Ordonnance du 16 juillet 2013



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Transcription:

201. CERTAINES ACTIVITÉS MENÉES PAR LE NICARAGUA DANS LA RÉGION FRONTALIÈRE (COSTA RICA c. NICARAGUA) CONSTRUCTION D UNE ROUTE AU COSTA RICA LE LONG DU FLEUVE SAN JUAN (NICARAGUA c. COSTA RICA) [DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES] Ordonnance du 16 juillet 2013 Le 16 juillet 2013, la Cour internationale de Justice, a rendu son ordonnance concernant les demandes en indication de mesures conservatoires présentées par le Costa Rica et le Nicaragua en l affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua). La Cour était composée comme suit : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda- Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham, Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, M. Bhandari, juges ; MM. Guillaume, Dugard, juges ad hoc ; M. Couvreur, greffier. «* * * Le dispositif de l ordonnance (par. 40) se lit comme suit : LA COUR, (1) Par quinze voix contre deux, Dit que les circonstances, telles qu elles se présentent actuellement à elle, ne sont pas de nature à exiger l exercice de son pouvoir de modifier les mesures indiquées dans l ordonnance du 8 mars 2011 ; POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham, Keith, Bennouna, Skotnikov, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, M. Bhandari, juges ; M. Guillaume, juge ad hoc ; CONTRE : M. Cançado Trindade, juge ; M. Dugard, juge ad hoc ; (2) A l unanimité, Réaffirme les mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 8 mars 2011, en particulier celle enjoignant aux Parties de «s abst[enir] de tout acte qui risquerait d aggraver ou d étendre le différend dont [elle] est saisie ou d en rendre la solution plus difficile».» * * * 1

M. le juge Cançado Trindade a joint à l ordonnance l exposé de son opinion dissidente ; M. le juge ad hoc Dugard a joint à l ordonnance l exposé de son opinion dissidente. * * * La Cour rappelle tout d abord que, par son ordonnance du 8 mars 2011 rendue dans l affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) (ci-après «l affaire Costa Rica c. Nicaragua»), elle avait notamment indiqué que «[c]haque Partie [devait] s abst[enir] d envoyer ou de maintenir sur le territoire litigieux, y compris le caño, des agents, qu ils soient civils, de police ou de sécurité» et que «le Costa Rica pourra[it] envoyer sur le territoire litigieux, y compris le caño, des agents civils chargés de la protection de l environnement dans la stricte mesure où un tel envoi serait nécessaire pour éviter qu un préjudice irréparable soit causé à la partie de la zone humide où ce territoire est situé» (au par. 3). Dans son ordonnance du 16 juillet 2013, la Cour expose les modifications sollicitées par le Costa Rica, puis par le Nicaragua, et précise que chacune des Parties l a priée de rejeter la demande soumise par l autre (aux par. 12 à 15). La Cour rappelle en outre que, pour se prononcer sur ces demandes, elle doit déterminer si les conditions énoncées au paragraphe 1 de l article 76 de son Règlement sont remplies. Ce paragraphe se lit comme suit : «A la demande d une partie, la Cour peut, à tout moment avant l arrêt définitif en l affaire, rapporter ou modifier toute décision concernant des mesures conservatoires si un changement dans la situation lui paraît justifier que cette décision soit rapportée ou modifiée.» (Au par. 16). Demande du Costa Rica Le Costa Rica se plaint, en premier lieu, de «l envoi et [du] maintien, par le Nicaragua, d un grand nombre de personnes» dans le territoire litigieux et, en second lieu, des «activités entreprises par ces personnes au détriment dudit territoire et de ses écosystèmes». De l avis du Costa Rica, ces faits, intervenus depuis que la Cour a décidé d indiquer des mesures conservatoires, créent une situation nouvelle rendant nécessaire la modification de l ordonnance du 8 mars 2011, sous la forme de mesures conservatoires additionnelles, afin, notamment, d empêcher la présence dans le territoire litigieux de toute personne autre que des agents civils envoyés par le Costa Rica et chargés de la protection de l environnement (au par. 19). Le Nicaragua soutient que les personnes visées par le Costa Rica ne sont pas des agents relevant des autorités nicaraguayennes, mais des jeunes gens membres d un mouvement privé (le Mouvement Guardabarranco de défense de l environnement) qui séjournent dans ledit territoire afin d y mener des activités en rapport avec la préservation de l environnement (au par. 24). Décision de la Cour sur la demande du Costa Rica 2

