpus de référence des expertises sont bien faibles. Cependant, en dépit du petit nombre de combinaisons extraites de ces documents 31, on ne retrouve pas la dissymétrie constatée dans les expertises. Si l adverbe «très» est le plus souvent utilisé avec des attributs à connotation péjorative, les exemples que nous avons trouvés avec «peu» montrent que contrairement aux expertises, «peu» est loin d être utilisé de façon systématique comme c est le cas dans les expertises. 31. Peu : «obsédé, brutal, muet, indifférent, coquette, déçue». Très : «sensible, coopérante, authentique, heureuse active, décontracté, estimée, satisfait et inhibé, anxieuse, déprimée, ambivalent, débile, réticent, opposante, asthénique, isolée, confuse, obnubilé, éprouvée». 32. M. DE BONIS, op. cit. ; ead., Personnalité et expertise psychiatrique, Paris, PUF, 1983. Marques de quantité et modèle dimensionnel de la personnalité On peut définir le modèle dimensionnel par opposition au modèle catégoriel ; bien qu une telle opposition ne soit pas aussi tranchée que l on pourrait le penser, ces deux attitudes se distinguent par la plus ou moins grande importance accordée à la mesure, l intérêt plus ou moins exclusif porté aux variables (traits, symptômes, syndromes) ou aux individus (groupes, types, malades) et enfin, le caractère plus ou moins discontinu ou continu des rapports entre personnalité et maladie 32. 310

Cet emploi des degrés et des marques de quantité dans le discours sur les personnes répond-il à une représentation dimensionnelle des traits dans laquelle l évaluation de la personnalité en termes de degrés mènerait à une évaluation de la responsabilité pénale en termes de degrés? Ainsi la balance de la justice serait équilibrée par le poids des variables psychologiques. Si l utilisation (fréquente on l a vu) de telles marques indique un souci de précision, on ne saurait cependant s appuyer sur le simple comptage de ces éléments du discours pour affirmer qu ils révèlent un certain mode de pensée. Il est nécessaire de préciser les fonctions que ces éléments remplissent dans le discours de l expert et comment «ces équivalents des nombres» sont affectés aux individus. Cela revient à se demander comment les traits attribués se répartissent en fonction des individus expertisés. Dans cette analyse, il s agit non plus d étudier des combinaisons entre des attributs et des adverbes, mais d analyser comment sur une population d individus ces marques sont employées, et dans quelle mesure elles contribuent à organiser ou sérier ces individus. Une distinction utile est apportée dans cette analyse par la différence entre attributs généraux et attributs spécifiques. On appelle «attributs généraux» des attributs appliqués à plusieurs, voire un grand nombre d individus, et «attributs spécifiques» (voire uniques) ceux qui sont affectés à un petit nombre, ou même à un seul individu. Cette distinction est issue des travaux de psychologie génétique. Des études réalisées chez l enfant de la perception des personnes, Scott, Wegner et Vallacher 33, montrent qu avec l âge, l utilisation d attributs généraux augmente. Ces constatations ont été déduites d expériences dans lesquelles les enfants étaient invités à donner des descriptions spontanées ou libres de personnes faisant partie de leur entourage. L unité attribut dans ces recherches peut être soit un mot, soit une expression, soit même une phrase. L augmentation du degré de généralité s accompagne d une évolution dans la qualité de la description. Ainsi, il semble qu avec l accroissement de la généralité, la signification de chaque attribut devienne plus stable. Les jugements des observateurs sont plus fidèles et articulés pour les attributs généraux qu ils ne l étaient pour les attributs spécifiques... «Dans ce sens, le sujet qui grandit devient plus compétent dans sa perception des autres» 34. Généralité et pensée dimensionnelle Utiliser des attributs généraux (communs) à un ensemble d individus, c est donc montrer que l on est capable de situer plusieurs individus sur une même dimension. «Dans ces conditions, les jugements effectués par un observateur peuvent être mieux compris dans la perspective d un modèle dimensionnel». L attribut spécifique, qui ne s applique qu à un seul individu, conduit à des 33. W.A. SCOTT, «Structure of Natural Cognitions», dans Journal of Personality and Social Psychology, 1969, 12, p. 261-278 ; D.M. WEGNER et R.R. VALLACHER, Implicit Psychology : an Introduction to Social Cognition, New York, Oxford Univ. Press, 1977. 34. D.M. WEGNER, «Attribute Generality : the Development and Articulation of Attributes in Person Perception», dans Journal of Research in Personality, 1977, II, p. 329-339. 311

