11 DOMAINES COGNITIFS



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12 domaines 1 11 DOMAINES COGNITIFS Maintenant passerons-nous aux sciences cognitives. Les «domaines», ainsi qu on les appelle, jouent un rôle de tout premier plan dans certaines théories récentes. Les capacités et les connaissances spécifiques à un domaine ont fait l objet d un intérêt tout particulier de la part de psychologues du développement étudiant les manières dont les nourrissons et les enfants acquièrent des concepts. C est peut-être bien de la psychologie cognitive mais elle ne tarde pas à flirter avec la métaphysique. Un auteur dont la contribution a été influente écrit que chaque domaine est associé à une façon d agencer les objets qui en relèvent, et que «les manières fondamentales de les agencer fundamental mode of construal -- nous donnent un sentiment intuitif immédiat non seulement du comment et du pourquoi de la façon dont les choses sont comme elles sont, mais de manière tout aussi importante, du type de choses auxquelles on a affaire ; elles produisent nos ontologies» (Keil, 1994, 252). Notez bien qu il dit «nos ontologies». Il a penser des types d entités dont nous considérons l existence comme acquise. Il ne fait pas référence à «ce qu il y a», mais à «ce que l on considère comme existant, dans notre manière de rendre compte du monde». C est une ontologie psychologisée. Mais que sont ces domaines? On a suggéré que la pensée quotidienne ait abondamment recours à «une connaissance spécifique et innée, ayant trait aux personnes, aux objets, à l espace, aux relations de cause à effet, aux nombres, au langage, etc.» (Karmiloff-Smith 1989). Voilà qui a l air au moins aussi hétérogène que la liste des catégories d Aristote! L auteur décrit ceci comme autant de domaines distincts des domaines relativement bien circonscrits et très structurés. L hypothèse centrale est qu il existe des domaines du noyau du savoir humain spécifique. Les exemples les plus courants dans les cercles de recherche en science cognitive concernent le noyau du savoir humain dédié aux espèces [biologiques], tels les éléments d une sorte de biologie populaire, et les rudiments d une théorie de l esprit selon laquelle on pense de manière intentionnelle et on agit d après ces intentions. Je me soucie assez peu des classifications d une espèce de biologie populaire, et encore moins de l idée d une «théorie de l esprit» qui serait innée et à laquelle j avoue n accorder aucune espèce de crédit. Je voulais seulement esquisser le cadre général dans lequel on pouvait désormais situer quelques réflexions sur les qualités. L important est de voir que l idée de «domaine» y joue un rôle central On peut facilement modifier d un de ses sens figurés de la définition qu on trouve dans

12 domaines 2 une dictionnaire pour entendre : «Un domaine est une sphère de pensée ou d opération ; la classe des situations où l on peut appliquer une forme particulière de connaissance ou d aptitudes». Par exemple, en faisant référence à des domaines de personnes, d objets,... de langage,... de nombres, on mentionnera ainsi des capacités de penser à..., d interagir avec..., de se rapporter à..., de calculer avec..., ou simplement d utiliser des.... L idée centrale est que de telles capacités savoir comment faire quelque chose, mais aussi savoir que telle ou telle chose est un fait sont spécifiques à leurs domaines. Toutefois, comme l a écrit un psychologue de la cognition, «la notion de domaine varie considérablement d un chercheur à l autre» (Keil 1990, 139). Voici, par exemple, ce que deux auteurs proposent comme étant «une caractérisation tout à fait indiscutable» des domaines : Un domaine est un ensemble de connaissances qui identifie et interprète une classe de phénomènes censés partager certaines propriétés et être d un type général. Un domaine fonctionne comme une réponse stable à un ensemble de problèmes récurrents et complexes auxquels fait face l organisme. Cette réponse englobe des processus de perception sous jacents, de codage, de récupération mnésique, et d inférence. (Hirschfeld and Gelman 1994, 21) Il s agit là d une sorte de définition officielle et nous allons par conséquent la laisser de côté. Peut-être y a-t-il moyen de rejoindre certains des domaines déjà mentionnés à propos d autres catégories aristotéliciennes, mais je ne pense pas que tout ceci s harmonise pour le mieux. Il n empêche que la qualité est particulièrement intéressante quand on en vient à ce que j appelle des domaines classificatoires. Les auteurs que je viens juste de citer disent aussi que les domaines sont comme «des guides pour une partition du monde». De plus «d un point de vue conceptuel, les domaines servent à identifier des phénomènes appartenant à une unique espèce générale, même quand ces phénomènes tombent sous le coup de plusieurs concepts». Et encore, «la compétence spécifique à un domaine relie de façon systématique des espèces reconnues à des classes restreintes de propriétés». Il me semble que si l on parvient à résoudre le problème de la traduction d un idiome dans un autre, il s agit là de pensées qui ont un parfum étrangement aristotélicien. Pour faire court, je vais passer sur l un des points délicats de l ensemble des analogies que je vois ici. Comme tout le monde le sait, Aristote commence par la substance. Comme tout le monde le sait, Aristote commence par la substance. «La substance, au sens le plus fondamental» est «par exemple l homme individuel ou le cheval individuel» (Cat. 2a 13).