Dans son ordonnance du 16 juillet 2013, la Cour estime établi que, depuis le prononcé de son ordonnance du 8 mars 2011, des groupes organisés de personnes, dont la présence n était pas envisagée au moment de prendre sa décision d indiquer des mesures conservatoires, séjournent régulièrement dans le territoire litigieux. Elle considère que ce fait constitue bien, en l espèce, un changement de situation au sens de l article 76 du Règlement (au par. 25). La Cour recherche ensuite si ce changement de situation est de nature à justifier la modification de l ordonnance de 2011. Elle précise qu une telle modification est soumise aux mêmes conditions générales que celles régissant l indication de mesures conservatoires (article 41 du Statut de la Cour). La Cour rappelle à cet égard qu elle ne peut indiquer des mesures conservatoires que lorsqu un préjudice irréparable risque d être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire et que ce pouvoir ne doit être exercé que s il y a urgence, c est-à-dire s il existe un risque réel et imminent qu un tel préjudice soit causé avant que la Cour ait rendu sa décision définitive (au par. 30). Après avoir exposé les arguments des Parties sur ces différents points, la Cour estime «qu en l état il n est pas prouvé à suffisance qu un risque de préjudice irréparable pèserait sur les droits allégués par le Costa Rica». Elle précise que «[l]es faits avancés par ce dernier, que ce soit la présence de ressortissants nicaraguayens ou les activités qu ils mènent sur le territoire litigieux, n apparaissent pas, dans les circonstances actuelles, telles qu elles sont connues de la Cour, de nature à porter une atteinte irréparable aux «droits à la souveraineté, à l intégrité territoriale et à la noningérence dans les territoires costa-riciens»». Par ailleurs, poursuit la Cour, «les éléments versés au dossier n établissent pas davantage l existence d un risque avéré de dommage irréparable à l environnement». En outre, la Cour «n aperçoit pas, dans les faits tels qu ils lui ont été rapportés, l élément d urgence qui justifierait l indication d autres mesures conservatoires» (aux par. 32-35). En conséquence, la Cour considère que, «nonobstant le changement intervenu dans la situation, les conditions ne sont pas réunies pour qu elle modifie les mesures qu elle a indiquées dans son ordonnance du 8 mars 2011» (au par. 36). Demande du Nicaragua Estimant «indéfendable» la demande présentée par le Costa Rica, le Nicaragua présente sa propre demande tendant à ce que l ordonnance du 8 mars 2011 soit modifiée ou adaptée. Il estime qu un changement est intervenu dans les situations factuelle et juridique en question, en raison, premièrement, de la construction, par le Costa Rica, d une route de 160 km le long de la rive droite du fleuve San Juan et, deuxièmement, de la jonction, par la Cour, des instances dans les deux affaires. En conséquence, le Nicaragua demande que la Cour modifie son ordonnance du 8 mars 2011 notamment afin de permettre aux deux Parties (et non pas seulement au Costa Rica) d envoyer sur le territoire litigieux des agents civils chargés de la protection de l environnement (au par. 21). Le Costa Rica affirme quant à lui qu aucune partie de la route dont il est question n est située dans le territoire litigieux et estime que la jonction des instances dans l affaire Costa Rica c. Nicaragua et l affaire relative à la Construction d une 3

route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), introduite par le Nicaragua le 21 décembre 2011 (ci-après «l affaire Nicaragua c. Costa Rica») «ne signifie pas qu il existe désormais une seule procédure qui devrait faire l objet d ordonnances conjointes». Il prie en conséquence la Cour de rejeter la demande du Nicaragua (au par. 22). Décision de la Cour sur la demande du Nicaragua Après examen du premier argument du Nicaragua, la Cour rappelle d abord que, dans le cadre de l affaire Nicaragua c. Costa Rica, le Nicaragua l avait priée, le 19 décembre 2012, d examiner d office si les circonstances de ladite affaire exigeaient l indication de mesures conservatoires et qu elle a estimé, en mars 2013, que tel n était pas le cas. De plus, la Cour constate que la construction de la route, qui est au centre de l affaire Nicaragua c. Costa Rica, est sans rapport avec la situation considérée dans l ordonnance rendue le 8 mars 2011 dans l affaire Costa Rica c. Nicaragua (aux par. 26-27). En ce qui concerne le second argument du Nicaragua, la Cour considère que la jonction des instances dans les deux affaires n a pas davantage entraîné un changement de situation. Elle explique que cette jonction est une mesure procédurale qui n a pas pour effet de rendre ipso facto applicables, aux faits sous-tendant la seconde affaire, les mesures prescrites au vu d une situation spécifique et distincte dans la première (au par. 28). Dès lors, la Cour estime que le Nicaragua ne peut se prévaloir d un changement de situation au sens de l article 76 du Règlement pour fonder sa demande de modification de l ordonnance du 8 mars 2011 (au par. 29). Conclusion de l ordonnance Après avoir examiné les demandes des Parties et décidé qu elle ne pouvait y faire droit, la Cour note toutefois que «la présence de groupes organisés de ressortissants nicaraguayens dans le territoire litigieux comporte un risque d incidents susceptibles d aggraver le présent différend». Elle ajoute que cette situation est «exacerbée par l exiguïté du territoire concerné et le nombre de ressortissants nicaraguayens y séjournant régulièrement», et tient à exprimer «sa préoccupation à cet égard» (au par. 37). La Cour estime en conséquence nécessaire de réaffirmer les mesures qu elle a indiquées dans son ordonnance du 8 mars 2011 et notamment celle enjoignant aux Parties de «s abst[enir] de tout acte qui risquerait d aggraver ou d étendre le différend dont [elle] est saisie ou d en rendre la solution plus difficile». Elle note que «les actes qui sont ici visés peuvent consister aussi bien en des actions qu en des omissions». Elle rappelle une fois encore aux Parties que «ces mesures ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales que chacune d[ elles] est tenue de respecter» (au par. 38). Enfin, la Cour souligne que son ordonnance du 16 juillet 2013 est sans préjudice des conclusions qu elle pourrait formuler au fond concernant le respect par les Parties de son ordonnance du 8 mars 2011 (au par. 39). 4

* * * Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade 1. Dans son opinion dissidente, composée de douze parties, le juge Cançado Trindade déclare n être pas en mesure de s associer à la décision prise par la majorité de la Cour (au premier point du dispositif de son ordonnance) de ne pas indiquer de nouvelles mesures conservatoires dans le cas d espèce, le raisonnement et la décision de la majorité étant selon lui «entachés d une incohérence foncière» : en effet, bien que la Cour reconnaisse qu un changement est intervenu dans la situation, elle n en tire aucune conséquence, au motif que «les conditions ne sont pas réunies» pour qu elle modifie les mesures indiquées dans son ordonnance du 8 mars 2011. Se bornant à réaffirmer les mesures conservatoires précédemment indiquées, elle exprime pourtant sa «préoccupation» quant à la nouvelle situation créée dans le territoire litigieux, où se trouvent non plus des agents (qu ils soient civils, de police ou de sécurité), mais des «groupes organisés» de personnes, ou certaines «personnes privées». 2. Le juge Cançado Trindade estime au contraire que le changement intervenu dans les circonstances entourant les présentes affaires (qui ont fait l objet d une jonction), lesquelles opposent le Costa Rica au Nicaragua et inversement et ont respectivement trait à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière et à la Construction d une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan, imposait à la Cour, eu égard aux dispositions pertinentes de son instrument constitutif (article 41 du Statut) et de son Règlement (paragraphe 1 de l article 76) d exercer son pouvoir d indiquer de nouvelles mesures conservatoires afin de répondre à cette nouvelle situation, qui revêt un caractère d urgence et comporte un risque de préjudice irréparable sous la forme d une atteinte à l intégrité physique ou à la vie des personnes séjournant dans le territoire litigieux. 3. Le juge Cançado Trindade se sent donc astreint, et tient, à exposer les fondements de sa position personnelle sur la question. Les réflexions développées dans son opinion dissidente ont trait, comme il est indiqué dans la première partie, à des considérations d ordre factuel et juridique. Le juge Cançado Trindade rappelle tout d abord les nouvelles demandes déposées de manière concomitante par le Costa Rica et le Nicaragua en vue d obtenir l indication de mesures conservatoires supplémentaires, ainsi que les arguments avancés par l un et par l autre dans leurs demandes respectives pour justifier une telle extension des mesures initiales (deuxième partie). Après avoir relaté les trois missions techniques menées sur les lieux en application de la convention de Ramsar de 1971 (troisième partie), le juge Cançado Trindade examine les critères relatifs au caractère d urgence et au risque ou à la probabilité qu un préjudice soit causé (sous la forme d une atteinte à l intégrité physique ou à la vie des personnes séjournant dans le territoire litigieux cinquième partie), puis livre son appréciation générale de la demande du Costa Rica (quatrième partie) et de celle du Nicaragua (sixième partie). 4. La jonction d instances ordonnée dans les deux affaires susmentionnées, dont l une concerne Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière et l autre, la Construction d une route au Costa Rica le long du fleuve San 5

Juan, ne constitue pas, aux fins de l indication de mesures conservatoires, un changement dans la situation ; en tout état de cause, les questions soulevées à cet égard par le Nicaragua devront forcément être examinées par la Cour au stade du fond de la deuxième affaire (par. 37). Or ajoute le juge Cançado Trindade, un changement dans la situation a effectivement eu lieu (septième partie) par rapport à l ordonnance du 8 mars 2011, puisque les mesures indiquées à l époque visaient à empêcher la présence sur le territoire litigieux d «agents» (qu ils soient civils, de police ou de sécurité) tandis que, à l heure actuelle, ce sont des «groupes organisés» de personnes (de ressortissants nicaraguayens) qui y sont présents. Il s agit là d une situation nouvelle qui revêt un caractère d urgence, vu le risque d incidents susceptibles d entraîner «une atteinte irrémédiable à l intégrité physique de personnes ou à leur vie» (par. 30-31) pour reprendre les termes du paragraphe 75 de l ordonnance du 8 mars 2011. Aussi la Cour aurait-elle dû, selon le juge Cançado Trindade, indiquer de nouvelles mesures conservatoires (par. 33). 5. Le juge Cançado Trindade en vient ensuite aux aspects juridiques de la question, à savoir : a) les effets des mesures conservatoires au-delà de la conception strictement axée sur le territoire ; b) les bénéficiaires des mesures conservatoires, audelà de la dimension interétatique traditionnelle ; et c) les effets des mesures conservatoires au-delà de la dimension interétatique traditionnelle. En ce qui concerne le premier de ces trois points (relatif aux effets des mesures conservatoires au-delà de la conception strictement axée sur le territoire), il estime que les faits en cause devant la Cour «imposent de dépasser la conception traditionnelle de la souveraineté territoriale de l Etat» (huitième partie). Il ajoute que les préoccupations exprimées devant la Cour concernent notamment «les conditions de vie des personnes dans leur milieu naturel, et la nécessité de protéger l environnement. La jurisprudence internationale en la matière (qui est l œuvre de différentes juridictions internationales) tend, en l état, à préciser la nature juridique des mesures conservatoires en mettant l accent sur la vocation essentiellement préventive de celles-ci Dès lors que sont prescrites des mesures conservatoires protégeant des droits individuels, ces mesures semblent revêtir un caractère plus que préventif, mais proprement tutélaire, au-delà de la sauvegarde des droits des parties (des Etats) qui sont en jeu.» (Par. 38). 6. Le juge Cançado Trindade rappelle que les circonstances de certaines affaires portées devant la Cour ont conduit celle-ci, dans ses décisions en matière de mesures conservatoires, à porter son attention sur la protection des personnes présentes sur le territoire concerné (voir, par exemple, l affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) (1986) ; l affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria) (1996) ; l affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (2000) ; et l affaire relative à l Application de la convention internationale sur l élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (2008) cf. infra). Dans ces décisions, entre autres souligne-t-il, la Cour a commencé à prêter attention également au sort des personnes, dépassant en cela une conception strictement axée sur le territoire (par.39-40). 6

