Le sociographe, 1, 2000 / 69 Alain Bertin Le chalet Educateur technique spécialisé, j ai entamé avec un groupe d adolescents dont certains présentent des troubles psychotiques ou autistiques, une expérience de construction de leur cadre d apprentissage. Au travers du parcours de Sophie, on repère l importance de cet espace qui se crée : espace de travail, espace de rencontre, espace de médiation qui participe à son ouverture vers l autre. «C est le Marin qui fait ça». Aujourd hui le vent de la Méditerranée a plaqué les bancs de brumes sur la terre du golfe du Lion. Le Mont Saint Clair, fierté des Sétois, a été avalé et les vignes de muscats, sous la couverture de brouillard, se débarrassent de leurs dernières feuilles. Novembre se termine. La terre du jardin se remet à peine de la brûlure de l été et les petites crevasses de sécheresse ont disparu avec les premières pluies de l automne. Il fait humide. Les enfants et les éducateurs de l Institut Médico- Educatif se sont réfugiés dans les locaux. Notre petit groupe est resté au milieu du jardin pour alimenter un feu qui brûle depuis une heure déjà : les jardiniers sont au travail. Il s agit de brûler les herbes séchées, les morceaux de bois qui ont servi pour tuteurer les tomates, les cagettes qui ont servi à ramasser les légumes, les branches mortes du vieil arbre abattu au printemps. Nous nettoyons le terrain avant le premier labour. Je jette une poignée d herbes vertes dans les flammes. La fumée nous enveloppe, les yeux piquent. Cyril tousse un peu, puis se met à rire la tête penchée sur le côté, une main en avant. Le silence revient. A quelques mètres de là, Sandra se balance en regardant le feu du «coin de l œil». Je l encourage à s approcher.
/ 70 «Non»!, Elle aussi se met à rire. Jean se rapproche un peu. Il tient du bout des doigts une minuscule brindille. «Tu veux la jeter?» Approbation. Le bras tendu au maximum, la tête rejetée en arrière, il s avance. Il a peur. Là où cela me paraît facile, évident, lui n est sûr de rien. Finalement, la brindille tombe juste en bordure du feu. Il saute en arrière en se mordant la main. Je l encourage à recommencer, puis je me mets à parler. J explique une nouvelle fois ce que nous sommes en train de faire, le feu, le nettoyage, les projets de plantations, le contrat passé avec le centre d aide par le travail pour la production de plants de légumes, ce qu il va falloir faire pour y parvenir, les difficultés qui nous attendent. Je parle de l atelier en bois, dont nous venons juste d achever la construction et des vestiaires qu il faut modifier. Tout en alimentant le feu, je parle de la pluie qui nous mouille mais qui nourrit les plantes, du soleil qui va revenir. Des préoccupations de jardinier. Je donne des mots à prendre. Parfois, Sandra répète en écholalie un morceau de phrase. J accroche, je lui parle. Le silence de nouveau. Cela fait 5 ans que je suis éducateur technique spécialisé dans cet IMPRO (Institut Médico-professionnel) prés de Sète. J encadre, par demi-journée, des petits groupes d adolescents et jeunes adultes dans une activité de maraîchage et d aménagement d espaces verts. Ils ont entre 14 et 20 ans. Tous présentent une déficience intellectuelle profonde ou moyenne et des difficultés de repérage spatio-temporel. Certains d entre eux montrent des symptômes autistiques et donc un fort déficit de leurs capacités à communiquer. Ils n ont pas ou peu accès au langage verbal et manifestent un repli sur eux-mêmes qui rend la rencontre difficile. Face à une sollicitation nouvelle, la plupart de ces adolescents adoptent une attitude défensive ou totalement passive. Ils peuvent difficilement se mettre au travail et si on insiste, ils renoncent rapidement à l activité. Comment apprendre? (1) (1) Sur ce sujet, on peut se reporter à Meirieu, 1995. Lorsque j ai débuté ce travail d éducateur technique ma question était : quels moyens pédagogiques puis-je utiliser pour permettre à ces adolescents d entamer un processus d apprentissage, compte tenu de leurs difficultés notamment dans le domaine du repérage spatio-temporel? Les techniques utilisées en espaces verts et maraîchage permettent d aborder les notions de repérage dans l espace, et dans le temps (Bertin, 1998). Par
