Les catégories du passé. Remémoration, anamnèse ou commémoration? 1 À propos de La culture de la mémoire, d Éric Méchoulan, Presses de l'université de Montréal, 2008. Dominique Scarfone Si j ai bien compris, il me semble que dans son excellent livre, Éric Méchoulan traite de la différence capitale entre un passé sacralisé et un passé vivant, c est-à-dire un passé lié à une remémoration qui est tout le contraire d une commémoration. Ainsi, pour la psychanalyse, le symptôme commémore, à l insu du sujet, tant que celui-ci n arrive pas à se remémorer, c est-à-dire à recomposer la mémoire, qui est aussi recomposer la psyché, voire se recomposer. La question est celle de la tradition/mémoire, opposée à la «culture». La mémoire de la tradition me semble en effet se démarquer nettement de la «mémoire de culture» (comme on dit «des perles de culture»). La mémoire «de culture» apparaît comme une fétichisation du passé. Passé qui, dès lors et comme tout fétiche, est là pour combler un vide de représentation, alors que la tradition ne se pose pas le problème de la représentation, tendue qu elle est vers la ré-instauration d une présence. Cette présence est à concevoir dans le sens de la bifurcation dans le présent «bordé» et «débordé» dont parle Méchoulan. Un présent au sein duquel je distinguerais pour ma part entre un actuel dont le temps est un temps sans mémoire, un toujours «maintenant» (Lyotard), et un présent qui est toujours déjà une «mémoire du présent», comme 1 Avec quelques minimes corrections, il s'agit du ommentaire lu lors d'une causerie autour du livre de Méchoulan à la librairie Olivieri, à Montréal, le 18 mars 2009.
l évoque Méchoulan ce qui se vérifie d ailleurs tout aussi bien du point de vue psychologique, voire neuronal 2. Qu il me soit permis de noter que pour la psychanalyse, la remémoration est une répétition du même, là où la commémoration «culturelle» tente l improbable répétition à l identique (à ce titre, le chapitre «Le Parthénon de Nashville» dans le livre de Méchoulan est une pièce d'anthologie). Improbable répétition de l identique, et à une telle distance de l expérience que cela lui confère précisément le statut d isolement propre au fétiche. Pseudo-symbole, décontextualisé plutôt que recontextualisé, objet bizarre, dont les tenants méconnaissent la rétroprojection qui s opère à travers lui. C'est la projection rétrospective sur un passé rendu inerte des idéologies d un présent lui-même dévitalisé, fixé dans le ciment ou le carton-pâte des décors hollywoodiens (pensons ici également à la grandiloquente architecture néo-impériale mussolinienne encore visible dans le quartier EUR à Rome.) Tout l opposé du nécessaire travail de l historien. Derrida affirme que le fétichisme est indépassable, mais peut-être peut-on considérer le rapport au fétiche comme pouvant varier: la sacralisation du passé que décrit Méchoulan est cette congélation du temps dit passé, mais qui est en fait tout sauf un passé. Il y a là comme un exil où règne la nostalgie plutôt que la remémoration. Or la nostalgie, c est précisément une sorte d «arrêt sur image» dont abusent parfois les cinéastes. Loin d être une mémoire vivante, c est de l ordre du simulacre, et encore, sans la véritable magie qu opère la réactualisation rituelle par la remémoration. 2 Gerald Edelman, The remembered present. New York, Basic Books. 2
Méchoulan écrit que «la contradiction entre les modes de réception que suppose la mémoire et les pratiques de production qu impose la culture laisse douter de leur paisible accord.» (p. 235) Les termes de réception et de production sont, à mon avis, très importants, voire centraux pour le propos que développe l auteur tout au long de son livre. Ils indiquent tout le changement de culture qui passe entre la réceptivité traditionnelle, c est-à-dire la disponibilité à accueillir une présence du passé, sans nostalgie ni répudiation, et le productivisme frénétique des sociétés de la représentation, pour lesquelles le présent est tout entier tourné vers l avenir, sous l illusion que le rapport au passé serait... passéiste, réactionnaire. La conception du passé est alors dévoyée: c est un passé détruit, mort, alors qu il y aurait, selon les termes d une philosophe aussi singulière que Simone Weil, à