7. Le juge Cançado Trindade ajoute que, plus récemment, la Cour est encore allée au-delà de l approche strictement «territorialiste» dans l ordonnance en indication de mesures conservatoires qu elle a rendue le 18 juillet 2011 en l affaire relative à la Demande en interprétation de l arrêt du 15 juin 1962 en l affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande). Le droit international poursuit-t-il «a, d une certaine manière, vocation anticipatoire lorsqu il régit des faits de société, pour empêcher le désordre et le chaos, ainsi que tout préjudice irréparable». Telle est la raison d être des mesures conservatoires : prévenir et éviter un préjudice irréparable dans des situations présentant un caractère de gravité et d urgence. Chacun sait que pareilles mesures sont préventives, en ce qu elles sont de nature anticipatoire, tournées vers l avenir, illustrant ainsi la dimension préventive de la sauvegarde des droits (par. 41). 8. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite que, dans l opinion individuelle qu il a jointe à la récente ordonnance de la Cour en l affaire du Temple de Préah Vihéar, il a soutenu que rien, d un point de vue épistémologique, n empêchait ou ne rendait inappropriée l extension légitime de la protection offerte à la vie humaine ainsi qu au patrimoine culturel et spirituel mondial par des mesures conservatoires du type de celles indiquées dans cette ordonnance. En fait, les mesures conservatoires indiquées dans cette récente ordonnance avaient précisément ceci de positif que la protection qu elles visaient s étendait non seulement à la zone territoriale en cause, mais aussi à la vie et à l intégrité physique des êtres humains vivant ou se trouvant dans la zone concernée, ou à proximité de celle-ci, aussi bien qu au temple de Préah Vihéar lui-même, situé dans ladite zone, et à tout ce que le temple représentait (par. 42). Dans cette ordonnance, la Cour a donc considéré le territoire et sa population comme indissociables car, selon la mise en garde formulée alors par le juge Cançado Trindade, «[t]out ne peut pas être ramené à la souveraineté territoriale. Le droit fondamental de l homme à la vie n est en rien subsumé sous la souveraineté de l Etat La Cour se doit d adapter son mode de pensée et son langage aux besoins nouveaux de protection lorsqu elle décide d indiquer ou de prescrire des mesures conservatoires.» (Par. 43). 9. Passant au point suivant de son analyse (concernant les bénéficiaires des mesures conservatoires, au-delà de la dimension interétatique traditionnelle neuvième partie), le juge Cançado Trindade fait observer que si, dans le cadre d une procédure internationale devant la Cour, seuls les Etats peuvent, en tant que parties en litige, demander l indication de mesures conservatoires, il est toutefois apparu ces dernières années, dans le cadre de plusieurs affaires, que les individus concernés étaient censés être les bénéficiaires ultimes de la procédure, et que c était pour eux que, dans différents contextes, les Etats demandeurs avaient plaidé dans l espoir d obtenir de la Cour une ordonnance en indication de mesures conservatoires (par. 44). 10. Il se réfère ainsi à l ordonnance du 15 décembre 1979 en l affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d Amérique c. Iran) ; à l ordonnance du 10 mai 1984 en l affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d Amérique) ; à l ordonnance du 10 janvier 1986 en l affaire du Différend frontalier 7

