Street art 2.0 : évolution d un art ou nouvelle forme d expression? FLORE GERAC - 09/12/2015 Dans le registre de l art, l arrivée d internet et des technologies numériques ont bousculé les codes, changé les habitudes et élargi le champs des possibles. De cette innovation technologique majeure est née une nouvelle génération d oeuvres et d artistes qui a également touché l univers du street art. A l heure actuelle, de plus en plus d outils digitaux sont crées et rendus accessibles pour tous, permettant de réaliser des oeuvres virtuelles en milieu urbain. Ces applications et autres dispositifs tels que Picturae 2.0, Water Light Graffiti ou encore le street mapping, permettent d associer plusieurs disciplines artistiques, mêlant à la fois graphisme, vidéo, projection, animation mais également le piratage informatique et l électronique. De plus, les innombrables possibilités qu offre le web en terme d accessibilité, de partage et de participation collaborative, ainsi que le développement considérable de l open source 1 sur la toile ont révolutionné le street art. Painting with lights Philippe Echaroux, 2014, Marseille 1 Open source désigne un logiciel dont le code source est accessible au grand public, permettant la création de produits dérivés et favorisant le travail collaboratif.
Le collectif Graffiti Research Lab en est la preuve, il est à l initiative de nombreux projets innovants. L une de leur création la plus significative est l outil Eyewriter. En collaboration avec les membres du FAT1, Openframework et les communautés Ebeling Group, ils se sont associés au graffeur américain Tempt One, atteint de la SLA2 en 2003. Cette maladie paralyse tout son corps, exceptés ses yeux. L équipe s est donc lancée dans la création d un outil à faible coût, disponible en open source, permettant aux patients victimes de la SLA de dessiner en utilisant simplement leurs yeux, grâce à un système d eye-tracking. Une révolution, tant pour les artistes pour les patients atteint de la maladie. Les techniques du street art ont donc connu un changement significatif depuis ses débuts. Ici, il s inscrit parfaitement dans l ère du numérique en utilisant des outils digitaux et internet, tout en gardant ses techniques de base à savoir les bombes de peintures et autres médiums graphiques. L ancrage du web dans les pratiques du street art a modifié la manière dont les artistes conçoivent leurs créations, au point que la trace électronique devienne aussi importante que l oeuvre in situ. Des artistes contemporains se sont parfaitement adaptés à la situation en s appropriant le web comme support essentiel de leur travail. 1 2 Free Art Technology Scélorse Latérale Amyotrophique, maladie touchant les neuronnes moteur. Eyewriter Tempt One, 2009, Los Angeles
Inspiré des oeuvres du peintre et vidéaste italien Blu et de ses impressionnantes animations peintes sur les murs, l artiste Insa a radicalisé la tendance en inventant un graffiti conçu pour être vu exclusivement sur le web, sous forme d un gif animé, baptisé Gif-iti. Pour réaliser ses oeuvres, l artiste peint une première fois sur un mur puis repeint par dessus à plusieurs reprises en apportant des modifications. A chaque étape, il photographie sa création puis assemble les images pour créer un montage vidéo en stop motion. Une fois en ligne, le mur s anime et «prend vie». Ce concept de street art animé, dont l existence est inhérente aux outils numériques et au web, nous amène à nous à interroger sur le rapport entre l oeuvre et le support et sur l avenir de ce dernier dans notre culture visuelle. Online love (Gif-iti) Insa, 2013, Newcastle QRadio Sweza, 2012, Berlin Suivant cette même idée de mélanger l art urbain et les technologies numériques, l artiste berlinois Sweza réalise ses oeuvres à partir de QR codes. Le street art devient alors interactif, impliquant l utilisation d un smartphone pour découvrir ce qui se cache derrière ses codes barres en deux dimensions. Jouant sur l éphémérité des oeuvres de l art des rues, l artiste les photographie avant leur disparition puis colle un QR code à l endroit même où elles se trouvaient. Ainsi, lorsqu un promeneur flashe le code, le graffiti anciennement présent sur le mur apparaît sur son écran. De ce fait, les oeuvres urbaines deviennent pérennes sur la toile et peuvent être consultées à tout moment. Depuis plusieurs années, ces codes se sont multipliés dans notre espace visuel, notamment sur les publicités que Sweza s amuse à hacker, substituant aux codes commerciaux ses propres codes artistiques. L artiste est allé plus loin dans sa démarche, intéressé par ce dispositif qui lie l espace réel et l espace virtuel. A partir d une image de ghetto-blaster collée sur un mur, Sweza y a intégré un QR code qui, lorsqu il est flashé, renvoie vers une cassette diffusant une playlist de musique hip hop.
