Les drones armés : l autre histoire de l aviation de combat TRIBUNE n 550 Philippe Wodka-Gallien Institut français d analyse stratégique (Ifas), auditeur de la 47 e session nationale de l Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), Armement économie de la Défense. Le concept de drone armé est ancien, mais ce n est que récemment qu il a acquis sa maturité technologique et opérationnelle. Comme tous les drones, le drone de combat se distingue du missile au sens qu il ne fait pas impact sur une cible, mais, à la différence du drone de renseignement, il sait délivrer un armement, dans le cadre d une mission offensive ou défensive. Occupant le devant de l univers militaire depuis le 11 septembre, les drones armés sont le résultat de concepts imaginés pourtant dès 14-18! En ce domaine, Royaume-Uni, États-Unis, et France se présentent déjà comme des pays pionniers. Dès 1918, la Marine nationale veut exploiter les débuts de la télémécanique, à savoir le pilotage à distance de plans aérodynamiques, en vue de développer un avion téléguidé armé d une torpille. Quant à l avion de combat sans pilote, toujours au stade expérimental, il nous porte vers les horizons futuristes. À noter que le drone a un statut aérien particulier, puisqu il relève du MTCR (Missile Technology Control Regime), une règle internationale sur la prolifération des technologies de missiles. Le drone armé, une idée à l origine du missile Au sortir de la Première Guerre mondiale, l idée se concrétise sous la forme de biplans télépilotés armés d une torpille, avec pour mission de frapper au loin les navires ennemis. L idée est donc bien à l origine du missile. En 1936, l US Navy lance le projet N2C-2, un biplan Curtiss télécommandé porteur de bombes. Arrive la Seconde Guerre mondiale. L épisode est désormais de tous les livres sur les drones et nous conduit dans le Pacifique, auprès du Special Task Air Group-1 qui met en œuvre des bimoteurs Factory TDN-1, des bombardiers légers télépilotés de l US Navy. Quatre de ces engins décollent des îles Salomon en juillet 1944 pour frapper des navires japonais. Ils font but sur les cargos Yamazuki et Maru, et 46 engins interviendront en 1944 au dessus de Guadalcanal. À la fin de l Axe, les Alliés récupèrent un important tribut : V1, V2, Fritz-X, Rheintochter, Henshel 293 et autre Feuerlilie. www.defnat.fr - 03 juillet 2014 1
Le missile s impose alors dans les arsenaux de la guerre froide, tandis que les avions télépilotés sont cantonés à un rôle très secondaire : cibles pour l entraînement de l artillerie sol-air et recueil de particules dans le nuage des explosions nucléaires. Les résultats prometteurs du Firebee, ancêtre des UCAV Le Vietnam amène au moins trois armements destinés à prendre une position majeure dans l action conventionnelle future : l autoprotection guerre électronique des avions d armes contre les missiles sol-air, les armements air-sol guidés par laser (cela donnera la bombe Paveway, et en France l AS30 Laser), mais aussi les drones de reconnaissance. À San Diego, l industriel des drones de l US Air Force, Teledyne Ryan reçoit de son client un programme de transformation de ses BQM-34 A Firebee de reconnaissance en drones armés. L engin a rempli bien des services au Vietnam dans la recherche de site de missiles sol-air. Il embarquait alors une caméra ou un capteur Elint (Electronic Intelligence). Testés en version armée, les Firebee étaient lancés d un C-130 Hercules modifié (DC-130) comme les engins de reconnaissance. Le 1 er essai, le 14 décembre 1971, est le fait du 6514th Test Squadron de l US Air Force : il prévoyait le tir d un Maverick, le missile téléguidé frappant directement sa cible au sol. En DC-130 avec deux BQM-34 A Firebee (Source : US Navy) février 1972, l exploit est renouvelé avec un Studdy Hobo électro-optique. Sa panoplie ajoute des armes guidées laser Paveway et des bombes Mk-81 et Mk-82. Chaque drone emporte une munition sous chaque aile. En avance sur son temps, cet ancêtre de l UCAV (Unmanned Combat Air Vehicle) aurait eu pour mission de détruire les sites de missiles sol-air. La résistance des aviateurs et la nécessité déjà de limiter les dépenses de défense le choc pétrolier est passé par là ont alors raison en 1974 de ce projet, malgré des résultats prometteurs. La mission de Suppression of Enemy Air Defense, restera donc dévolue aux équipages de Phantom Wild Weasel armés de missiles Shrike. L abandon du BQM-34 A souligne bien la difficulté de l arbitrage entre UCAV et avions de combat dotés de missiles. Ces efforts apportent d importants progrès en avionique, alors qu une nouvelle révolution dans les affaires militaires, celle de l électronique 2