(Burkina Faso/République du Mali) ; à l ordonnance du 15 mars 1996 en l affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria) ; à l ordonnance du 1er juillet 2000 en l affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) ; à l ordonnance du 8 avril 1993 en l affaire relative à l Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)) ; et à l ordonnance du 15 octobre 2008 en l affaire relative à l Application de la convention internationale sur l élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (par. 44-48). 11. Le juge Cançado Trindade relève que, ces trente dernières années, la Cour est progressivement sortie de la sphère strictement interétatique du fait de la reconnaissance des droits qu il lui est demandé de sauvegarder au moyen de ses ordonnances en indication de mesures conservatoires. Il ajoute que, «[r]ivés à leur propre dogmatisme, les nostalgiques du passé peuvent difficilement nier que, de nos jours, les Etats estant devant la Cour ont, en dépit du caractère interétatique de sa procédure contentieuse, admis ne plus avoir l apanage des droits à protéger, ce qu ils acceptent d ailleurs volontiers et c est tout à leur honneur lorsqu ils viennent plaider devant elle pour défendre également des personnes, leurs ressortissants, voire, dans une perspective plus vaste, leur population tout entière. Les faits tendent à précéder les normes, qui doivent dès lors être capables de s étendre aux situations nouvelles qu elles visent à réglementer, compte dûment tenu des valeurs supérieures. Devant la Cour, jus standi et locus standi in judicio demeurent certes le propre des Etats, en ce qui concerne les demandes en indication de mesures conservatoires, mais cela ne s est pas révélé incompatible avec la protection des droits de la personne humaine, couplés à ceux des Etats. Après tout, les bénéficiaires ultimes des droits à sauvegarder ainsi sont, le plus souvent, des êtres humains en même temps que leurs Etats. Les mesures conservatoires indiquées dans les ordonnances successives de la Cour ont transcendé la dimension interétatique du passé, artificielle, pour en venir à sauvegarder aussi les droits dont l être humain est le titulaire ultime.» (Par. 49-50). 12. Examinant le dernier de ses trois points (relatif aux effets des mesures conservatoires au-delà de la dimension interétatique traditionnelle), le juge Cançado Trindade rappelle que, dans l affaire relative à des Questions concernant l obligation de poursuivre ou d extrader (Belgique c. Sénégal) (ordonnance du 28 mai 2009), dans laquelle la Cour a décidé de ne pas indiquer de mesures conservatoires, il avait indiqué à titre de mise en garde, dans sa longue opinion dissidente, que l enjeu était alors le droit fondamental à ce que justice soit faite, droit qui occupait une place centrale et revêtait une importance cardinale, méritant une attention particulière. Le facteur crucial soulignait-il dans son opinion dissidente tenait à la ténacité des victimes déçues dans la quête de justice qu elles menaient depuis vingt ans, en vain, concernant les atrocités attribuées au régime Habré au Tchad (par. 51). 8

13. La détermination de l urgence et du risque de préjudice irréparable est un exercice auquel la Cour est désormais rompue ; cela étant poursuit le juge Cançado Trindade, s il ne semble pas particulièrement difficile de déterminer la nature juridique et le contenu matériel du droit à sauvegarder, il est en revanche moins aisé d apprécier les effets et les conséquences juridiques de ce droit, surtout lorsque la Cour n indique ou n ordonne pas de mesures conservatoires. Il s agit là des effets que les mesures conservatoires peuvent avoir au-delà de la dimension interétatique traditionnelle. En la matière, «de nombreux progrès restent encore à accomplir, semble-t-il» (par. 53). 14. Dans le cas d espèce ajoute le juge Cançado Trindade, les nouvelles mesures conservatoires étaient demandées non seulement à l égard des agents de la puissance publique, mais aussi à l égard de simples particuliers, afin d éviter que soit causée «une atteinte à l intégrité physique de personnes ou à leur vie», ce qui excède largement la dimension interétatique traditionnelle (par. 54). Le juge Cançado Trindade conclut enfin sur ce point que «[l]es Etats sont tenus de protéger toutes les personnes placées sous leur juridiction. Préventives par nature, les mesures conservatoires ne semblent pas relever uniquement du domaine de la prudence mais paraissent revêtir un caractère véritablement tutélaire, en tant qu elles visent à protéger des personnes contre des actes de harcèlement et des menaces et, ce faisant, à éviter que soit causée «une atteinte à l[eur] intégrité physique ou à leur vie». En définitive, lorsque les obligations découlant des mesures conservatoires prescrites sont respectées et dûment mises en œuvre, les Etats ne sont pas les seuls à en bénéficier : les êtres humains en bénéficient également. Une conception strictement interétatique ne tient pas compte de cet aspect important. Les obligations liées aux mesures conservatoires excèdent depuis longtemps la dimension purement interétatique, qui semble insuffisante, voire inadéquate.» (Par. 56). 15. Le juge Cançado Trindade en vient ensuite à la question de l exercice approprié de la fonction judiciaire internationale dans le présent domaine, et à son refus de ce qu on appelle la «prudence judiciaire», qu il estime être l art de ne rien faire (onzième partie). Il fait valoir que la présente ordonnance rendue par la CIJ sur les demandes en indication de mesures conservatoires présentées dans les affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) est «entachée d incohérence manifeste», puisque la Cour parvient (à propos de la demande du Costa Rica) à la conclusion qu un changement de situation s est produit des «groupes organisés de personnes» dont la présence n était pas envisagée au moment où elle a pris sa décision d indiquer des mesures conservatoires «séjourn[a]nt [à présent] régulièrement» dans le territoire litigieux, mais n en tire aucune conséquence (par. 57). 16. La Cour se contente de dire que, nonobstant le changement intervenu dans la situation, elle considère que les conditions «ne sont pas réunies» pour qu elle modifie les mesures indiquées dans sa précédente ordonnance du 8 mars 2011. Pour le juge Cançado Trindade, pareille conclusion élude tout simplement la question et pire 9