12 domaines 3 Les substances dont il est question dans la liste des catégories sont des «substances seconds», celles qui donne des réponses possibles à la question «Qu est ce que c est?», comme homme ou cheval, mais aussi la couleur blanche ou le courage. Il existe une manière formelle de caractériser d un point de vue linguistique les réponses possibles à des questions comme «Qu est ce que c est?». Il faut, pour cela, adapter une théorie qui fut populaire parmi certains psychologues de la cognition il y a une vingtaine d années, mais qui, depuis, a perdu de son prestige parce que, selon moi, on lui demandait de faire un travail qui n était pas le sien. Cette théorie, due à Fred Sommers (1965), fut appelée théorie des types ou des catégories, alors que lorsqu elle fut proposée elle n avait rien à voir avec les catégories d Aristote. Je l appelle une théorie des types. Elle donne une taxonomie des prédicats, et je prétends que l intitulé de chaque classe apporte une réponse à la question substantielle «Qu est ce que c est?». Aujourd hui je vais donc passer sur cette assertion qui me demanderait une bonne heure pour commencer à expliquer de quoi il retourne. Mais il n est pas nécessaire que vous me donniez raison pour comprendre ce qui suit. Il vous suffit de supposer qu existe quelque chose que l on appellera simplement théorie des substances secondaires, et qui organise les réponses à «Qu est ce que c est?». Ceci fait, on va s occuper des neuf autres catégories. Cheval, homme, bactérie, la couleur blanche, et la vertu sont autant de réponses à «Qu est ce que c est?», et, par conséquent, des exemples de substances, ou mieux d êtres, du moins selon une certaine manière de lire Aristote. Ce n est pas une lecture qui m enchante particulièrement quand je suis d humeur nominaliste, mais tant pis pour mes états d âme. Maintenant, que peut-on dire de telles substances? Des femmes (telle Jeanne d Arc) peuvent être courageuses et spirituelles. Il se peut que son sang soit rouge. Bactérie, rouge, (la couleur) et le courage (la vertu) ne peuvent pas être courageux, spirituels, ou magenta. Une femme peut être assise (une position) ou porter des chaussures (selon la catégorie de la possession). Il serait absurde de dire de bactéries, de couleurs, ou de vertus, qu elles sont assises ou portent des chaussures. Les prédicats de chacune des neuf catégories d Aristote peuvent s appliquer à ses exemples de substance, à savoir homme et cheval, mais tous ne s applique pas à chaque possible réponse à la question «Qu est ce que c est? Venons en maintenant à notre analogie. «La compétence spécifique à un domaine» apprend-on, «relie de façon systématique des espèces reconnues à des classes restreintes de propriétés». Comprendre le domaine des personnes, ou des chevaux, c est comprendre qu il

12 domaines 4 y a un sens à dire d un être humain, ou d un cheval, qu il est courageux, qu il est assis, ou porte une armure. On peut ainsi voir au moins en quoi consiste la dimension linguistique de l ensemble des neuf catégories auxiliaires aristotéliciennes. Pour chaque «type», ainsi que je les appelle, ou pour chaque réponse à la question «Qu est-ce que c est?», on trouvera une classe comprenant différentes espèces de prédicats que l on peut appliquer avec raison à ce type. Dans le cas de homme, Aristote suggérait une suite de neuf catégories de différents types de choses pouvant être dites des hommes, ou d une personne. Je propose de définir un domaine à l aide d un type et de l ensemble des catégories qui relèvent des objets de ce type. Des logiciens diraient qu un domaine est une paire < type, classe de catégories >, ou simplement une structure de la forme <type, catégorie>. Ce que le cogniticien appelle compétence spécifique à un domaine, est la capacité de savoir de quelles sortes de choses on peut parler avec raison (la classe de catégories) à propos d une substance (un type). Il faudrait comprendre cela non pas comme une capacité d affirmer ce qu il convient de dire