Si certains street artistes ont intégré le web dans leurs pratiques artistiques, d autres se sont lancé dans la création de logiciels pour réaliser leurs projets, devenant des outils à part entière de l art urbain. Graffiti Analysis 3.0 est un vaste projet autour de la notion de mouvement et de déplacement dans l univers du graffiti. Ce logiciel, crée par Evan Roth, a pour but de créer une visualisation virtuelle des gestes souvent invisibles impliqués dans la création d un tag. Les données des mouvement sont enregistrées, analysées et archivées sous forme de fichiers Graffiti Markup Language (.gml), format de fichier libre universel, stockés dans une base de données en ligne ouverte 000000book.com. Ainsi, les artistes partagent et mettent à disposition les représentations analytiques de leur style graphique. Graffiti Analysis est un projet open source disponible en ligne gratuitement sur les différents systèmes d exploitation existants. Les graffeurs sont invités à capturer et partager leurs propres tags tandis que les programmeurs informatiques sont incités à créer de nouvelles applications et visualisations de données toujours plus performantes. Le développement de Graffiti Analysis a provoqué un réel engouement des artistes et des concepteurs. Depuis son lancement, de nombreuses applications compatibles avec le format GML ont été produites et plus de 10 000 tags ont été téléchargés sur la base de données. Tout comme Martha Cooper qui a mis en place un archivage des graffitis sur le film et Henry Chalfant qui en a fait de même dans la vidéo, Graffiti Analysis a l intention de faire un archivage des graffitis dans le code. Le projet vise à construire la plus grande collection au monde du mouvement street art et de réunir deux communautés partageant un système de piratage et d intérêt commun, que ce soit dans le code ou dans la ville. Ce mélange des pratiques a donné une dimension tridimensionnelle au street art qui ne revendique désormais plus l espace public uniquement mais également l espace virtuel et nos écrans. Les multifonctionnalités que proposent Graffiti Analysis 3.0 et sa mise à disposition libre en open source font de cet outil une pratique désormais à part entière de l univers du street art. Graffiti Analysis Evan Roth, 2010, New York
Une autre invention numérique illustre parfaitement la dimension virtuelle vers laquelle s oriente le street art : Picturae 2.0. S inspirant des techniques et des modes d expression utilisés dans la peinture, le dessin et le graffiti, ce logiciel permet une approche 100% numérique de l art urbain. Avec ce dispositif, le principe de la peinture reste inchangé, seul l outil diffère. Le geste, ainsi que le rapport physique entre l artiste et sa toile est conservé. L interface numérique se laisse oublier et offre les sensations du réel avec les possibilités du virtuel. Picturae 2.0 Keflione, 2011, Paris Inventé par les designers Patrick Suchet Taprik et Benjamin Massé, Picturae 2.0 est une installation constituée d une toile (un écran vidéo) et d une bombe de peinture virtuelle multi-fonctions. Tantôt souris, tantôt pinceau, cette bombe permet à l utilisateur de peindre et de sélectionner ou d inventer des motifs, des pochoirs et autres éléments multimédia et de les manipuler comme bon lui semble. Ainsi, l artiste peut créer ou reproduire des effets de matière, de transparence, modifier les dimensions, les couleurs, etc, directement sur l écran. La toile devient ainsi un tableau interactif. Avec Picturae 2.0, la peinture virtuelle devient tangible, les possibilités de création artistique sont alors multiples, ouvrant le champs des possibles de manière considérable et sans limite. Ces exemples et pratiques sont la preuve de l émergence d un street art nouvelle génération. Un art multimédia en pleine effervescence, au coeur de l art contemporain, jouant des barrières entre réel et virtuel, analogique et numérique.
Historiquement, culture web et street art défendent des valeurs communes, une certaine idée de la liberté d expression et du partage, une défiance des institutions et un rejet des cadres et des barrières. Le monde des hackers et crackers en est un bel exemple sur la toile. Mais la migration du street art vers les arts numériques et le web soulève certaines questions sur la nature même de cet art de rue. Les créations numériques ainsi réalisées respectentelles les fondamentaux du street art? Les oeuvres urbaines sont sensibles aux dégradations du temps, au vandalisme, et intègrent ces aspects comme des parties intégrantes. Sur le web, rien ne se perd, rien ne se transforme. L oeuvre garde un côté «neuf» qui ne correspond pas aux valeurs de l art urbain. De plus, les pratiques numériques ne laissent pas de traces tangibles et visibles, elles ne durent que le temps de la projection et n ont donc pas le même impact sur les personnes dans la rue. Pour autant, les artistes qui intègrent les technologies numériques dans leur oeuvres usent des techniques de création ancestrales, comme le dessin, la peinture, la typographie. Ils partagent la même idéologie que les graffeurs ne manipulant que des bombes aérosol et de la peinture. Le street art, comme tout mouvement artistique, évolue avec le temps, mélange les médiums, s adapte aux innovations que l ère du numérique leur propose. Le street art 2.0 n est donc pas à différencier de manière catégorique du street art traditionnel. Ce mouvement, qu il soit sur support réel ou virtuel, suit la même démarche artistique et partage les mêmes valeurs : revendication de l espace public, éphémérité des oeuvres, illégalité... Avec les technologies numériques, les artistes tendent à proposer une nouvelle expérience avec leurs oeuvres, favorisent l interaction et l appropriation du public avec celles-ci et rendent le street art accessible à tous, à la fois par les outils et par leur diffusion sur le web.