Réalité Virtuelle et applications Julien CASTET
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Un nouveau paradigme esthétique : le processus i Si on admet que l oeuvre d art se justifie par sa fonction de «témoin d une époque», la création artistique contemporaine ne peut plus faire abstraction des relations indissociables qu il existe entre les caractéristiques intellectuelles de l oeuvre et les moyens matériels qui y sont mis en jeu. Cette constatation n est pas une chose nouvelle, et depuis longtemps les matériaux utilisés pour la peinture ou la sculpture, font partie de la réflexion liée à l observation de l oeuvre. La nouveauté est dans la relation que l observateur entretient avec elle, en tant qu objet. Alors que la bienséance voyait d un mauvais oeuil le contact physique avec l oeuvre, désormais notre rapport à celle ci est multisensorielle. Les dernières recherches sur le fonctionnement de nos schémas psychomoteurs, on établit la complémentarité qu il existe entre les diverses modalités. Aujourd hui l observation la plus complète n est plus seulement visuelle, elle est également tactile ou sonore. Cette prise de conscience a bien sûr fait des «nouvelles technologies», un moyen inépuisable d assouvir les inspirations les plus folles. Et même si «L Art, et les Technologies sont pris dans ces courants de l histoire qui séparent les hommes et les femmes, les riches des pauvres, les intellectuels des manuels, les producteurs des spéculateurs et qui ne s accordent que sur le point de transformer tous les individus en consommateurs»[longavesne], de multiples musées d art contemporain ont désormais ouvert leurs portes aux arts technologiques. Une question légitime serait de savoir comment définir les arts technologiques. Si l on considère l étymologie du terme «technologie», qui se trouve être en relation directe avec le terme «outil», il est difficile de nommer un art comme étant non technologique. Hormis la création basée sur l égomotion comme la danse, les outils comme le pinceau et la toile, le burin et la pierre ou encore le papier et le crayon constitue bien une technologie. L art dit «technologique»n est donc qu une nouvelle expression justifiée par le bouleversement à court terme de nos outils dans le processus de création. Dans ce contexte, il faut comprendre «arts technologiques»comme un raccourci de l appellation complète qui serait : l art usant des nouvelles technologies. En effet ce mouvement créatif regroupe un grand nombre de créations extrêmement différentes dont le seul point commun est le signal électrique. L apparition du signal électrique dans les outils à notre disposition pour créer, a eu pour conséquence, la nécessité d une réflexion fondamentale sur notre perception. L affordance que l on attribue aux outils traditionnels, est dans le cas des nouvelles technologies complètement inexistante. La rupture énergétique présente dans les outils électriques 1 se révèle être un obstacle à nos fonctionnements psychomoteurs. Aujourd hui l interactivité des oeuvres a trouvé dans ce problème, une inspiration qui se joue, au moyen d installation, du comportement psycho-cognitif humain. Dès les années 1910, Duchamp affirme que l observateur devient actif, qu il achève l oeuvre d art. Il s agit d une idée plus que jamais encrée dans la réalité de la création actuelle, la reception devient une partie de l oeuvre en elle même. L oeuvre technologique entraîne donc l observateur à agir pour percevoir. Le sens du toucher ou TPK (tactilo-proprio-kinesthésique) est le cas typique qui illustre, dans le fonctionnement même de notre corps, la réelle pertinence des boucles action/perception. Ce sens qui vient donc s immiscer dans le rapport à l oeuvre, ouvre la porte à de multiples expériences dans le domaine technologique. Les artistes vont donc jouer de cette nouvelle modalité à travers laquelle toutes les émotions sont imaginables. Leroi Gouhran soulignait que notre évolution était caractérisée par deux développements, la bouche pour le langage, et les membres superieurs comme organe de préhension. L art technologique permet donc une approche de l oeuvre sous ces deux pôles, les propriétés tactiles et les propriétés abstraites Et même si cette scission est celle d un cas particulier, Mondrian a bien généralisé le problème en ces quelques mots :«La pure vision plastique doit édifier une nouvelle société... Ce sera une société fondée sur la dualité équivalente du matériel et du spirituel, une société faite de rapports équilibrés» 1 qu ils soient analogiques ou numériques