des personnes, des bactéries, des virus, ou des couleurs. C est la capacité de savoir en quels termes en parler. J ai mentionné une autre métaphore qui a été employée pour étoffer ces idées : il s agit des «modes d agencement» -- modes of construal -- qui vont de pair avec les domaines. Ils sont censés nous donner «un sentiment intuitif immédiat non seulement du comment et du pourquoi de la façon dont les choses sont comme elles sont, mais de manière tout aussi importante, du type de choses auxquelles on a affaire» (Keil, 1994, 252). Le philosophe abandonnera volontiers aux psychologues tout commentaire sur les sentiments intuitifs, mais nous sommes maintenant au courant de ce qui est intuitivement senti. On peut bien concevoir un type, avec son ensemble de catégories, comme un mode d agencement. On agence quelque chose d indéterminé de telle sorte qu il soit d un certain type et de façon à ce que des prédicats appartenant aux catégories appropriées puissent lui être appliqué de manière intelligible. Il n est pas surprenant que si l on peut faire cela, on ait alors un «sentiment intuitif» sur le comment et le pourquoi de sa façon d être ce qu il est, et que l on devrait avoir aussi un sentiment intuitif du type de choses qu il y a. LA QUALITÉ : PREMIÈRE PARMI SES ÉGALES Toutes les catégories ne sont pas égales. La substance vient en premier. Mais après on a tendance à considérer les neuf catégories auxiliaires comme des égales. Aristote même ne

12 domaines 5 dit presque rien de deux catégories qui m intéressent tout particulièrement : la position (être assis), et la possession ( avoir des chaussures). Elles sont, pour ainsi dire, vraiment auxiliaires. Quand on considère les autres, il est manifeste qu Aristote accorde un privilège à la qualité. Les qualités, disait-il, servent comme differentia des substances. Une qualité peut définir une essence. Et en fin de compte, les choses se ressemblent en termes de qualité ; la similitude est une affaire de qualité et non pas d une quelconque autre catégorie. J ai déjà eu l occasion de remettre en question ces doctrines, surtout l idée que la similitude n a de sens que d un point de vue qualitatif. Mais l heure est venue de les considérer d un œil plus charitable. Et pour commencer, voyons la similitude. Deux choses se ressemblent selon un aspect ou un autre. Si je dis, à votre grande surprise, que Socrate est comme Protagoras, vous pouvez demander «Comment ça?» ou, de façon plus explicite, «De quelle manière?». Parce qu il est brillant ou buté? Voilà des qualités. Répondre que tous deux sont assis, ou que tous deux se trouvent dans le Lycée, c est commettre un sophisme. Mais que dire si je réponds que tous deux mesurent un mètre soixante? Eh bien, on pourrait bien prendre ça pour une similitude. Et pourtant, d après une certaine conception de la ressemblance on peut dire que les deux hommes sont aussi grands l un que l autre, mais qu ils ne se ressemblent seulement qu en étant brillants et butés. D où vient ce jugement instinctif? Certainement de l autre idée, de l essence. Mais d abord jouons sur les mots, et penchons nous sur des préoccupations plus profondes. Avec l âge, Socrate va légèrement se tasser. C est là le destin des hommes. Mais il n en est pas moins Socrate. Sa taille n est pas essentielle à son être. Que se serait-il passé s il avait refusé la ciguë et s était enfoncé dans la sénilité en devenant stupide? Serait-ce encore Socrate? Ceci porte atteinte à notre façon de caractériser Socrate, parce que nous estimons que l intelligence pénétrante fait partie de son essence C est seulement quand on touche aux qualités que notre sens de l identité est atteint de cette manière. Vous pouvez bien croire que j ai pris un exemple particulièrement favorable à ma conclusion en choisissant l intelligence ; mais on peut aussi bien en revenir à Aristote et prendre comme qualité la tendance à être doué pour la lutte ou la boxe, et reparler ainsi du boxeur naturel. On ne regarde pas les géants du ring tout à fait du même œil. Il ne fait pas de doute que Muhammad Ali, fut un boxeur naturel. Et maintenant qu est-il? Va-t-on dire que c est un boxeur naturel dont les pouvoirs se sont fanés, aussi bien mentalement que physiquement? Je pense que oui. Mais on ne dit