encore, puisque la majorité de la Cour admet, au paragraphe 37 de la présente ordonnance, qu il existe effectivement un risque d incidents dans le territoire litigieux et que cette nouvelle situation «est exacerbée» par «l exiguïté» du territoire concerné et la présence sur celui-ci d un grand «nombre de ressortissants nicaraguayens». Ainsi, contrairement à la majorité de la Cour, le juge Cançado Trindade soutient que la nouvelle situation qui s est fait jour dans la zone litigieuse imposait manifestement de prendre de nouvelles mesures conservatoires afin d empêcher ou d éviter que des dommages irréparables ne soient causés aux personnes concernées ainsi qu à l environnement. Dans les nouvelles mesures conservatoires que le juge Cançado Trindade aurait appelées de ses vœux, la Cour aurait clairement précisé que chaque Partie était tenue de s abstenir d envoyer ou de maintenir sur le territoire litigieux, y compris le caño, non seulement des agents (qu ils soient civils, de police ou de sécurité), mais également tous «groupes organisés» d individus ou «particuliers». 17. En fait, ajoute-t-il, ce n est pas la première fois que la Cour fait preuve d une «retenue judiciaire» injustifiée en matière de mesures conservatoires, alors même que les critères relatifs à l urgence et à l existence d un risque de préjudice irréparable sont remplis. Elle s est comportée ainsi il y a quatre ans dans l ordonnance qu elle a rendue le 28 mai 2009 en l affaire relative à des Questions concernant l obligation de poursuivre ou d extrader (Belgique c. Sénégal), dans laquelle elle s est abstenue d ordonner ou d indiquer les mesures conservatoires demandées. Le juge Cançado Trindade rappelle que, à cette occasion, il avait joint à l ordonnance une longue opinion dissidente (comportant 105 paragraphes) dans le but de préserver l intégrité du corpus juris que constitue la convention des Nations Unies contre la torture de 1984. Le prononcé de l ordonnance du 28 mai 2009, dans laquelle la Cour déclarait que les circonstances de l affaire ne nécessitaient pas, selon elle, qu elle exerce le pouvoir d indiquer des mesures conservatoires que lui conférait l article 41 du Statut, donna rapidement lieu à une succession d incertitudes, sur fond de critique de la «futilité» de la «retenue» que celle-ci s imposait et de «son apparente insensibilité aux valeurs humaines sous-jacentes» (par. 60-61). 18. A cette occasion, contrairement à la majorité de la Cour, il avait cherché à démontrer que la situation dans laquelle se trouvaient les victimes qui avaient survécu à la torture ou leurs proches parents présentait un caractère d urgence manifeste quant au droit à ce que justice soit faite qu ils tenaient de la convention des Nations Unies contre la torture, mais la Cour préféra «s appuyer confortablement sur un acte de promesse unilatérale (conçu dans le cadre traditionnel des relations interétatiques) fait par l Etat défendeur au cours de la procédure qui s était déroulée devant elle». Pourtant, le juge Cançado Trindade estime que cet engagement «ne changeait rien au fait que les conditions relatives à l urgence et à l existence d un risque de préjudice irréparable requises pour indiquer des mesures conservatoires étaient réunies, pas plus qu il n effaçait les longues souffrances infligées aux victimes par le régime Habré, ni la lutte obstinée que celles-ci ont menée pendant plus de deux décennies pour obtenir que justice soit faite» (par. 62). 19. Malgré cela, la Cour a adopté une «posture passive», si bien qu elle a été réduite à l état de «spectateur des événements qui ont suivi». En effet, à la suite de l ordonnance qu elle a rendue le 28 mai 2009, l Etat défendeur n a pris aucune mesure en vue de traduire M. Hissène Habré en justice sur son territoire ; le retour de 10

ce dernier au Tchad a été annoncé, ainsi que son expulsion imminente du Sénégal, expulsion qui a par la suite été annulée à la dernière minute du fait de la pression exercée par l opinion publique. Le juge Cançado Trindade estime que la Cour «a eu de la chance» que M. Habré ne se soit pas soustrait au régime de placement en résidence surveillée auquel il était soumis à Dakar, et qu il n ait pas été expulsé du Sénégal. Au lieu de «prendre le contrôle» de la situation, ajoute-t-il, «en optant pour la retenue, la Cour a préféré compter sur l imprévu, s en remettre à la chance. Mais elle ne saurait continuer d agir ainsi, car la chance peut à tout moment se retourner contre elle. Ainsi que Sophocle, en son éternelle sagesse, nous en avertissait par la voix du chœur dans l une de ses tragédies : ne dites jamais qu un homme né mortel a été heureux, avant qu il ait atteint le terme de sa vie sans avoir souffert (de préjudice corporel ou moral)» (par. 63). 20. Dans la présente ordonnance, la CIJ «a de nouveau opté pour la retenue» : cette fois-ci, après avoir déclaré que la situation avait changé, elle a ajouté que les circonstances qui lui étaient soumises n étaient cependant pas telles qu elles nécessitaient la modification de l ordonnance qu elle avait précédemment rendue le 8 mars 2011, ordonnance qu elle s est contentée de confirmer. De surcroît, elle n a pas vu d urgence dans la nouvelle situation. Pour le juge Cançado Trindade, le raisonnement suivi par la Cour «tient de la pétition de principe, puisqu elle n étaye par aucun argument convaincant sa décision de ne pas ordonner de nouvelles mesures conservatoires face à la nouvelle situation» ; elle se contente de réaffirmer les mesures conservatoires précédentes, même pour répondre à une situation nouvelle et distincte, une situation qui, admet-elle pourtant, a maintenant changé (par. 64). 21. La Cour «établit indûment» une condition supplémentaire à l indication de mesures conservatoires, rendant ainsi plus difficile pareille indication ou l évitant simplement, «en contradiction avec son instrument constitutif». Selon le juge Cançado Trindade, la Cour «ne fournit aucun éclaircissement sur sa déclaration, pas plus qu elle ne l étaye par une quelconque démonstration». Le caractère «foncièrement incohérent» de cette décision tient au fait que la Cour, ayant pourtant établi que la situation a changé, ne modifie pas l ordonnance qu elle a précédemment rendue ou plutôt qu elle n en étend pas le champ d application d une manière qui répondrait à la nouvelle situation, laquelle réunit les conditions requises pour que soit constatée l existence d un risque (de dommage corporel, de décès ou de préjudice à l environnement) et d une urgence. 22. Une fois encore, la Cour ne pourra plus désormais qu «espérer que tout se passe bien», non sans avoir exprimé sa «préoccupation» à propos de la nouvelle situation (ainsi qu elle l a fait au paragraphe 37 de la présente ordonnance), étant donné le risque que celle-ci présente manifestement, notamment en ce qui concerne la réalisation d un préjudice. Le juge Cançado Trindade est d avis que «[a]u lieu de demeurer préoccupée, la Cour aurait dû ordonner les nouvelles mesures conservatoires qu imposait la nouvelle situation apparue dans la zone litigieuse. Une fois encore, elle nourrira l espoir que le destin soit de son côté, oubliant avec quelle précaution extrême une personne aussi au fait de la souffrance et de la tragédie humaines qu était Cicéron abordait le destin, dans 11

