Page 2/6. Diriger des résidences sociales dans le 93. [Témoignage recueilli par Pauline Miel.]



Documents pareils
GROUPE DE SPECIALISTES SUR UNE JUSTICE ADAPTEE AUX ENFANTS (CJ-S-CH) QUESTIONNAIRE POUR LES ENFANTS ET LES JEUNES SUR UNE JUSTICE ADAPTEE AUX ENFANTS

Les p'tites femmes de Paris

Ma vie Mon plan. Cette brochure appartient à :

Quelqu un qui t attend

Conseil Diocésain de Solidarité et de la Diaconie. 27 juin «Partager l essentiel» Le partage est un élément vital.

Un autre signe est de blâmer «une colère ouverte qui débute par le mot TU».

LA MAISON DE POUPEE DE PETRONELLA DUNOIS

Que chaque instant de cette journée contribue à faire régner la joie dans ton coeur

Parent avant tout Parent malgré tout. Comment aider votre enfant si vous avez un problème d alcool dans votre famille.

La carte de mon réseau social

22 Nous Reconnaissons la force du pardon

Indications pédagogiques E2 / 42

Questionnaire 6-12 ans

C ÉTAIT IL Y A TRÈS LONGTEMPS QUAND LE COCHON D INDE N AVAIT PAS ENCORE SES POILS.

ENQUÊTE À PROPOS DU SENTIMENT DE SECURITE DE L ENFANT, SUR LE CHEMIN DE SON ECOLE

Quelques exemples de croyants célibataires

Un autre regard sur. Michel R. WALTHER. Directeur général de la Clinique de La Source 52 INSIDE

Auxiliaire avoir au présent + participe passé

Le livret des réponses

1. La famille d accueil de Nadja est composée de combien de personnes? 2. Un membre de la famille de Mme Millet n est pas Français. Qui est-ce?

APPRENDRE, VIVRE & JOUER AVEC LES JEUNES ESPOIRS DE L IHF

AVERTISSEMENT. Ce texte a été téléchargé depuis le site

VIVRE OU SURVIVRE, TELLE EST LA QUESTION

Ecole Niveau. Nous vous remercions pour votre participation.

JE CHLOÉ COLÈRE. PAS_GRAVE_INT4.indd 7 27/11/13 12:22

VAGINISME. Quelques pistes pour avancer?

Je les ai entendus frapper. C était l aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J ai ouvert et je leur ai proposé d entrer.

Ne vas pas en enfer!

Paroisses réformées de la Prévôté - Tramelan. Album de baptême

La petite poule qui voulait voir la mer

Catalogue des nouveautés du printemps 2014

Activités autour du roman

UN AN EN FRANCE par Isabella Thinsz

Un moulin à scie!?! Ben voyons dont!!!

TÉMOIGNAGES de participantes et de participants dans des groupes d alphabétisation populaire

Je me prépare pour mon plan de transition

6Des lunettes pour ceux qui en ont besoin

Sandra. «Un huissier de justice, c est un chef d entreprise» Huissière de justice (Actihuis) INFO PLUS A CONSULTER

Chez les réparateurs de zém

Le conseil de coopération

que dois-tu savoir sur le diabète?

Mylène a besoin d aide!

Sommaire DITES-MOI UN PEU

La transition école travail et les réseaux sociaux Monica Del Percio

Le jeu «Si le monde était un village» Source : Afric Impact

Remise de l Ordre National du Mérite à M. David LASFARGUE (Résidence de France 7 novembre 2014)

Vive le jour de Pâques

AVERTISSEMENT. Ce texte a été téléchargé depuis le site. Ce texte est protégé par les droits d auteur.

LE DISCOURS RAPPORTÉ

Comment vas-tu? Quand tu réponds, essaie de penser à la semaine dernière, c est à dire aux sept derniers jours.

JE NE SUIS PAS PSYCHOTIQUE!

ISBN

Une école au Togo, épisode 1/4

Rapport de fin de séjour Mobilité en formation :

«Toi et moi, on est différent!» Estime de soi au préscolaire

QUATRE CAS DE BLOCAGES ET CONFLITS LORS D ENTRETIENS PROFESSIONNELS JEU DE ROLE

Celui qui me guérit Copyright 1995, Geneviève Lauzon-Falleur (My Healer) Ps. 30. Car Tu es Celui qui me guérit

RECONNAÎTRE UN NOM. Tu vas apprendre à reconnaître un nom!!!!!!

NE TENTE PAS LA CHANCE

Direct and Indirect Object Pronouns

«J aime la musique de la pluie qui goutte sur mon parapluie rouge.

