Alain Fleischer, ou le devenir de l identité



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Transcription:

> Art plastique Alain Fleischer, ou le devenir de l identité Entretien avec Henri-François Debailleux «On ne peut réduire un personnage de littérature, et encore moins un être humain, à une identité unique et simple. J aime créer des personnages aux identités multiples, feuilletées, complexes.» Henri-François Debailleux Vous pratiquez aussi bien le cinéma, les arts plastiques, la photographie que la littérature. Comment ces disciplines se conjuguent-elles? Alain Fleischer En fait, elles ne se conjuguent pas, c est-à-dire que chaque activité à laquelle je me consacre m attire à elle dans un dialogue très serré avec ses enjeux, son champ théorique, ses supports, et c est au point que j en deviens un individu différent dans chacune d elles. D ailleurs, l écrivain que je suis pourrait très bien ne pas aimer les films que je fais en tant que cinéaste, le cinéaste pourrait très bien désapprouver les photos ou les installations. Je n ai renoncé à rien, c est sans doute un défaut de mon caractère, mais en revanche je me suis toujours consacré avec passion à chacun de ces moyens d expression, je m y immerge entièrement jusqu à en oublier les autres : alors, je ne suis plus qu écrivain, ou cinéaste, ou artiste, ou photographe, et j interroge chaque champ avec une grande > À gauche : Autant en emporte le vent. 1979, installation. À droite : Les apparitions du petit clown. 1986, photographie.

automne 2007 no 22 (artabsolument) page 77

intensité. J attends de chaque discipline qu elle me permette de dire ce que je ne pourrais pas dire autrement, et je suis d ailleurs convaincu de dire des choses très différentes dans chaque langage. Ce n est pas tant que je les dis différemment, c est surtout que je ne parle pas des mêmes sujets. HFD Alors reprenons-les, une par une AF Chronologiquement, j ai commencé à me faire connaître comme cinéaste. J ai débuté à la fin des années soixante, à une époque où je ne pensais pas devenir un professionnel du cinéma. Je me sentais proche de Philippe Garrel, des frères Mekas et de l underground new yorkais et je me voyais plutôt dans le champ du cinéma expérimental, à l écart de la production commerciale et industrielle. Lorsque j ai commencé à faire des films, j ai été bientôt soutenu par des personnalités comme Henri Langlois ou Jean Rouch, qui m ont poussé à devenir un cinéaste professionnel. À l époque, la production cinématographique était beaucoup plus libre qu aujourd hui, elle n était pas du tout assujettie à la télévision et il y avait une grande attente à l égard des nouveaux cinéastes. Je suis ainsi passé doucement du cinéma expérimental à un cinéma distribué en salles, avec quelques films programmés assez longtemps dans le circuit art et essai comme Dehors Dedans, Zoo zéro Mais il se trouve que dans les années soixante-dix, mes meilleurs amis étaient des artistes plasticiens : Christian Boltanski, Sarkis, Daniel Buren, Jean Le Gac, Jean-Pierre Bertrand Ce sont eux qui m ont intéressé au film d artiste. À partir de là, j ai fait des allers et retours entre différents genres de cinémas. HFD De quoi parlez-vous au cinéma? AF J ai essayé d inventer une écriture pour traiter certains thèmes, comme, par exemple, les rapports entre le monde humain et le monde animal, ou tout ce qui touche aux mythologies et aux rituels personnels. J ai ainsi aimé faire des films presque ethnographiques, mais tournés dans la ville de Paris, soit en inventant des personnages aux comportements singuliers, soit en les trouvant dans la réalité. Je me suis intéressé à des individus qui, sans être en infraction avec la loi, sont enfermés dans une règle personnelle singulière. J ai tenté de montrer ces mondes de l entre-deux. HFD Et les arts plastiques? AF Vers la fin des années soixante-dix, j ai eu envie de sortir le cinéma de son dispositif historique la salle obscure avec un écran devant, un projecteur derrière et, entre les deux, des spectateurs assignés à place fixe pour réaliser mes premières installations. À la biennale de Paris de 1980, au palais de Tokyo, j ai sorti le projecteur de sa cabine et je l ai tourné vers d autres objets que l écran. J ai commencé à créer des courts-circuits de la lumière. J ai réalisé de nombreuses installations où les images étaient projetées sur ces mêmes objets que j avais filmés. Pour l une des pièces les plus montrées, intitulée Autant en emporte le vent, j ai projeté sur un ventilateur l image d un visage de jeune femme dont les yeux clignaient et les cheveux bougeaient, à cause du courant d air produit par ce même ventilateur : l objet, qui avait été un accessoire du tournage, devenait le support d apparition, l écran des images. Par la suite, je me suis beaucoup intéressé à cette particularité des images modernes, à partir de la photographie, de pouvoir quitter leur support, contrairement à la peinture ou au dessin. J ai longuement travaillé sur le transport des images, sur leur dispersion et leur redistribution, sur la relation de l image projetée au miroir, unique surface qui ne peut pas être un écran, puisqu il refuse la projection et la renvoie. J ai beaucoup exploré ce domaine de l image voyageuse, de l image projetée, ce qu on appelle aussi aujourd hui le cinéma exposé, c est-à-dire un cinéma qui se montre ailleurs que dans une salle de cinéma, dans la galerie, dans le musée. L image projetable est déjà une particularité de la photographie. HFD Alors la photographie, justement AF Quand j y suis venu, il y avait la photo des photographes traditionnels, et puis celle d artistes plasticiens qui ne travaillaient qu avec ce support, mais ne voulaient pas se dire photographes. Moi, je n ai pas voulu récuser l identité de photographe, pour me draper dans celle d artiste, supposée plus noble. Au contraire, j ai aimé changer d identité à nouveau et pouvoir me dire photographe. Avec cette discipline, j ai continué d exploiter la projectablilité de l image, beaucoup moins utilisée en photographie qu au cinéma, car les films ne peuvent être montrés > Ci-contre : L'âme du couteau. 1982, photographie. page 78 (artabsolument) no 22 automne 2007