Le chalet / 71 exemple, pour tondre une pelouse, on doit respecter des consignes, des règles pour faire démarrer l engin. Il faut repérer les limites du terrain à tondre et se fixer un temps pour réaliser ce travail. L inscription des adolescents dans ce genre d atelier paraissait à l ensemble de l équipe très judicieuse. J ai tenté de mettre en place un programme d apprentissage des techniques horticoles qui corresponde à leurs difficultés. Une pièce de 20 m², sombre et humide nous servait alors d entrepôt, pour les outils : elle était située à l opposé du petit jardin que nous devions entretenir. Notre cadre de travail restait donc à construire. Il fallait, pour pouvoir installer l atelier, un local agréable et fonctionnel, de l outillage (outils à mains, machines, produits phyto- sanitaires etc.). La taxe d apprentissage, qui est versée chaque année aux établissements faisant de la formation, a été, dans sa plus grande partie, consacrée à l installation de cet atelier Espaces verts. Il a alors été décidé, avec l accord de la direction, d acheter un chalet en bois de 30m² pour y installer l atelier. Une question s est posée à l équipe éducative : fallait-il faire monter le chalet par une équipe extérieure à l IMPRO ou le construire avec les adolescents? La première solution semblait la plus facile mais également la plus onéreuse. La seconde nous paraissait, dès le départ, beaucoup plus compliquée. Il fallait motiver les adolescents, les impliquer dans les travaux, assurer leur sécurité tout en réalisant nous-mêmes 80% du travail physique. C est pourtant cette option qui a été choisie. L hypothèse de travail qui a étayé ce choix fut la suivante : Le cadre de travail de jeunes ayant des difficultés de structuration, leur permet de trouver les repères sécurisants et stucturants dont ils ont besoin pour entamer un processus d apprentissage. Afin de les aider à prendre ces repères, l éducateur technique a en sa possession un moyen pédagogique : les impliquer dans la construction du cadre. Nous nous sommes donc mis au travail. Les apprentissages de Sophie Quand nous avons commencé à parler, en groupe, du chalet en bois, j ai demandé à chacun d essayer de dessiner l atelier qu il souhaitait construire. Sophie aime beaucoup dessiner. Sophie est une jeune fille de 16 ans. Elle a des beaux traits fins et des
/ 72 grands yeux bleus. Elle a souffert de ce que l on appelle un autisme infantile. Ce type d autisme, contrairement à l autisme primaire de Kanner, permet à l enfant de développer le langage, mais provoque des troubles, des bizarreries dans le comportement et l expression orale. Sophie introduit dans des phrases des mots n ayant aucun rapport avec le sujet. Elle a un discours plaqué, appris. Elle parle beaucoup. Mais cette exubérance verbale semble être un rempart. Ses phrases sont cohérentes mais ne laissent pas la place au discours de l autre. Elle adopte souvent un comportement en décalage avec les situations. Elle rit quand c est triste, demande quelque chose puis le refuse comme si on le lui avait imposé. Face à l autre, elle adopte un comportement régressif. Elle bêtifie et suce son pouce. Pour cela, Sophie est souvent rejetée par ses camarades. Elle oscille entre des moments où on ne peut pas l approcher et des moments où elle vient se coller physiquement à quelqu un. Parfois elle se coupe de ce qui l entoure et revient quelques instants plus tard. En atelier, Sophie effectue parfois des actions insensées. Par exemple, elle pousse une brouette contre un mur comme pour passer à travers. Au départ, elle refusait de me parler. Quand nous échangions un peu, c était en général pour me dire qu elle ne voulait pas venir en atelier avec moi et qu elle était contente que je parte en vacances pour ne plus me voir. Cette situation faisait qu il m était impossible de lui apprendre quoi que ce soit en atelier. Je ne savais pas comment m y prendre avec elle. La première année a été difficile pour nous deux. J étais nouveau lorsque nous avons commencé à travailler ensemble. Comme je l ai dit auparavant, les personnes présentant des troubles autistiques développent une résistance au changement afin de se protéger. Sophie était également nouvelle sur la structure I.M.Pro. Même si son arrivée avait été préparée, elle avait perdu ses repères. Elle avait retrouvé des comportements régressifs J avais été désigné référent de cette jeune fille. C est-à-dire qu avec le psychologue, je rencontrais ses parents dans le cadre du travail avec les familles. J étais celui qui devait suivre, d une façon plus globale, la conduite de son projet individuel et parfois intervenir pour essayer de résoudre des problèmes administratifs ou relationnels. Sophie a commencé à s intéresser au projet de construction de l atelier mais d une façon silencieuse. Elle boudait, mais elle écoutait. Elle a suivi avec intérêt tous les préparatifs de la construction en gardant ses distances avec moi. Il a fallu détruire un poulailler situé sur l endroit que nous avions choisi pour l installation de l atelier. Elle a beaucoup aimé ce travail de démolition et nous a aidé à évacuer les gravats et à attraper les