12 domaines 6 pas facilement de cet homme qu il n est plus Muhammad Ali (bien qu on puisse le dire, peutêtre il est Cassius Clay encore). On dit que ce boxeur naturel a vieilli et perdu la plupart de ses pouvoirs. Et cela parce que l on croit que la capacité naturelle à boxer est en lui, peut-être dès sa naissance, et encore en lui, bien que son corps et son esprit ne puissent plus faire en faire usage de la même façon. Venons en maintenant tout d abord à de la philosophie puis à de la psychologie cognitive. Dans la philosophie analytique du vingtième siècle, la plus estimée des brèves contributions en matière de philosophie des classifications fut l article de Quine (1969) intitulé Natural kinds, «Les Espèces Naturelles». On peut voir dans ses toutes premières pages, la formulation, ou du moins l esquisse, d une conjecture de la psychologie empirique. Quine suggérait que nous naissons munis d un quality space, d un «espace des qualités». Cet espace est muni d une échelle permettant de déterminer quels points sont plus à proximité des uns que des autres. Ces points représentent des expériences de qualités, comme, par exemple, l expérience du jaune. Dans ce courant de pensée, les expériences de qualité furent baptisées qualia, ce qui nous entraîne bien loin des qualités aristotéliciennes. Par «proximité», Quine parlait de ressemblance entre qualia. Nous regroupons des expériences de qualité proches les unes des autres dans l espace des qualités et nous leur donnons un nom, par exemple «jaune». Cet espace des qualités très particulier avec son système de mesure des ressemblances entre divers points est en effet un dispositif qui gère les qualia, et qui rend compte de notre capacité à acquérir et à utiliser certains noms s appliquant à elles. Quine suggéra que la sélection naturelle fut à l origine du tout premier espace des qualités qui, à son tour, nous procura quelques intuitive kinds, donc quelques «espèces intuitives», telles que le jaune. Par la suite, Quine avança une explication élaborée et très intéressante de notre façon, en tant qu individus et en tant qu espèce, de former des notions d autres classifications plus sophistiquées. Keil (1981) considéra la suggestion de Quine comme une conjecture pouvant être testée. Y a-t-il une relation de similitude bonne à tout faire et permettant à un nourrisson humain d entreprendre des classifications? L un des grands mérites de l article de Quine fut de mettre en avant comme doctrine centrale, la relation initiale et universelle de similitude. A la lumière de ses études expérimentales, Keil prétendit que cette hypothèse ne rend pas compte du phénomène d acquisition des concepts chez le nourrisson et l enfant. Il doit y avoir des systèmes spécialisés utilisés dans la

12 domaines 7 formation des différents concepts relevant de différents domaines. C est devenu un point central du credo de la branche des sciences cognitives qui s intéresse aux classifications. J ai dit au tout début que, par rapport à d autres scientifiques ou même à des philosophes de ma tendance, certains psychologues ont un penchant beaucoup plus marqué pour l idée d essence. Mais ce n est pourtant pas ici l idée métaphysique d essence ressuscitée par Saul Kripke. C est une idée psychologique. Les êtres humains, et en particulier les enfants faisant l acquisition d une première langue, font comme s ils pensaient que les différents types de choses ont des essences. Des expériences, paraît-il, confirment ce point. On demande à des enfants si une chouette reste la même quand elle change de couleur ou qu elle est teinte. Oui, bien sûr. Mais si sa chair devient du plastique bien qu elle continue à voler et qu elle ait le même air que maintenant? Non. De très nombreuses