automne 2007 no 22 (artabsolument) page 79

Happy days with Vélasquez. 1986, photographie. projets, et puis, lorsque je suis allé à la Villa Médicis à Rome, je suis passé à l acte, je me suis engagé dans ce par quoi j aurais peut-être dû commencer, et c est devenu une nécessité absolue, celle que j avais éprouvée plus jeune et que j avais laissée en attente. À partir de ce moment-là, j ai publié à un rythme assez soutenu, tout simplement parce que j ai réalisé des projets de livres déjà anciens, longuement mûris dans ma tête. Là, il est plus difficile de résumer ce qui se raconte. Mais je dirais que je suis fasciné par la relation des destins individuels à l Histoire et par le mystère des identités. On ne peut réduire un person- > autrement qu en projection. La photo, au contraire, peut être reproduite dans un livre, ou accrochée au mur, et le fait qu elle soit projetable n a pas beaucoup intéressé les artistes, probablement parce que le cinéma s était emparé de ce mode de diffusion. J ai donc travaillé notamment dans cette direction HFD Et la littérature? AF L écriture est la plus récente de mes activités, et en même temps la plus ancienne, car la littérature m a toujours fasciné. J ai toujours pensé que, contrairement au cinéma, écrire peut se faire dans une grande indépendance économique, et que, quoi qu il arrive, même si un jour je me retrouvais sous les ponts, je pourrais toujours être écrivain. Pendant toutes les années où j étais accaparé par les autres disciplines, je n écrivais pas, mais j accumulais les Ci-contre : Raccords (L aventure générale). 1982-1984. page 80 (artabsolument) no 22 automne 2007

automne 2007 no 22 (artabsolument) page 81

Écran sensible. Cette image est l histoire d un film. 2003. Papier photo, film 16 mm noir et blanc, 2 30. nage de littérature, et encore moins un être humain, à une identité unique et simple. J aime créer des personnages aux identités multiples, feuilletées, complexes, qui tentent toujours d échapper à quelque chose, mais qui finissent par s inscrire dans un destin assez tragique. Je suis très concerné par ce qui s est passé en Europe au milieu du XX e siècle et par la Seconde Guerre mondiale. Mes livres renvoient non seulement, directement ou indirectement, à cette époque, mais aussi à cette partie du monde d où je viens, et qui est l Europe centrale. D autre part, je suis aussi passionné par la dimension érotique des relations entre les êtres. Je dirais même que ce qu on retrouve dans tout mon travail et qui serait la seule unité que j y vois, c est la femme, personnage central et obsessionnel de mon inspiration. Cela peut sembler ringard chez un artiste, mais ça ne l est pas chez un cinéaste : pensons aux deux grands disparus, Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni, et à ce que fut l importance des femmes dans leur œuvre. HFD Et l école du Fresnoy, le Studio national des arts contemporains que vous avez fondé et que vous dirigez? AF C est devenu une œuvre, pour moi. Autrement, je ne m y serais pas consacré aussi longtemps, puisqu on fête le dixième anniversaire cette année. Je n ai jamais eu le projet d être directeur d une école ni d avoir une grande carrière de pédagogue, mais je me rends compte qu au fil des années, Le Fresnoy est devenu un dispositif, une gigantesque installation, et qu avec tous ces jeunes artistes qui viennent y travailler, c est aussi une puissante machine à rêver et à produire. Cela me convient, puisque je suis obsédé par le travail et par le fait de créer. I page 82 (artabsolument) no 22 automne 2007

Fenêtre sur cour, la cuisine. 1990, photographie. Alain Fleischer en quelques dates Né en 1944 à Paris. Il vit et travaille à Paris, Rome et Tourcoing. Sur mission du ministère de la Culture, il a conçu et dirige actuellement Le Fresnoy Studio national des arts contemporains. Expositions : 2003 La vitesse d'évasion, Maison européenne de la photographie, Paris 1995 Exposition monographique au Centre national de la photographie, Paris Alain Fleischer réalisateur : Un tournage à la campagne 27 juin 1936 15 août 1936, documentaire, 1994, 1h26 Le Louvre imaginaire, documentaire, 1993, 1h00 Histoire, géographie, documentaire, 1982, 10 min L'aventure générale, film expérimental, 1980, 2h50 Zoo zéro, fiction, 1978, 1h36 Actu : Littérature Quelques obscurcissements, éditions du Seuil. L'ascenceur, éditions du Cherche Midi. Films Morceaux de conversation avec Jean-Luc Godard, production en cours Centre Pompidou, l'espace d'une Odyssée, présentation de la version longue du film pour les 30 ans du centre Pompidou Exposition Le cadre et le reflet, exposition de photographies dans la galerie de la Maison de la France à Mexico automne 2007 no 22 (artabsolument) page 83