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Modulation du temps, les pieds sur les pédales iii L installation que je présente ici est en cours d élaboration, son principe est schématisé sur la figure qui suit. Son principal objectif est de mettre l observateur à contribution, dans une situation aussi banale que celle d un vélo, et de jouer de ses habitudes dans un but différent. Il s agit d un vélo d intérieur, face à un écran et des hauts parleurs, l observateur pédale et ainsi contrôle la vitesse de lecture des vidéos qui passent sur l écran. Mon travail a couvert les domaines de l électronique nécessaires aux acquisitions, le traitement du signal et le mapping effectué au moyen de l environnement MAX MSP. Voici le schéma fonctionnel de l installation : Fig. 1 Le travail s est divisé en trois parties, la première a consisté à mettre en place le potentiomètre (voir figure 2) sur le vélo afin de recueillir la vitesse de rotation de la roue. J ai donc adapté à l aide d une pièce de dynamo, le potentiomètre en créant une surface de contact permettant de suivre d une manière satisfaisante l évolution de la vitesse. Il a également été nécessaire d effectuer quelques manipulations afin d adapter les connexions des capteurs aux entrées de la carte d acquisition (voir figure 4). Fig. 2 Potentiomètres rotatifs et linéaires Le fonctionnement des connections entre le capteur et la carte d acquisition est le suivant. Il s agit d un pont diviseur de tension qui au moyen d une résistance variable (le capteur), fait varier la tension à l entrée de la carte d acquisition. (voir figure 3) La carte se caractérise en sortie par un flux de données MIDI qui sont entièrement prises en compte par l environnement de programmation graphique MAX-MSP-JITTER. Ce dernier est un environnement dédié à la création audio et vidéo particulièrement adapté au temps réel, il dispose de moyens préétablis, sous la forme de modules programmés en C++ appelés externals, permettant de manipuler ces données numériques MIDI 2 2 Plus précisément MAX a pour but de manipuler ces données MIDI, MSP de traiter les données d un signal audio numérique et JITTER l extension dédiée aux vidéos
iv Fig. 3 Fig. 4 Convertisseur Analogique Numérique
Le programme mis au point pour cet installation comporte deux grands objectifs. Le premier est le contrôle de la vitesse de lecture d une vidéo et le second est la stabilité de cette lecture. En effet le flux de données reçu par l ordinateur, est soumis à des micro-variations, dues aux variations inévitables du pédalage. Le premier objectif est rapidement atteint, JITTER comporte un module permettant un contrôle immédiat de ce paramètre (voir figure??). Le second a nécessité la mise au point d un programme qui établit des seuils de valeurs à l origine d une certaine discontinuité dans la vitesse de lecture mais qui permet d avoir une stabilité indispensable. Il faut également noter qu une adaptation optimisée des échelles de valeurs a été mise en place pour profiter au mieux des performances du convertisseur ADC, dont voici les caractéristiques : v PERFORMANCES Tab. 1 Caractéristiques de L ADC Nombre d entrée 32 Resolution 12 / 7 bits Tension d entrée 0 à 5 VDC Courant d entrée 30mA max Rapport signal/bruit 78dB / 56dB (12 bit mode / 7 bit mode) Nombre de Sortie digitale 8 Resolution 1 bit Tension d entrée 0 à 5 VDC Courant d entrée 30mA max FREQUENCES D ECHANTILLONNAGE(Hz) Nombre d entrée utilisée 1 2 4 8 16 24 32 12 Bit mode 200 180 160 140 75 55 50 7 Bit mode 225 195 175 160 95 70 65 Mon installation qui nécessite une seule entrée, permet d obtenir une