QUI ES-TU MON AMOUR?

Préparez votre atelier Vinz et Lou : «Rencontre avec des inconnus- Pseudo / Le chat et la souris Pas de rendez-vous»

Ma première assurance auto. Je suis en contrôle!

LEARNING BY EAR. Sécurité routière EPISODE 7: «Le port du casque à moto»

Si vous aviez une voiture, que cela changerait-il dans votre vie?

Le dispositif conçu pour M6 et Orange pour soutenir l offre de forfaits illimités M6 Mobile by Orange

CAP TERTIAIRE/INDUSTRIEL

Questionnaire aux enfants

EXAMEN MODULE. «U4 Le client au cœur de la stratégie des entreprises» Jeudi 5 septembre h30 11h30. Durée 2 heures

LE NOUVEAU SITE POUR VOUS FAIRE (ENFIN!) PASSER À L ACTION!!!! Communiqué de presse!

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

Les 3 erreurs fréquentes qui font qu'un site e-commerce ne marche pas. Livret offert par Kiro créateur de la formation Astuce E-commerce

Programme internet de traitement du jeu excessif Partie cognitivo-comportementale

Les 100 plus belles façons. François Gagol

A vertissement de l auteur

Avec un nouveau bébé, la vie n est pas toujours rose

Learning by Ear L hygiène: Comment éviter la diarrhée. Episode 06 «Se laver les mains»

Prendre des risques : besoin? danger?

Journée sans maquillage : une entrevue entre ÉquiLibre et ELLE Québec

NOUVEAU TEST DE PLACEMENT. Niveau A1

Le conseil général du Val-d Oise

TeenSpeak. À propos de la santé sexuelle. La vérité vue par les ados

Mon mémento Page 3. 1/ Pourquoi ce mémento? Page 4. 2/ Pourquoi s évaluer? Page 4. 3/ Comment utiliser ce mémento? Page 5

Rebecca Léo Thomas Gaspard

Y A-T-IL COUPLE? Introduction. Pour qu il y ait couple, il faut du temps

23. Le discours rapporté au passé

Origines possibles et solutions

CLUB 2/3 Division jeunesse d Oxfam-Québec 1259, rue Berri, bureau 510 Montréal (Québec) H2L 4C7

La rue. > La feuille de l élève disponible à la fin de ce document

HiDA Fiche 1. Je crois que ça va pas être possible ZEBDA. Leçon EC1 - Les valeurs, principes et symboles de la république

Christina Quelqu'un m'attendait quelque part...

Indications pédagogiques C3-15

Sondage sur le climat. scolaire. Sondage auprès des élèves de la 4 e à la 6 e année sur : l équité et l éducation inclusive l intimidation/harcèlement

Le passé composé. J ai trouvé 100 F dans la rue. Il est parti à 5 h 00.

Information au patient

Q. QUELLE EST LA MISSION DU CENTRE DE CRISE POUR LES VICTIMES DE VIOL?

DOSSIER de présentation

Prénom : J explore l orientation et l organisation spatiale. Date de retour :

Transcription:

Page 1/6

Diriger des résidences sociales dans le 93. [Témoignage recueilli par Pauline Miel.] Je louais un appartement à Saint-Denis, dans le privé, et mon compagnon m a rejoint. Il est dans le transport de matières dangereuses, il était chauffeur à l époque. On s est rencontrés au bac de français, à 17 ans, en Martinique. Et depuis on ne s est plus quittés. Je suis née en Martinique, dans une petite commune du centre : le Lamentin. En 1993, j ai débarqué en métropole pour mes études. Je devais y rester 2 ans pour un DEUG action culturelle à Metz et en fait j ai préféré poursuivre jusqu en Master en communication et médiation culturelle. J ai cherché du travail dans la communication, en vain. À la fac, j avais rencontré des étudiants qui vivaient dans des foyers de jeunes travailleurs Sonacotra (ancien nom d Adoma). Ils m ont parlé des actions sociales mises en place, ça m a interpellé. J y ai passé pas mal de temps, la population était mixte ; je me demandais comment tous ces gens vivaient ensemble dans des parties communes. À dire vrai, ça m a impressionné. C est comme ça que j ai côtoyé le social pour la première fois. Par hasard et amitié, en fait. À 24 ans, j ai eu un emploi jeune de médiation sociale à Metz chez Adoma. Je montais tous les projets : activités ludiques, questionnaires santé et parcours de vie pour comprendre ce qu on pouvait mettre en place dans et hors les murs, avec d autres partenaires. À 25 ans, j ai candidaté à un poste de responsable de résidence. C est la région parisienne qui a bien voulu de moi. Moi qui sortais de ma campagne des Antilles, puis celle de Metz, je me suis retrouvée à Paris. J ai laissé derrière moi ma maison et mon compagnon et ai été hébergée chez ma sœur. Au départ, ce n était pas une histoire d amour avec cette ville. Je voyais tout le monde courir, c était entêtant. Puis j ai pris la gestion de 2 petits établissements, à Drancy et Sevran. Mon travail, c était de la gestion pure (encaissement des redevances, etc.) ; je me suis aussi appliquée à créer un climat au sein de la résidence, un réseau de partenariats. J ai collaboré avec toutes les institutions autour : la mairie, le CCAS (Centre d Actions Sociales), les associations et centres de santé. Page 2/6