investigations expérimentales bien plus subtiles ont été faites. Et qu en ressort-il? D après certains chercheurs, l équivalent psychologique de l essence. C est lui qui détermine, pour nous et dès l origine, quelles sortes de choses il y a dans le monde. Il nous donne nos ontologies. METAPHYSIQUE OU PSYCHOLOGIQUE? Un autre psychologue de la cognition de grand renom, a fait l hypothèse que les questions portant sur les classifications «peuvent être tout autant des questions psychologiques que métaphysiques» (Medin, 1989, 1469). On peut en dire autant de l ensemble de la gamme de concepts qui, selon ma terminologie, s appellent catégories, types, domaines, et modes d agencement. «Tout autant psychologique que métaphysique» implique à la fois métaphysique et psychologique. C est certainement exact. Le livre d Aristote intitulé Catégories, est fréquemment considéré comme une mixture de grammaire, de logique, et de métaphysique. Notre discussion de ses catégories nous a conduits vers la psychologie, pour finir par des psychologues du développement qui ont psychologisé l idée même d essence en se demandant, non pas si l essentialisme est vrai, mais s il s agit d une stratégie innée d apprentissage des jeunes enfants. Aussi, ne nous attardons pas à chercher à savoir si les questions catégorielles (et cetera) sont psychologiques ou métaphysiques. Elles sont l une et l autre. Demandons nous plutôt si elles sont d abord psychologiques, ou d abord métaphysiques. Ou, dans un registre plus polémique, si les recherches des psychologues sont des parasites de la métaphysique. A moins que ce ne soit la métaphysique qui parasite notre structure psychologique.

12 domaines 8 Il faut d abord dire ce que l on entend par métaphysique. Contentons nous seulement de la plus banale des distinctions, celle entre métaphysique descriptive et absolue. Une métaphysique absolue explicite en des termes absolus ce qu il y a, et quels genres de choses il y a. Une métaphysique véritablement absolue ne pourrait en aucun cas venir après une psychologie, car les faits qu elle révèle sont antérieurs et indépendants de toute autre science. Il se peut que l on ait tendance à associer la métaphysique absolue à des époques révolues de la philosophie, mais elle reste vivace. Voici l exemple le plus récent qu il m est arrivé de lire ; et je suis bien sûr qu il y en a beaucoup d autres. L auteur prétend qu il y a «des distinctions ontologiques catégorielles a priori» (Lowe 1997, 29). Les espèces réelles et naturelles (par exemple le cheval) tombant sous le coup de n importe quelle classification fondamentale (par exemple animal, ou créature vivante) sont des «avatars a posteriori d observation et de théories scientifiques». Ceci veut dire que nous devons avoir fait l expérience du cheval, et peut-être d un système taxinomique, pour pouvoir juger qu il y a des chevaux et que ce sont des animaux. Mais nous ne pouvons pas déterminer les espèces rencontrées naturellement dans le monde sans avoir auparavant une ontologie ferme, déterminant quelles espèces pourraient bien être naturelles. Nous avons d abord besoin de la catégorie de ce-que-c est, puis de ce que j appelle les types qui pourraient bien en relever ( par exemple animal, être vivant) avant d être à même de classer certaines choses comme étant des chevaux ou des licornes. De ce point de vue, catégories, types, et domaines, semblent être absolus, antérieurs à la psychologie ou à tout autre ensemble d observation ou de science, et il n y a alors rien à rajouter. Un second type de métaphysique est plus descriptif. Il essaye de «décrire la véritable structure de notre pensée du monde». Il cherche à «mettre en évidence les traits les plus généraux de notre structure conceptuelle [...et...] de notre pensée du monde» (Strawson 1959, 9). On ne devrait pas être surpris qu un tel projet descriptif débouche sur la psychologie. La métaphysique descriptive ne se préoccupe pas directement de ce qu il y a, mais de la façon dont sont structurées nos pensées. On pourrait encore faire valoir que la métaphysique dérive de faits d ordre psychologique. Il y a seulement (comme on pourrait le soutenir) des capacités innées et spécifiques à des domaines. Depuis Aristote, des philosophes l ont vaguement reconnu, mais estimèrent que les domaines qu on pourrait ainsi dégager étaient des caractéristiques fondamentales de ce qu il y a, ou de ce qu il doit y avoir dans le monde, plutôt que des faits