Le chalet / 73 poules qui étaient en fuite. Elle suivait la construction avec jubilation. Elle a essayé le vissage et le perçage des poutres et des parois. Elle a passé les lattes pour le montage du toit. Quand la porte a été placée, elle m a fait une première demande : c était d avoir les clefs. Chaque fois que nous allions en atelier, elle venait chercher les clefs et les accrochait à un clou qu elle avait planté à sa hauteur. Elle avait entrouvert une porte. A partir de ce moment, nos relations ont commencé à changer. Tout d abord, elle a accepté de venir régulièrement en atelier et a manifesté un intérêt évident pour ce qui s y passait. Elle a découvert qu elle aimait beaucoup tailler les arbres et la vigne. J ai pu passer du temps à essayer de lui apprendre à faire ce travail correctement et un dialogue a pu s installer entre nous. Parraléllement Sophie était dans une période de progrès. Elle a pris systématiquement la parole en réunion de groupe pour parler de ses rapports familiaux. Elle a fait quelques demandes en rapport avec son âge, 16 ans, ce qui montre qu elle était dans une période de maturation. Par exemple, elle voulait acheter des vêtements plus modernes. Elle a établi avec une éducatrice un contact chaleureux et elle a pu, suite à un travail de vidéo que nous avions fait ensemble et où elle avait été excellente, commencer à trouver une place dans le groupe et se libérer de cet isolement qui la faisait souffrir. Bien sûr, un grand nombre de facteurs interviennent dans ces changements. L ensemble de la prise en charge de Sophie et les interactions avec sa famille ont contribué à cette évolution. Cependant, pour ce qui est de son changement d attitude dans l atelier, j en repère le début au moment où elle commence à construire une structure, un cadre d abord imaginaire (par le dessin) puis dans le réel (elle peut le toucher, le sentir) et où elle se l approprie symboliquement en me demandant les clefs du chalet. En s investissant dans la construction de l atelier, elle a pris progressivement des repères et son attitude a commencé à changer. Sophie reste quelqu un de fragile. Elle garde ses bizarreries mais elle a grandi. Des attitudes régressives telle que le sucement du pouce ont fortement diminué. Le cadre comme médiateur Chaque jours nous sommes soumis à des changements et suivant la manière dont nous avons été armés pour y faire face, nous les vivons plus ou moins en sécurité. Pour lutter contre l angoisse, nous développons une résistance au changement. Cela peut être un signe de prudence, chez une personne
/ 74 dite normale. Mais cela peut devenir pathologique, chez les personnes souffrant de troubles psychotiques ou autistiques. Cette résistance peut empêcher toute évolution et même entraîner des comportements régressifs. Le changement, même s il est nécessaire peut donc être vécu comme extrêmement dangereux par une personne qui n est pas armée pour y faire face. Le travail délicat de l éducateur est d amener un changement chez la personne qu il accompagne sans la mettre en danger physiquement ou mentalement. Les adolescents de l I.M.Pro sont inscrits dans un cadre qui leur offre beaucoup de repères sécurisants, rassurants, structurants. Mais pour qu ils fassent des progrès, il faut qu ils changent, qu ils évoluent à l intérieur de ce cadre. Les activités qui leur sont proposées ont cette fonction de les mettre en difficulté sur des points particuliers, pour les faire bouger, les mener dans une dynamique d apprentissage. Le cadre dans lequel ils sont inscrits leur permet, jour après jour, de prendre des repères humains et géographiques. Le passage d un endroit à un autre, le changement, devient progressivement moins angoissant. La séparation, qui est une des difficultés des personnes psychotiques, peut être progressivement expérimentée dans un cadre connu. Le but de l éducateur technique est d amener les adolescents à apprendre des techniques qu ils pourront utiliser dans une vie professionnelle et dans la vie de tous les jours. Mais on ne peut pas apprendre sans l autre! Pour pouvoir nous rencontrer, nous avons besoin d un minimum de repères en commun. Dans la vie courante cela est relativement facile. Cela devient difficile lorsque les personnes que l on rencontre n ont pas de repères ou des repères très différents des nôtres comme dans le cas de la psychose et de l autisme. Le cadre d apprentissage peut alors servir de médiateur et créer cet espace de rencontre. Si cette rencontre à lieu, le travail de transmission pédagogique devient possible. Bibliographie Bertin A., Repères à prendre ou la construction d un atelier espaces-verts en IMP, Montpellier : IRTS, 1998, (mémoire) Meirieu P., Apprendre... oui mais comment?, Paris : ESF, 1995 Motsclefs apprentissage / autisme / éducateur technique spécialisé / médiateur / pédagogie