Sur Sevran, on a monté un forum, des médecins et infirmiers venaient faire des dépistages ; et à Drancy, on a fait intervenir une autre association médicale pour mettre en place une permanence sur le site. Je louais un appartement à Saint-Denis, dans le privé, et mon compagnon m a rejoint. Il est dans le transport de matières dangereuses, il était chauffeur à l époque. On s est rencontrés au bac de français, à 17 ans, en Martinique. Et depuis on ne s est plus quittés. Après Drancy et Sevran (où je ne suis pas restée longtemps), j ai pris il y a 15 ans la gestion d un foyer à Bobigny, de 432 chambres de 4,5m². Là, c était impressionnant, je me suis retrouvée seule face à 432 hommes. J étais toute jeune, j arrivais avec toute ma folie ; ils me regardaient avec de grands yeux. Je n arrêtais pas de leur poser des questions, ils ont dû avoir peur mais c était plus fort que moi, j avais envie de tous les connaître. Puis nous étions voisins, j ai eu tout de suite un logement de fonction au foyer. Et c était bien pratique, quand j oubliais mes clés sur la serrure de ma voiture, on me les rendaient, etc. Seulement, l inconvénient était que n avais plus de vie privée : ils frappaient à la porte et venaient me voir à n importe quelle heure. Si je recevais des amis, ils voulaient savoir comment ça c était passé le lendemain. Au cours de ma 3ème semaine de présence, un résident est venu me voir : Vous êtes là pour quoi? Pour travailler mais j ai besoin de vous, je dois vous connaître, je ne peux pas bosser toute seule. Vous venez d une autre planète? Pas d une autre planète, mais des DOM-TOM. Vous avez pris le soleil avec vous, jusqu à Bobigny. Bobigny, c est ma richesse, j ai vu du 4,5 m² passer à des logements autonomes. J ai vécu 15 ans avec eux et notamment la mutation du lieu et sa réhabilitation. Ma première fille a 11 ans, elle est née ici. À chaque grossesse, certains résidents sont venus me voir à l hôpital. Ils savaient que j aimais La Vache qui rit, ils m en couvraient, j aurais pu me spécialiser dans la revente de produits laitiers Quand je suis rentrée au foyer, ils sont devenus mes gardiens. Ils empêchaient que je sois dérangée pendant ma sieste. Et j ai bien vu que mon statut avait changé à leurs yeux, ils sont beaucoup moins venus chez moi. Quand les plus anciens résidents m évoquent, ils disent encore «notre Rita». Page 3/6