penser le rapport entre passé et avenir d une tout autre manière: «Il serait vain, écrit-elle, de se détourner du passé pour ne penser qu à l avenir. C est une illusion dangereuse de croire qu il y ait même là une possibilité. L opposition entre l avenir et le passé est absurde. L avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien; c est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner, il faut posséder, et nous ne possédons d autre vie, d autre rêve, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l âme humaine, il n y en a pas de plus vital que le passé. L amour du passé n a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toute les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition 3.» 3 S. Weil, L enracinement, in Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 1057 3
Weil distingue donc entre passé détruit et passé vivant. Dans ce sens, il faut se demander si notre culture, dans sa manie de la commémoration, peut encore permettre un accès au passé vivant, ou si elle serait en train de réaliser la fiction borgesienne de «Funes el memorioso», ce personnage à la mémoire prodigieuse (résultat d une fulguration au cours d un orage, nous dit l histoire) et qui «savait la forme des nuages australs du matin du trente avril mille-huit-centquatre-vingt-deux et pouvait les comparer dans son souvenir aux veinures d un livre fait de pâte argentine qu il n avait aperçu qu une fois 4.» Doté de cette mémoire reproduisant à l identique, Funes avait d ailleurs entrepris la création d un dictionnaire infini, incapable qu il était devenu d accepter que le mot «chien» puisse désigner aussi bien l animal vu de profil à trois heures quatorze, que celui aperçu de face à trois-heures et quart. Cette tête à la mémoire fabuleuse pouvait tout archiver, mais était pour cela-même incapable d idées. Borges se demande à la fin si Funes était en mesure de penser, puisque pour cela il faut, dit-il, pouvoir oublier certaines différences, généraliser, abstraire. Cela n est peut-être pas encore suffisant. Penser, ce n est pas seulement un processus d abstraction, c est aussi un processus de destruction/reconstruction qui s inscrit dans un rapport au passé vivant, c est-à-dire non sacralisé, non fétichisé, pouvant être «présentifié» dans une ouverture du temps actuel. Cette ouverture et cette présence supposent la répétition, mais une répétition qui ouvre la voie à l historisation parce que s effectuant dans la réceptivité et non dans la 4 J. L. Borges, «Funes le memorioso», in Ficciones, Alianza Editorial, p. 128, ma traduction. 4
productivité. Il s agit de laisser arriver quelque chose du passé, là où la productivité volontariste se résout pour finir en un refoulement. Le refoulement, en effet, ce n est pas l oubli, il est conservateur. Reste qu il est un refus du temps et du devenir, donc aussi du passé. Peut-être faut-il distinguer ici le refoulement nécessairement opéré par toute présentation ou représentation, du refoulement qui est plutôt un rejet, une forclusion, un déracinement, une destruction du passé. Mais peut-être trouverons-nous auprès du même Borges une consolation, lorsqu il écrit : «Le passé est indestructible; tôt ou tard, toute chose fait retour, et une des choses faisant retour, c est le projet d abolir le passé 5.» De ce retour paradoxal, la psychanalyse est assez familière. Elle propose à son sujet la remémoration, mais aussi la perlaboration, que Lyotard rebaptise «anamnèse», c'est-à-dire un travail de passage répété sur les traces des frayages et sur les «balayages» de la mémoire préalablement effectués 6. Travail contre la résistance à ce qui du passé se présente pourtant comme insistant mais que le refoulement tend à maintenir non comme passé, mais précisément comme «impassé», si je peux me permettre ce néologisme. L impassé, avec ses impasses, exige ce travail de remémoration et d anamnèse si l on veut qu advienne, non 5 J.L. Borges, Otras inquisiciones, p. 69, ma traduction 6 J.-F. Lyotard,«Logos et tekhnè, ou la télégraphie», in L Inhumain, Paris, Galilée. 5
l éradication du passé, mais un «oubli» qui est aussi sa synthèse en passé véritable, archive ouverte «depuis l avenir 7». Dominique Scarfone, 18 mars 2009. 7 J. Derrida, Mal d Archive, Paris, Galilée 6