l une de ses réflexions inachevées. Même ainsi, malgré toute sa conscience, Cicéron n a pas atteint le terme de sa vie sans avoir souffert : au bout du chemin, il a été maltraité et connu une fin violente» (Par. 66). 23. Si la Cour reconnaît expressément l existence d un tel risque, ainsi que la probabilité d un préjudice irréparable, et qu elle exprime sa «préoccupation» au sujet de cette nouvelle situation (supra), il est évident, poursuit-il, que les mesures conservatoires déjà indiquées devaient être modifiées, ou que leur champ d application devait être étendu, afin de répondre à cette nouvelle situation. Que la Cour ne l ait pas fait «face au risque de préjudice corporel pour les personnes présentes dans la zone litigieuse ou de décès de celles-ci» est une source de préoccupation pour le juge Cançado Trindade, car «les droits en cause et les obligations correspondantes dépassent la stricte dimension interétatique, ce que la Cour semble ne pas avoir évalué comme elle l aurait dû» (par. 68). 24. Enfin, mais ce point est important, le juge Cançado Trindade présente, à titre de conclusion, sa thèse en faveur d un régime juridique autonome de mesures conservatoires (douzième partie). Il insiste sur une observation qu il a déjà faite dans le cadre d autres affaires soumises à la CIJ, ainsi qu au sein d une autre juridiction internationale (voir «El Ejercicio de la Función Judicial Internacional Memorias de la Corte Interamericana de Derechos Humanos», 2 e éd., Belo Horizonte/Brésil, édit. Del Rey, 2013, chapitre XXI : «The Preventive Dimension: The Binding Character and the Expansion of Provisional Measures of Protection», p. 177-186), à savoir que «la dimension strictement interétatique est dépassée depuis longtemps et ne semble pas adéquate pour appréhender les obligations qui découlent de mesures conservatoires» (par. 69). Le juge Cançado Trindade estime que, d un point de vue conceptuel, il convient d affiner à tous égards le système des mesures conservatoires. 25. Les mesures conservatoires indiquées ou ordonnées par la CIJ (ou d autres juridictions internationales) génèrent en soi des obligations pour les Etats concernés, obligations qui sont distinctes de celles qui découlent des arrêts rendus (ultérieurement) par la Cour sur le fond des affaires en question (ainsi que sur les réparations). En ce sens, le juge Cançado Trindade estime que «les mesures conservatoires sont soumises à leur propre régime juridique, autonome, un régime qui reflète l extrême importance de leur dimension préventive». Parallèlement aux obligations découlant pour un Etat des décisions prises (ultérieurement) par la Cour sur le fond, la responsabilité internationale de celui-ci peut être engagée pour nonrespect, ou violation, d une mesure conservatoire indiquée par la Cour (ou une autre juridiction internationale) (par. 71). 26. Sa thèse, en somme, est que les mesures conservatoires dotées d une base Conventionnelle telles que celles de la CIJ (en vertu de l article 41 du Statut) sont également autonomes, qu elles ont leur propre régime juridique, et que leur nonrespect engage la responsabilité de l Etat et a des conséquences juridiques, sans préjudice de l examen et de la résolution de l affaire au fond. Cet aspect reflète l importante dimension préventive des mesures conservatoires, considérées dans toute leur étendue. Traiter correctement la question du régime des mesures conservatoires est, pour le juge Cançado Trindade, «la mission dont doit s acquitter la Cour, aujourd hui et dans les années à venir» (par. 72). 12