TRIBUNE et de l informatique, amène en ces années 1970 la rupture technologique nécessaire à l émergence des drones. La guerre électronique donne un nouveau souffle aux drones, comme acteurs des combats aériens. Les bombardiers B-52 du Strategic Air Command font appel à de petits missiles pour leurrer les radars soviétiques : les ADM-2C Quail restent en service jusqu en 1972. Le principe est repris pour les manœuvres de déception des défenses sol-air. Les forces de Saddam Hussein en font les frais durant la guerre du Golfe de 1991. L US Air Force déploie dans ce but des dizaines de BQM-74C Chukar pour couvrir les premières vagues d attaque de F-117. La guerre électronique sur drones a clairement contribué à la crédibilité des forces nucléaires, avant de consolider celle de l arme aérienne offensive. Des engins de reconnaissance et d attaque En ces années 2010, les drones armés ont pris la forme de systèmes de renseignement à grande autonomie de type RQ-1 Predator que l US Air Force choisit de doter en missiles antichar Hellfire. Construits par General Atomics, les Predator, s illustrent dès 1992 dans les Balkans. Basés à Indian Springs (Nevada), à 65 km au nord de Las Vegas, ils sont regroupés dans deux, puis MQ-1 Predator (Source : US Air Force) trois escadrons de reconnaissance. C est de là que décollaient, déjà, dans les années 1950, des QF-80, version télépilotée du T-33, pour la collecte des radio-éléments dans l atmosphère suite aux explosions nucléaires plus au Nord au Nevada Test Site. Là encore, l US Air Force écrit une nouvelle page de l histoire des drones. Le 16 février 2001, un Predator réussit le tir expérimental d un Hellfire sur le Nellis Air Force Range. MQ-9 Reaper (Source : US Air Force) Ils sont rejoints par un engin plus puissant, cinq fois plus imposant le RQ-9 Reaper, désigné aussi Predator B. Engin de 5 tonnes, turbopropulsé, le Reaper peut emporter jusqu à 3
deux bombes Paveway de 125 kg. Le 20 juin 2005, Indian Springs, terrain auxilliaire de Nellis AFR, change de statut et devient Creech Air Force Base. Par la suite, les bases d Holloman, d Eglin et de Cannon accueilleront, elles aussi, leurs escadrons de Predator et de Reaper. L Europe réagit avec ce dont elle dispose : les drones tactiques, des engins plus modestes utilisés uniquement par les armées de terre pour l observation. En France, Sagem (Safran) reçoit de la DGA une étude d intégration de missiles légers sur drones. La perspective est présentée à l occasion des salons Eurosatory 2002 et 2004. Le résultat est aussi obser vé sur le Champ-de-Mars à Paris lors des journées Nation- Défense de septembre 2005 : deux engins antichars Spike sont fixés sous un Sperwer. Le drone est similaire à ceux que le 61 e Régiment d artillerie déploie pour des missions de reconnaissance et de guidage des tirs d artillerie ou d hélicoptères, Sperwer, SDTI du 61 e RA (Source : Sagem) une vocation démontrée en Afghanistan de 2008 à 2012. L autrichien Schiebel, de son côté, a fixé des roquettes laser (développées par TDA, filiale de Thales) sur le Camcopter (un «drone hélicoptère» léger), configuration exposée au Salon de Farnborough de 2008. En ces années 2010, les projets de drones armés Made in Europe sont en suspend. Avions de combat sans pilote La formule de l avion de combat UCAV réapparaît en novembre 1994, vingt ans après le Vietnam. Il s agit d engins offensifs conçus pour frapper en territoires hostiles face à des défenses aériennes sophistiquées. Sur la base des enseignements de Tempête du désert, la décennie 1990 s y prête particulièrement : révolution de l information, «digital battlefield», furtivité, concept zéro mort, frappe de précision. On les redécouvre dans l étude New World Vista du Scientific Advisory Board, le think tank de l US Air Force. Faisant l objet d une importante publicité dans la presse de défense (Aviation Week), ce travail prospectif est illustré de dessins d engins sans pilote futuristes armés de bombes guidées. Aux formes furtives, il s apparente à des F-117 automatiques armés de bombes guidées. L idée renvoit aussi à l avion de recherche HIMAT de Rockwell que la NASA avait testé à Edwards entre 1979 et 1983. Suite à New World Vista, Lockheed Martin, Boeing et Northrop Grumman se lancent dans les UCAV, et c est ce dernier qui l emporte avec le X-47 Pegasus. L engin est testé sur porte-avions, l USS George H.W. Bush, en décembre 2012. Le 10 avril 2014, il effectue un vol de nuit. Son autonomie est importante : 4 000 km. Les images ne sont pas sans rappeler les lancements de 4