M. De Bonis Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? jugements dichotomiques par nature. Le fait que l attribut s applique ou ne s applique pas se comprend dans un modèle catégoriel de jugement. Généralité et quantification dans la description des personnes Une hypothèse intuitive nous a conduit à formuler l idée que l utilité des marques de quantité, dans une perspective de différenciation des individus, se concevait pour les traits généraux, mais qu en revanche sa fonction était plus obscure dans l attribution de traits spécifiques. Admettons que je souhaite rechercher dans un ensemble de sujets tous bruns un sujet blond, il est inutile de savoir s il est très blond ou seulement un peu blond. Le degré de blondeur n a dans ce cas aucune valeur informative. Il n en est pas de même si je me soucie «d étiqueter» ce sujet blond, c est-à-dire le ranger dans une case où il sera seul dans son genre. On a donc comparé la fréquence d utilisation des déterminants de quantité pour les attributs rares. On n a considéré que les attributs les plus généraux de notre lexique (nous n avons retenu pour cette comparaison que les adjectifs, les combinaisons substantifs-quantification pouvant prendre des formes trop diverses). Ces attributs sont : responsable, émotif, fragile, lucide, capable, incapable, instable, délinquant, anxieux, réadaptable. Ils correspondent à 182 occurrences (le nombre des attributs spécifiques ou uniques s élève à 151). Dans le relevé de la présence d adverbes de quantité, on a considéré l ensemble des 226 marques répertoriées. Cette analyse montre que les attributs les plus généraux (qui ne sont d ailleurs pas très généraux, puisque la proportion d individus auxquels ils s appliquent ne dépasse pas dans la majorité des cas 4,5 %) ne reçoivent significative ment pas plus de marques de quantité que les attributs spécifiques. Ces résultats permettent de rejeter l idée que tes marques de quantité assurent une fonction de mesure des différences inter-individuelles dans le cadre d un modèle dimension net. Ces conclusions ne sont pas surprenantes lorsque l on sait par le simple examen du lexique et des fréquences d apparition des 3 000 prédicats que le pourcentage d attributs appliqués à un seul sujet s élève à 47,01 %. La moitié de la population des individus expertisés possède au moins un caractère qui le distingue de tous les autres sujets. Est-ce à dire que le psychiatre insiste sur la spécificité de l individu? Tous ces résultats pourraient concourir à montrer que la présence d une quantification dans l énoncé sert davantage les besoins d une évaluation que d une sériation des individus les uns par rapport aux autres. 312

Conclusion Le langage naturel des descriptions de la personnalité dans l expertise psychiatrique fait apparaître de nombreuses similitudes avec le langage commun. Si l on veut bien admettre que le fait d utiliser des marques de quantité constitue en quelque sorte un équivalent de l attribution des nombres à des objets, les psychiatres experts manifestent, lorsqu ils parlent de psychologie, un souci de mesure. Malheureusement, cette «quête de précision» semble porter sur les domaines sémantiques de la description les plus proches d une psychologie de sens commun comme l évaluation (c est-à-dire l attribution de qualités et de défauts). Une telle utilisation ne semble pas servir une augmentation des informations et des connaissances sur le sujet expertisé et dans ce sens on peut dire que, plutôt que de contribuer à améliorer l exactitude des observations, elle donne une fallacieuse impression de précision. 313

M. De Bonis Langage naturel et expertise psychiatrique. Les marques de quantité dans la description des sujets expertisés : précision ou exactitude? Tableau 1 Les marques de quantité - Statistiques descriptives Rapports type/occurrence Catégorie Adverbe «type» Nombre d adverbes différents Fréquence d apparition Degré aucun 74 629 Fréquence assez 14 33 Dimension profondément 11 25 Autres 114 367 Absence de marques 1 401 Tableau 2 Adverbes de quantité, attributs mélioratifs et péjoratifs Connotation évaluative des attributs associés Marques de quantité Peu Très méliorative 20 (13,9) 4 (10,1) péjorative 2 (8,1) 12 (5,9) ambiguë 3 1 X 2 = 14,58 p <.05 Tableau 3 Généralité spécificité de l attribut et marques de quantité Marques de quantité absentes présentes Attributs généraux 69,8 30,12 Attributs spécifiques 60,26 37,08 314

Pour en savoir plus... CLIFF N. 1959, «Adverbes as Multipliers», dans Psychological Review, 66, p 27-44. SALES B.D. (éd.) 1981, The Trial Process. Perspective in Law and Psychology, T. II, New York, Plenum Press. GLOSSAIRE : Le concept de a dimension «de la personnalité renvoie à l idée d un continuum sur lequel des différences quantitatives entre individus peuvent être détectées. Par extension, le modèle dimensionnel de la personnalité présuppose l existence de dimensions, accorde une place importante à la mesure, s appuie généralement sur le modèle mathématique de l analyse factorielle et considère que les différences entre individus s expriment davantage en termes de degrés que de nature. 315