27. La nature juridique des mesures conservatoires, avec leur dimension préventive, ajoute-t-il, a récemment été précisée par une jurisprudence de plus en plus abondante en la matière, de telles mesures devenant, depuis quelques années, plus fréquentes, qu elles émanent de juridictions internationales ou internes. Le recours aux mesures conservatoires, y compris au niveau international, a rapidement eu pour effet d étendre le domaine de compétence des juridictions internationales, et, partant, de réduire le «domaine réservé» de l Etat. De l avis du juge Cançado Trindade, le domaine de compétence des juridictions internationales «gagne en importance en ce qui concerne les régimes de protection tels que ceux qui s appliquent à la personne humaine ou à l environnement». La clarification de la nature juridique des mesures conservatoires en est, cependant, toujours au stade embryonnaire elle doit aujourd hui se poursuivre, estime-t-il, par «la détermination des conséquences juridiques du non-respect de ces mesures» et l élaboration conceptuelle de ce qu il pense pouvoir à juste titre appeler «leur régime juridique autonome» (par. 73). 28. Le juge Cançado Trindade fait valoir que ce qui l a poussé à consigner, dans la présente opinion dissidente, son point de vue sur la question point de vue qu il défend depuis des années, «ce n est pas la crainte que les Parties à l instance ne respectent pas les mesures conservatoires Celles-ci sont issues d une région du monde, l Amérique latine, qui est riche d une longue et forte tradition en matière de doctrine juridique internationale.» (Par. 74.) Ce qui l a poussé à consigner son opinion dissidente, c est «le fait que la Cour ait opté pour la retenue, et l incohérence du raisonnement qu elle a suivi» sur «une question aussi importante pour le développement du droit international dans le sens du progrès». Il a alors entrepris de «prendre le temps de travailler pour consigner la présente opinion dissidente, et d apporter ainsi sa pierre à la réalisation de la mission de la Cour, qui est de rendre la justice» (par. 74). 29. Pour le juge Cançado Trindade, la notion de victime (ou de victime potentielle), de partie lésée, peut ainsi concrètement «émerger également dans le contexte propre aux mesures conservatoires», parallèlement aux décisions rendues au fond (et sur les réparations) dans une affaire donnée. Les mesures conservatoires génèrent des obligations (de prévention) pour les Etats concernés, obligations qui se distinguent de celles qui découlent des arrêts rendus par la Cour sur le fond de l affaire en question (ainsi que sur les réparations). Il s agit là d une conséquence de l autonomie de leur régime juridique, tel que le juge Cançado Trindade le conçoit. Il est d avis qu «il est aujourd hui urgent d affiner et de développer conceptuellement ce régime juridique autonome essentiellement du point de vue de l expansion des mesures conservatoires dans le monde contemporain, des moyens d en assurer une mise en œuvre effective et rapide, et des conséquences juridiques de leur non-respect au bénéfice de ceux qu elles protègent» (par. 75). 30. De la même manière, le juge Cançado Trindade s était prononcé en faveur d une attitude volontariste de la CIJ en matière de mesures conservatoires dans son opinion dissidente jointe à l ordonnance rendue par la Cour le 28 mai 2009 en l affaire relative à des Questions concernant l obligation de poursuivre ou d extrader (Belgique c. Sénégal), opinion dans laquelle il avait jugé bon de rappeler que la Cour n était pas tenue de se limiter aux arguments des Parties, ainsi que le confirment les paragraphes 1 et 2 de l article 75 de son Règlement, qui l autorisent expressément à indiquer ou ordonner, de sa propre initiative, les mesures conservatoires qu elle juge 13

nécessaires, même si ces dernières sont totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. 31. Si elle avait décidé d indiquer des mesures conservatoires dans cette affaire comme il l avait alors engagée à le faire, la Cour «aurait créé, du point de vue de la théorie et de la pratique du droit international, un précédent remarquable dans cette longue quête de justice», car c était «la première fois qu elle [était] saisie d une affaire sur le fondement de la convention des Nations-Unies contre la torture de 1984», laquelle constituait elle-même «le premier traité consacré aux droits de l homme qui fasse du principe de la compétence universelle une obligation internationale à la charge de tous les Etats parties» (paragraphe 80 de l opinion dissidente jointe par le juge Cançado Trindade à l ordonnance rendue le 28 mai 2009 par la Cour). 32. Le juge Cançado Trindade conclut que, dans ce domaine, «la pire des positions possibles consisterait pour la Cour à faire preuve de passivité, voire d indifférence, de léthargie judiciaire» (par. 76). La question qui est soumise à la Cour «appelle celle-ci à prendre une position plus volontariste», de manière à non seulement régler les différends qui sont portés devant elle, mais aussi à dire le droit (jurisdictio) et, partant, «à contribuer effectivement à éviter que des dommages irréparables ne soient causés dans des situations d urgence, et ce, en définitive, au bénéfice de l ensemble des sujets de droit international, qu il s agisse des Etats, de groupes d individus ou de simples particuliers. Après tout, la personne humaine (vivant en harmonie dans son milieu naturel) occupe une place centrale dans le nouveau jus gentium de notre époque» (par. 76). Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Dugard L ordonnance de 2011 prescrivant aux Parties de s abstenir d envoyer des agents sur le territoire en litige entre le Costa Rica et le Nicaragua fait interdiction aux membres du Mouvement Guardabarranco de défense de l environnement de s y rendre, puisque ceux-ci peuvent être considérés comme des agents civils. En outre, leur présence sur le territoire litigieux va à l encontre de l objet et du but de l ordonnance de 2011. L accès des membres de ce mouvement au territoire en question expose le Costa Rica à un risque réel de préjudice irréparable, étant donné qu il ne s agit pas d un simple groupement de jeunes écologistes attachés à l étude scientifique de l environnement, mais d un mouvement de jeunes nationalistes œuvrant dans un double objectif : la protection de l environnement et la défense de l intérêt national du Nicaragua. 14