Irina Teodorescu La malédiction du bandit moustachu roman GAÏA ÉDITIONS
Dans l imaginaire collectif les accidents arrivent souvent la nuit. On se représente volontiers une route sinueuse dans une montagne ténébreuse, la tempête grognant au loin, pas de lune, plein de nuages, le vent impétueux empêchant toute parole. Après l accident arrive d ordinaire la pluie, comme un renoncement. Pour l aîné Ion Marinescu et sa femme Elisabeta, rien de tel, non, rien qu une belle journée d été, un samedi ensoleillé, une route bien droite, bordée de dorures en blé et de charmants coquelicots, le chant des cigales et l inhabituel tintamarre du moteur. La voiture, peinte en vert, achetée à la capitale par Ion à la naissance de son fils aîné Ion-Aussi parmi les trente premières voitures disponibles dans le pays, est une lubie plus qu un luxe. J ai bien mérité ça, pense Ion installé au volant, les cheveux dans le vent, en souriant de temps en temps à sa femme assise à ses côtés. Elle, d abord effarouchée par la perspective d une route si longue sans cheval de secours, est complètement détendue maintenant ; si détendue qu elle chante à tue-tête une comptine campagnarde tout en portant aux lèvres de son mari un cigare allumé par elle pour lui. De temps en temps elle-même tire dessus, heureuse de se trouver libre des regards de ses enfants. La vie est belle, vois-tu?, et elle expire la fumée par ses narines, prête à s étrangler. Ils vont ensemble au mariage d une petite-cousine d Elisabeta, et comment ne pas être heureux quand on sait que le soir même on va voir la mer, peut-être même entrer dedans, qui sait, il paraît que ça se fait, de se baigner! Surtout s il fait chaud comme aujourd hui et qu il n y a pas trop de gens, seulement la famille ou juste des femmes ; il faudrait voir quand même quelle est cette sensation, celle de se plonger dans une montagne de sel liquide. Ainsi rêve Elisabeta, et puis elle change, elle entonne maintenant une chansonnette 3
La malédiction du bandit moustachu d amour, et elle regarde le profil de son Ion, son mari chéri, mais jamais elle n osera l appeler ainsi. Le même profil qu elle avait aperçu et aimé dès la première fois, lorsqu elle l avait vu assis dans le salon avec papa, par l interstice du muret ; si, il était exactement pareil, plus loin, bien sûr, mais de profil aussi je te dis, rappelle-toi, ils discutaient de mariage, et elle l aimait déjà, elle en avait parlé à tout le monde, aux bonnes sœurs aussi Il est beau, et riche, et avec sa prestance, comment ne pas s enamourer? Il a pris quelques rides là, sous les yeux, et des cheveux blancs comme tous les hommes, sur le front aussi des petits plis ; moi pareil, il faut dire, mais cinq enfants, que veux-tu, mon ventre a bien gonflé cinq fois, j ai bien dû garder quelques traces, celles qui n ont pas de traces ont fait des sorcelleries et qu on ne vienne pas me raconter le contraire! Le premier pesait déjà 6 kg à la naissance, autant te dire que tu t en sors bien ma petite Elisabeta Elisabeta Marinescu, la plus belle fille du village, mais je ne suis plus une fille maintenant, d autres ont pris ma place ; je suis une dame, c est l élégance qui compte pour les dames, plus que la beauté à mon âge, ah et puis turlupette alors, j aime mieux penser à la mer et à cette bonne odeur de champ et de moteur, mélangée au parfum de Guigui Pauvre Guigui, tout de même un garçon charmant, et qui sait parler aux femmes, avec son flacon de Paris, j ai apprécié, et beaucoup, mais le diable l a mordu à l intérieur depuis son voyage et il essaye de le noyer dans le vin ; il n y arrive pas trop, il faut croire, et puis la Rosa le tire vers le fond, quel dommage pour ses enfants ; aïe aïe aïe, quand je me souviens, comment il était noir de colère mon Ion quand il a appris, la servante de la belle-maman qui lui a passé la laisse autour du cou, tout de même, aïe aïe, pauvre Guigui, vraiment, mais je vais plutôt penser à la mer, bleue et comme de l eau alors Ion pendant ce temps jongle avec la manette d accélération, quelle chose exquise cette invention, extraordinaire 4
La malédiction du bandit moustachu malgré tout, filer comme ça vers la mer, à la vitesse du vent, moi je reste persuadé qu il aurait bien apprécié Ion-Aussi, mais bon, à son âge, il ne comprendrait pas grand-chose et il ne se rappellerait pas non plus ; Elisabeta a raison et elle avait insisté je vous en prie, allons ensemble, juste vous et moi, certainement par peur aussi, et par qui sait quoi d autre? Pfff, les femmes! va comprendre! mais tout de même touchante celle-ci et belle, il la regarde, elle se tient droite, à quoi pense-t-elle, encore belle, oui, j ai bien choisi quand même, je peux le dire maintenant, il se félicite et il la regarde encore, ses cheveux noirs tressés en chignon, son cou long et blanc, son grain de beauté en bas de la joue, elle le voit et soudainement timide lui tend le cigare, il l attrape entre ses lèvres, il tire en la regardant et il meurt. Elle le suit, à un instant près. Qu ont-ils heurté, personne ne le sait. Quelques heures plus tard un paysan du coin retrouve cette chose si étrange, cette voiture sans cheval, renversée et cabossée dans le fossé. Il siffle et il claque sa langue pour arrêter sa paire de buffles, il crache le mégot collé à ses lèvres et il descend, tranquillement, car en été dans ce coin de la plaine, on y va tranquillement. Eh ben, et il y a d beaux gens en dessous, v là l emmerde, d beaux gens endimanchés et tout, et bien broyés et morts, ah ça, pour être morts, ils le sont. En librairie le 20 août 2014 Pour toute demande de service de presse, merci d écrire à marion.lassalle@gaia-editions.com Gaïa Éditions, 2014 5