Ils m appellent «Madame Rita», mais me tutoient. En tant que responsable de résidence, j avais une proximité avec eux. J ai fait venir des conteurs et tout. Mais à côté de ça, quand il y avait un problème, qu un résident pétait un câble, les 432 hommes venaient me voir, plus ou moins en même temps Le fait de vivre ici, c est sécurisant, j étais devenue la fille de tout le monde. Il suffisait qu ils entendent le ton monter dans mon bureau, ils venaient à 3 ou 4 pour vérifier que je n étais pas en danger. En plein hiver, un homme dormait dans une épave sur le parking de la résidence. Je l ai fait venir dans mon bureau, on a monté un dossier avec les assistantes sociales pour retrouver tous ses papiers. Il n avait plus de droits. Il y a eu une rupture et s est retrouvé à la rue. Quand il s est installé à la résidence, les résidents l ont reconnu et trouvaient qu il sentait mauvais. Il a réappris à vivre ici, en fait. Ce qui est éprouvant, c est de les voir mourir dans leur chambre. Quand je découvre un corps inanimé, c est terrible. Je ne m y habituerai jamais. Ceux qui décèdent au pays, ça me fait de la peine aussi, évidemment, mais elle est différente. Je vois un peu les résidents comme des livres. Je connais toutes leurs histoires. Je les appelle tous par leur nom, pas par leur numéro de chambre. J ai une bonne mémoire et je ne voulais en aucun cas que mes 432 résidents soient des numéros. Une fois seulement, j ai eu peur. Le locataire de la chambre 127 avait une dette, il ne payait pas son loyer depuis plusieurs mois. Je l ai convoqué 3 fois, il n est jamais venu la dette ne faisait qu augmenter. Il était réfugié politique, parlait peu français et n avait pas de papiers. Je monte dans les étages, lui mets un mot sur la serrure de la porte et redescends au bureau. Il sonne, j ouvre et je me suis instantanément sentie en danger. Il avait beaucoup trop bu et empestait l alcool. Je me suis dit que j allais prendre la raclée de ma vie si je montais d un ton. Il répétait «pas de papiers», «je veux dormir». Il a tapé du poing sur le bureau, très fort et me menaçait. J ai pris mon téléphone, j ai appelé un collègue, j ai fait comme si j appelais la direction et heureusement il a compris que j appelais à l aide. Pendant 15 minutes, j ai essayé de le calmer, il respirait fort. Les policiers sont arrivés très rapidement et l ont fait sortir. Quand ils l ont fouillé, ils ont découvert un couteau dans sa poche. Il faut analyser tout de suite la situation et déterminer quand l interlocuteur n a plus rien à perdre c était le cas. Page 4/6

En 2006, je suis devenue directrice d agence du 93 et je vis toujours au foyer de Bobigny. La même année, mon mari est devenu formateur-moniteur. On a évolué ensemble. Je pense à la suite. Si je monte dans la hiérarchie, ce sera plus de la gestion que de l humain. Je me sens bien ici, il y a du mouvement. Je n ai pas quitté l univers de la communication pour rester dans un bureau sans voir personne. Maintenant, j ai 3 filles, elles grandissent toutes au même endroit. Et je m inquiète pour elles quand elles sont à l extérieur qu à la résidence. Les résidents me demandent «À quand un garçon?» mais c est non. Je suis comme le Big Mac, c est complet. Je ne me prends pas pour Jeanne d Arc ni pour la statue de la Liberté mais j ai envie que ces gens-là existent en tant que Balbignien, que citoyen et pas seulement en tant que résident Adoma. La clientèle a évolué, a rajeuni ; puis on n a pas vécu la même chose, ils me vouvoient, c est normal car j étais déjà directrice à leur arrivée. Aujourd hui, je suis celle qu on voit quand on a des soucis. Le rapport n est pas du tout le même avec les 259 résidents. C est cordial mais il y a plus de retenue. Sinon, je chante du gospel et fais partie d une chorale. Quand j ai perdu ma mère, j ai cherché un sens à ma vie et c est là que je l ai trouvé. C est plus qu une passion quand je chante, j ai l impression d être ailleurs. Ça me permet de faire jaillir mes émotions alors que je dois les contenir, usuellement. Mon travail m oblige à être carrée et rigoureuse alors que je suis quelqu un de très empathique et avec le gospel, ça peut se déployer. Je répète 3 fois par semaine. Ma fille aînée en fait aussi, elle s accompagne au piano. Elle veut être vétérinaire ou Miss France. Celle qui a 6 ans, elle a davantage une fibre sociale. Ça me ferait plaisir, j avoue. Puis j ai une autre passion : l organisation de mariage. J aime faire des verrines et des tartelettes à la chaîne. Pour le mariage d une amie, j ai réalisé 4500 pièces, avec des copines. Je me suis occupée du vin d honneur de A à Z, j ai commandé les dragées et plié les serviettes, etc. À la fin de l année, je partirai aux États-Unis pour comprendre comment ils fonctionnent, là-bas. J ai pris contact avec des wedding-planner via des blogs spécialisés, je les suivrai dans leurs pérégrinations. Pour voir. Je travaille avec des humains, je ne peux pas être complètement neutre. Je ressens les émotions de mon interlocuteur. Je me mets à leur place car sinon je passe à côté de leurs préoccupations. Je me sens utile mais parfois j en ai marre. Page 5/6

J avais des rêves que je n ai pas pu réaliser. Il n y a pas que des bonnes situations. Heureusement, les rapports humains effacent toutes ces frustrations. J ai tendance à m oublier et j ai envie de penser à moi ; je m autocensure dans mes rêves, sinon. Quand je flanche, mon mari est toujours là pour me dire : «Je te tire mon chapeau. Ton boulot, je ne pourrais pas le faire, tu ne t en rends pas compte.» Non, je ne m en rends vraiment pas compte. Page 6/6