12 domaines 9 relatifs à notre manière de connaître et de reconnaître ce qu il comporte. Nos langues s accordent avec nos capacités, renforçant l impression que l on avait affaire à des questions de logique. De sorte que les philosophes pensaient faire de la logique et de la métaphysique, quand en fait ils étaient seulement engagés dans une psychologie déguisée. De ce point de vue, la métaphysique est un parasite ne notre constitution psychologique innée. Inversement, on pourrait faire valoir que la psychologie dérive de la logique et de la métaphysique. Les domaines découverts par des psychologues de la cognition sont (comme on pourrait le prétendre) des réponses à des questions qui ont été structurées par un ensemble de types et de catégories. Les découvertes apparemment empiriques résultent de la façon dont est ordonnée notre pensée. Aucune de ces positions n est claire. Comment faire pour en débattre? Quelles preuves étayent chaque approche? Il se peut même que cette question soit malvenue, car elle suggère que l on ait affaire à deux recherches, l une psychologique, l autre métaphysique. En fait, elles interagissent et vont continuer à le faire. Il n y a pas de doute qu elles interagissaient dans l esprit même de ce psychologue et métaphysicien que fut Aristote. On devrait éviter de se laisser aller à un dogmatisme sectaire. Il faudrait se défier des pédants de chaque bord qui déclarent des choses du genre : «La psychologie cognitive du développement est une discipline empirique ; nous aboutissons finalement à des faits relatifs à l esprit humain, enfin dégagés de dogmes métaphysiques». Ou encore «La structure conceptuelle fondamentale de notre pensée peut être explorée sans attendre de résultats empiriques concernant la façon effective que l on a de classer et d ordonner». Ces deux réflexions sonnent plus sectaires que réfléchies. Ce dont on a besoin, c est de collaboration, pas de jugements à l emporte-pièce. Que va-t-il advenir dans le début du vingt-et-unième siècle? Les rapports entre les divers champs de savoir, entre l empirique et le philosophique, vont-ils continuer à être conflictuels? Ou peut-on envisager d en revenir à une ouverture encyclopédique comme celle d Aristote qui fut un maître dans toutes les sciences et toutes les philosophies, pour ne pas dire qu il fut le créateur de nombre d entre elles. Tout au fil du vingtième siècle, personne n a pu, même approximativement, incarner l encyclopédisme du savoir. Peut-on imaginer un vingt-et-unième siècle où de nombreuses personnes nettement plus jeunes que celles participant aux débats de ce week-end, où des personnes ayant le quart de nos âges ou même encore à naître, partageront une vie encyclopédique où métaphysique et psychologie se

12 domaines 10 donneront la main? Est-il possible qu avoir à portée de nos mains interconnectées toute la sagesse et toute la bêtise du monde facilite cette réciprocité et cette complémentarité? A vrai dire, j en doute. J ai bien peur que nous continuions dans les mêmes vieux travers, fidèles au très anti-aristotélicien principe intellectuel du «diviser pour régner». Hélas, il ne nous a pas fait trop mauvais usage dans le passé récent, et je pense qu il va encore rendre quelques services dans un proche futur. Toutefois, comme l a montré mon dernier exemple, il n est pas impossible que le métaphysicien entende le psychologue, et que le psychologue entende le métaphysicien. Faisons le vœu que le rapprochement des catégories aristotéliciennes et des sciences cognitives ne rende ceci qu encore plus possible.