TRIBUNE HIMAT exposé au Integrated Support Facility at NASA s Armstrong Flight Research Center et HIMAT en vol en 1980 (Source : NASA) missiles de croisière Regulus à charge nucléaire que l US Navy déploie sur porteavions entre 1955 et 1964 (également tirés en surface depuis des sous-marins). Dans un contexte budgétaire contraint, Dassault Aviation propose en 2004 le projet Neuron. Il s appuie sur une première réalisation ; le Petit Duc, un démonstrateur de taille réduite. Maître d œuvre unique (la DGA lui confie 400 M pour ce programme), architecte de l ensemble, Dassault, est en position pour fédèrer les compétences au niveau européen : le Neuron est ainsi largement ouvert aux industriels venant de Suède, d Italie, d Espagne, et de Suisse. Saab participe à la conception générale. Alenia s investit sur le système d arme, Ruag sur la souflerie et les supports d armement. En France, le moteur est fourni par Neuron (Source : Dassault) Snecma, le train par Messier (Safran), Thales apporte la data link. Depuis l Espagne, Airbus (Casa) contruit la station sol et les ailes, Le nouveau démonstrateur effectue avec succès son premier vol le 1 er décembre 2012. Le 12 avril 2014, Dassault fait voler dans le ciel de Méditerranée une formation composée d un Falcon 7X, d un Rafale et du Neuron. Une très belle image qui symbolise parfaite- ment la maîtrise technique du bureau d étude de la marque française. Toutes les grandes nations aéronautiques sont mobilisées sur des projets d UCAV. Au salon aéronautique MAKS à Moscou de 2007, MiG dévoile le Skat, («raie» en russe). BAE Systems est présent avec le démonstrateur Taranis. Soucieuse de son prestige aéronautique, la Chine montre son intérêt pour le concept. Conçu par Shenyang Aircraft Company, fabriqué par Hongdu Aircraft Industries Corporation, le Sharp Sword effectue son premier vol le 20 novembre 2013. Objets charismatiques du début du XXI e siècle, les UCAV partagent tous une forme en aile delta enveloppant un fuselage arondi surmonté d une 5
entrée d air. Tous emporteraient des armes guidées logées en soute, solution qui permet de garantir leur discrétion radar jusqu à l instant où les armements sont délivrés. Bilan et perspectives Suite au 11 septembre, les drones américains dévolus jusque-là au renseignement sont armés pour l Afghanistan et l Irak. Sur un théâtre où la supériorité aérienne est assurée, Predator et Reaper s imposent alors en situation de guérilla face à des menaces asymétriques. Le 6 novembre 2002, au Yémen, un Predator tire son Hellfire sur une voiture, à son bord six membres d Al-Qaïda. Le raid vient en riposte à l attentat contre le destroyer USS Cole, un an plus tôt. Qu en est-il dix ans plus tard? Dans son livre Histoire des drones, le capitaine Océane Zubeldia dresse un bilan contrasté. Selon la New American Foundation citée dans son livre, les frappes de drones auraient causé la perte de 1 667 à 2 614 personnes, dont 20 % de civils. Mais, d autres études montrent que les drones auraient permis à l inverse de réduire les dommages collatéraux, en réduction de moitié. Au final, les drones armés ont le soutien du président Obama, et ils ont été employés au-dessus de la Libye en 2011, notamment pour frapper des batteries de missiles sol-air SA-8. En 2014, ils représentent aux États-Unis une force considérable de plus de 250 appareils, 300 Reaper étant encore en commande! Quant aux UCAV, le concept est toutefois loin d être encore consolidé. On peut l imaginer comme l instrument d une entrée en premier sur un théâtre dès lors que la supérioroté aérienne n est pas encore garantie. Et là, dans un contexte de restrictions budgéaires, l UCAV est concurrencé par des armes de précision air-sol tirés d avions, comme le missile de croisière. L objectif reste la satisfaction des objectifs de la politique de défense. Dans cet univers, le Predator C Avenger de General Atomics, en cours d évaluation, se présente comme une solution de compromis : propulsé par réacteur, 16 heures d autonomie, il accueille une charge de renseignement et de l armement. Vecteur de supériorité technologique, l UCAV, comme le drone en général, porte aussi une forte charge psychologique, ce qui n est pas le moindre de ces atouts. Le drone de combat futur ne se résumera pas, dans les décennies prochaines, à des géants du ciel télépilotés armés de missiles tactiques ou stratégiques. L exercice d anticipation Hollywood nous en a déjà donné un aperçu nous invite aussi à imaginer pour le futur des essaims de nanodrones de combat, aptes à neutraliser leurs cibles, véhicules ou personnel, comme de mini-missiles ou de mini-bombardiers. 6
TRIBUNE Éléments de bibliographie Unmanned vehicles. The concise global industry guide ; juillet 2013, Shephard. Guillaume Steuer : «Drones de combat. L Europe cherche sa voie» in Air & Cosmos n 2329 ; 5 octobre 2012. Océane Zubeldia : Histoire de drones ; Éditions Perrin, 2012 ; 238 pages. Jean-Christophe Damaisin d Arès : Drones. Acteur incontournables de notre avenir? ; Éditions L esprit du livre, 2011 ; 122 pages. Philippe Wodka-Gallien : Dictionnaire de la dissuasion ; Marines Éditions, 2011 ; 378 pages. Philippe Wodka-Gallien : «Dans le nid des Predator» in Air Zone Magazine n 32, mars-avril 2001. Hugh Mc Daid et David Oliver : Smart Weapons. Top secret history of remote controlled airborne weapons ; Barns & Noble books, 1997 ; 208 pages. Alain Pelletier : «Les Interstate TRD» in Le fanatique de l aviation n 286, septembre 1993. 7