fréquence d échantillonnage de 200 Hz ou de 225 Hz. Pour obtenir une réelle sensation de modulation continue de la vitesse de lecture, et en prenant en compte l obligation d établir des seuils, j ai préféré opter pour une résolution de 12 bits, autrement dit des valeurs entières comprises entre 0 et 1024. Les tests à posteriori ont justifié ce choix. Fatigue et Images La travail s est terminé par l enregistrement de deux vidéos servant de «matière première»à mon installation. Mon but étant de procurer à «l utilisateur»la sensation de maîtriser l échelle temporelle, la vidéo devait être caractéristique du temps qui passe. Etant donné la taille importante d une vidéo de durée trop élevée, j ai décidé dans un premier temps d utiliser un moyen bien connu de la création vidéo qui consiste à filmer deux secondes d un plan fixe toutes les trente secondes. Le plan est fixé sur un immeuble qui s élève au dessus de plusieurs toits. L évolution du paysage, comme la neige qui se dépose, le ciel qui se noirçit ou les fenêtres qui jouent une composition de lumière, donne à l utilisateur une sensation globale de curiosité assouvie qui, habituellement, est plutôt freinée par le temps qui s écoule lentement. La fatigue qui émerge de l utilisation du vélo, est la conséquence de cette curiosité. La personne garde une fois terminée, la trace de cette expérience, au moins quelques minutes. L oeuvre ne se résume donc pas uniquement par la mise en mémoire de représentations mentales, le mélange des sensations physiques et des images perçues laisse aux personnes une autre forme de souvenir. Il est question d une expérience personnelle dont chacun est le générateur.
vi Fig. 5 Interface de l installation
vii Dans une seconde vidéo, une manifestation de lycéens de Grenoble est filmée d un balcon, on y voit de nombreux étudiants passer devant l objectif. La multitude de personne transmet une réelle implication de l utilisateur. L effort physique comme moyen de partager, de participer, de créer un soulèvement humain. Contrairement à la première, cette vidéo plonge l utilisateur dans un environnement virtuel, et le sentiment de responsabilité qui émerge du fait que seul, le mouvement de ses pieds, peut témoigner de ce moment relativement bouleversant. L utilisateur qui peut s approprier un devoir de mémoire, partage la marche collective. D une manière générale, outre le caractère personnel de l expérience, l environnement dans lequel peut se dérouler une telle installation, implique la présence de diverses personnes. L utilisateur peut donc s engager dans une réelle représentation artistique, et, dans une optique de communication, s approprier l oeuvre pour en transmettre sa propre vision. Conclusion et perspectives Pour l instant, le son ne se différencie pas de l évolution de l image, et sa lecture est modulée de la même manière. Mais pour accentuer l appropriation de l oeuvre, j envisage d introduire une table métallique sur laquelle sera ajusté le pédalier du vélo. Par son intermédiaire et grâce à des films piézoélectriques captant toutes les interactions imaginables (percussion, frottements...), le son sera modulé en fréquence et en amplitude par l intermédiaire d un programme MSP. La présence d une table permettra à chaque spectateur de prendre place au côté de l utilisateur (celui qui pédale) et de l accompagner dans son expérience. L installation prendra alors un caractère sociologique, à travers un processus de création peu répandu (sauf en musique) mais tellement jouissif, la création collective. Pour ma part, les arts technologiques ont un grand rôle à jouer dans l existence de ces oeuvres, qui offrent aux publics un processus de création préétabli. J imagine ces nouvelles oeuvres comme un environnement où chacun trouve «l intérêt»vers lequel son passé cognitif et culturel l entraîne. Il ne faut pas y voir un rejet de l inconnu, qui habituellement fait l originalité d une oeuvre, car chaque installation pourra s appuyer sur ce chemin sécurisé que chacun tracera pour en créer les raccourcies et les impasses qui justifieront son unité.